La Face proscrite

Collection Les HSE


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La Face proscrite

Postface de Christophe Dauphin
Odile COHEN-ABBAS

Poésie

ISBN : 9782912093776
108 pages - 20,5 x 13 cm
12 €


  • Présentation
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  • Du même auteur

« On pourrait parler ici, plutôt que d’un sujet ou d’une thématique poétique, de l’argument d’un ballet comprenant trois épisodes se liant rythmiquement, s’acheminant par les voies de la pensée et de l’introspection. Un mouvement glisse ainsi, se profile sur les planches de l’imaginaire, la scène sacrée des fondamentaux du corps et de l’être : le visage, une histoire brève, très arbitraire du visage à travers les siècles, les origines de la parole, les articulations premières et symboliques du verbe — j’ai choisi, pour les illustrer, les 22 lettres de l’alphabet hébraïque -, et une incursion dans la vie après la mort où des personnages surgissent par des portes mystérieuses – non pas en tutu, mais en des mues d’ombres et d’oripeaux seyants : les revenants. Les mystères de la face et du dialogue, ces fruits ouverts, offerts dans le regard de l’autre, perdus, retrouvés en troisième partie dans des partenaires transmués en fantômes, m’ont paru se compléter, donner la chair et l’esprit d’un univers, d’une recension onirique », nous dit Odile Cohen-Abbas de sa très étonnante et détonante "Face proscrite", qui se compose de trois parties : « La face proscrite », « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque » et « Les revenants ».


Odile Cohen-Abbas interroge les mains perdues dans la bataille du vivre autant que le mouvement primitif des nuits. Elle met mal à l’aise par la pierre dans la chair et l’incise du rythme du poème, mais elle éclaire, réconforte, lorsqu’elle fait rouler l’os de l’imaginaire dans la cavité du Merveilleux. Les royaumes suspendus de l’imaginaire sont des mises à nu sans trompe l’œil et la patrie d’Odile Cohen-Abbas, ainsi que son vers tiré sur un bord d’horizon, sa phrase derrière les yeux seconde – jetés dans le tronc du sommeil: il y a eu une mer, - une mer facile, possible – peut être la vraie, peut-être un mime, un ton au-dessous de tous les bleus. – Et du rêve de la mer… - nait une seconde mer.

Dans « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque », Odile Cohen-Abbas s’attaque à, thème récurrent dans son œuvre, l’Aleph Bet, l’alphabet hébraïque, qui n’est pas qu’un simple alphabet. Au commencement Dieu créa l’alphabet. Dans la tradition juive, en effet, on dit que Dieu créa le monde à l’aide des lettres hébraïques. Par la combinaison de ces vingt-deux lettres fondamentales se forma l’ensemble de la création, et c’est à partir du nom formé des deux premières lettres « Aleph-Bet », que naquit la parole. « Aleph », c’est le Un, l’Unique, l’expression simple de la divinité, contenant tout et dont tout découle. Le commencement du commencement. Les lettres hébraïques ont une valeur numérique symbolique et mystique qui est abondamment illustrée par la Kabbale.

Si Rimbaud fait correspondre une couleur à chaque voyelle, Odile réalise une prouesse encore plus grande que le Rimbe et écrit : « Je me suis concédée non pas toute la liberté, puisqu’il me fallait tenir compte de la symbolique et des éléments constitutifs de chacun de ces signes, mais une certaine forme de liberté qui est la mienne, aussi illusoire soit-elle, et à laquelle je me suis toujours efforcée. Le résultat, je l’espère, sera musical, car l’harmonique capte en elle tout le sens et les extrapolations conscientes et subsidiaires du message. » Ainsi, comme dans la tradition ou chaque lettre est un voile qu’il faut soulever pour voir apparaître son mystère. Il en va de même avec les 22 poèmes odiliens : Alèf, visions du monde gestationnelles, associées dans une coupe d’ailes, d’étincelles mélodiques, comme un essaim de golems femelles, de coursiers de lumière, d’ici doucement mortel… Alèf, dont il est interdit de capturer l’instant dans un seau terrestre, un seau d’étable, dans l’eau froide d’une prière.    

Christophe DAUPHIN

 

Je fais le poème moi-même, qui donc l’entreprendrait avec moi ?

Il a vu la Mort dans ses pariétaux – maigre la mort et maigres les couleurs de l’âme qui transitent par le corps –

Le premier macchabée de l’humanité a vu la mort dans ses pariétaux, il s’est retourné parce qu’elle-même qui le suivait, qui avait faim de son présent sans importance plus que de tout autre instant, était misomort –

Elle l’a pris de dos – pas la face, pas les yeux ! – par une faille de l’os crânien au revers des cheveux – Est-ce avec lenteur ou se sont-elles précipitées ses forces vers l’en creux des nœuds et des dénouements –

Avant d’atteindre l’ultime similitude avec le oui du néant, ce cri, ce pli de sincérité post-mortem : ce retournement – Son crâne, chrome de chrême, est un quantum dans la sciure et l’écoulement factieux d’un rêve –

Je porte à mes lèvres avec le pain et le vin, dans la matérialité du repas, un peu plus que sa mémoire : le phalène, l’attaque d’un spectre mal formé sous le derme, la rupture dans l’ordre naturel, le saut de l’âme 

*

 

Je m’emploie à faire recouvrer la santé à moi-même

Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle (un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bande perforée) - elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier

 

*

 

En elle, serpent ailé, en elle, fée amante et trahie, en elle, Mélusine maternelle, se livre la grande guerre de l’amour quand elle revient de sa nuit cosmique dans la chambre gardée par la nourrice

Il n’y a plus de graisse, mais un front chauve, des rides multipliées, sur le visage de Mélusine berçant son enfant emmailloté

Ce grand vide sous la peau, cette élision de la beauté se traduit par : des yeux en forme de sardines, une bouche de tanche, des oreilles demi-queues de rotengle, une épinoche pour les plis des tempes et deux vibrisses d’un silure pour les mèches basses de la nuque

quand elle se souvient de l’eau du bain où elle s’immergeait sous son aspect de dragon volant, le samedi

du bain où elle disparut

*

 

Prière de celui qui n’a connu ni son père ni sa mère

Profil de l’imbécile, le fugitif aux lèvres bandées, tantôt il couche dans la lumière, tantôt il couche dans l’abîme, d’un bout à l’autre de la lumière et d’un bout à l’autre de l’abîme.

Ce va-et-vient trop fréquent lui cause de petites incisions sur la bouche, au bleu des commissures, épuise progressivement son système nerveux.

S’il pleure ou s’il prie à grands cris, c’est la justice de la nuit qui agit, s’il demeure inerte, c’est la justice

de l’aurore qui domine.

Sa morale insensée de clarté, de ténèbres, prolifère, entre prodige et anomalie, il a dit adieu au fond de sa gorge, c’est pourquoi les petites bandes sont posées sur les lèvres

  

La face apocalyptique déverse dans l’érotique de ses multiples agonies toutes ses sonorités animales, toux, éternuement, renâclement, éructation, rires, magma de sons tombés du spéculum glaireux de l’homme primitif, gardant pour seul amant le cabinet de glaces où ses reflets sonores, tonitruants, se multiplient à l’infini.

Clinique du dernier visage éteint et dénudé de lippe, d’animalité, de fard, de perruque, décrétant l’affreux monisme facial, visage couché, gisement indifférencié, vase de chair où clapotent des darnes, tronçons de couleurs d’organes autour de l’arête nasale déplacée - avec ce sourire sans destination et cette beauté sans orientation sur les chemins de limon, avec le temps, le premier regardeur, et le créateur : le second regardeur

   

La figure du grotesque portant le temple des rêves, entre la terre et le ciel sans signature, portant sa géométrie altière et ses colonnes des mélancolies, portant l’église des rêves vivants, et des rêves morts qui ne peuvent plus prier – le fardeau du temple heureux et grimaçant qui fait qu’on lui réserve mauvais accueil en tous lieux – sa coupole impaire et disproportionnée, les treize nostalgies, les treize chandelles, la voûte tissée de la salive usée de l’imaginaire.

Et il voulait rapprocher le temple des rêves de sa face de grotesque, le dôme, les arcs, les pilastres, et il voulait que sa face de grotesque approche le sanctuaire des rêves lui demandant : « Mais ne me reconnais-tu point ? »

 

 

*

 

 

Dans les ailes allait l’amer

Les larmes guerrières comme des éclats de quartz, de silex, des cailloux, des galets qui déchirent la paupière inférieure – la peau des pleurs sur les genoux.

Les larmes ultimes des idylles, des antagonismes intérieurs, les belliqueuses — l’aétite, la pierre d’aigle, la pierre à aiguiser, la pierre à feu, la pierre à fusil, et l’améthyste qui antidate et transfigure le visage des fous, laissant leurs larves, et fuyant leur voie par l’anneau incandescent des yeux, leurs larves poussant leurs signes

dans les orbites de la face proscrite

 

Odile COHEN-ABBAS

(Poèmes extraits de La Face proscrite, Les Hommes sans Épaules éditions, 2023).


Lectures :

Odile Cohen-Abbas nous entraîne comme souvent dans la dimension silénique de l’expérience humaine avec ce livre qui se présente comme un triptyque.

Au centre, l’alphabet hébraïque et ses vingt-deux lettres qui fondent autant la parole que le monde par la grammaire architecturale, divinement inspirée et totalement scientifique, qu’ils composent. Odile Cohen-Abbas nous offre vingt-deux méditations très personnelles sur chacune des lettres vivantes de l’alphabet, lettres qui sont aussi des noms composés de lettres, inaugurant ainsi la cascade infinie des sens.

Avant ce voyage dans l’alphabet, l’Aleph-Beth, c’est à la Face que nous sommes confrontés, tantôt sainte, tantôt diabolique, absolument humaine en réalité. L’intuition géniale ou démonique naît de ce face à face qui s’affirme dos à dos, invocation de Janus.

« Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle « un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bandes perforées –) elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier. »

Nous sommes en poésie, mais aussi en métaphysique, à rebours de la chair qui révèle, mais aussi en théologie silénique, forcément hérétique donc, mais ô combien pertinente car acéphale :

« Apparition de la tête de Jean-Baptiste dans le champ des décapités : la perruque blonde de l’ange Gabriel décapité, la perruque noire des corbeaux et des mouettes, écimés, Calvin tranché, Marie tronquée, Jeanne la papesse, découronnée, la petite danseuse de Degas, étêtée, le spectre d’Hamlet, guillotiné, Pierre de Craon, décapité, les 22 lettres, tranchées, la licorne et Mélusine avec la Grande Ourse et le scorpion, en phase de décollation, des volontaires, vieilles et nubiles, pelotes de veines, en cours de guillotine, les 10 chiffres décapités. Dans le coffre à bijoux du tableau de Moreau, le sang ;

Tous tournent leur regard

– Mais de quoi s’enivre-t-on aujourd’hui ? – vers l’Apparition »

Nous imaginons très bien Odile Cohen-Abbas modèle, et un peu plus, pour Caravage. Exagère-t-elle ? Certes non, en effet, après la guerre dans les Cieux, menée par Aazazel, Dieu qui avait placé la lettre Iod première de toutes les lettres, lui substitua Aleph et réduit le nombre des Cieux de 9 à 7. Une forme de décapitation salvatrice.

Le troisième volet du triptyque est intitulé « Les revenants ». Revenir de quoi ? de tout, et d’abord des peurs, ancestrales comme futures, afin de se démasquer. Revenir de l’autre côté du miroir, si trompeur pour qui n’est pas vigilant. C’est une quête sans concession, un chemin ensanglanté de mots qui n’est pas sans extases.

« Regarde l’homme là-bas ! C’est le pendu qui s’emporte à travers champs. Il n’a plus sa stature complète, ses pieds se combattent dans la mort.  Il cherche un lieu d’inhumation. Il est né de sa corde, mais l’impureté du temps s’accole encore à lui de toutes ses forces. Derrière lui, la lune diminue définitivement ; devant : l’armée des pendus s’avance. Regarde et dis ! En quelle partie de son corps est descendue la connaissance, est-ce au-dessus ou au-dessous de la strangulation ? Et si le chemin de la corde, sa notion féminine broie implacablement le toucher de l’épaule ? Le monde – six taches de sang – tient encore la place occupée par le chanvre. Paix à la poitrine du pendu qui s’emporte là-bas, et paix aussi à la déformation qui s’engendre dans la corde ! »

Aux limites de l’imaginaire, se trouvent l’abîme pour les uns, mais ce n’est que partie remise. l’imaginal pour quelques autres.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, mars 2023).

*

« On pourrait parler ici, plutôt que d’un sujet ou d’une thématique poétique, de l’argument d’un ballet comprenant trois épisodes se liant rythmiquement, s’acheminant par les voies de la pensée et de l’introspection. Un mouvement glisse ainsi, se profile sur les planches de l’imaginaire, la scène sacrée des fondamentaux du corps et de l’être : le visage, une histoire brève, très arbitraire du visage à travers les siècles, les origines de la parole, les articulations premières et symboliques du verbe — j’ai choisi, pour les illustrer, les 22 lettres de l’alphabet hébraïque -, et une incursion dans la vie après la mort où des personnages surgissent par des portes mystérieuses – non pas en tutu, mais en des mues d’ombres et d’oripeaux seyants : les revenants. Les mystères de la face et du dialogue, ces fruits ouverts, offerts dans le regard de l’autre, perdus, retrouvés en troisième partie dans des partenaires transmués en fantômes, m’ont paru se compléter, donner la chair et l’esprit d’un univers, d’une recension onirique », nous dit Odile Cohen-Abbas de sa très étonnante et détonante Face proscrite, qui se compose de trois parties : « La face proscrite », « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque » et « Les revenants ».

Odile Cohen-Abbas y interroge une fois de plus les mains perdues dans la bataille du vivre autant que le mouvement primitif des nuits, sachant que les mots voulant sa savonner de leur peur, - meurent au fond des baignoires. Elle met mal à l’aise par la pierre dans la chair et l’incise du rythme du poème : Ligote le gigot de la langue saigneuse, - pique tes signes de chamade neuves ! Mais elle éclaire, réconforte, lorsqu’elle fait rouler l’os de l’imaginaire dans la cavité du Merveilleux : Là-haut c’est déjà les comices agricoles des gigues – et des barcarolles, - des cheveux d’aube au milieu des atolls, - il y a un quart d’heure d’une étoile à l’autre. – J’ai tant d’impatience, - de ressource en ma chair – pour avec toi, - ta parallèle !

Les royaumes suspendus de l’imaginaire sont des mises à nu sans trompe l’œil et la patrie d’Odile Cohen-Abbas, ainsi que son vers tiré sur un bord d’horizon, sa phrase : derrière les yeux seconde – jetés dans le tronc du sommeil, - il y a eu une mer, - une mer facile, possible – peut être la vraie, peut-être un mime, - un ton au-dessous de tous les bleus. – Et du rêve de la mer… - naissait une seconde mer… Dans « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque », Odile Cohen-Abbas s’attaque à, thème récurrent dans son œuvre, l’Aleph Bet, l’alphabet hébraïque, qui n’est pas qu’un simple alphabet. Au commencement Dieu créa l’alphabet.

Dans la tradition juive, en effet, on dit que Dieu créa le monde à l’aide des lettres hébraïques. Par la combinaison de ces vingt-deux lettres fondamentales se forma l’ensemble de la création, et c’est à partir du nom formé des deux premières lettres « Aleph-Bet », que naquit la parole. « Aleph », c’est le Un, l’Unique, l’expression simple de la divinité, contenant tout et dont tout découle. Le commencement du commencement. Les lettres hébraïques ont une valeur numérique symbolique et mystique qui est abondamment illustrée par la Kabbale.

Si Rimbaud fait correspondre une couleur à chaque voyelle, Odile réalise une prouesse encore plus grande que le Rimbe et écrit : « Je me suis concédée non pas toute la liberté, puisqu’il me fallait tenir compte de la symbolique et des éléments constitutifs de chacun de ces signes, mais une certaine forme de liberté qui est la mienne, aussi illusoire soit-elle, et à laquelle je me suis toujours efforcée. Le résultat, je l’espère, sera musical, car l’harmonique capte en elle tout le sens et les extrapolations conscientes et subsidiaires du message. »

Ainsi, comme dans la tradition ou chaque lettre est un voile qu’il faut soulever pour voir apparaître son mystère. Il en va de même avec les 22 poèmes odiliens : Alèf, visions du monde gestationnelles, associées dans une coupe d’ailes, d’étincelles mélodiques, comme un essaim de golems femelles, de coursiers de lumière, d’ici doucement mortel… Alèf, dont il est interdit de capturer l’instant dans un seau terrestre, un seau d’étable, dans l’eau froide d’une prière.    

Christophe DAUPHIN (in revue Les Hommes sans Epaules n°55, mars 2023).

Je m’emploie à faire recouvrer la santé à moi-même

Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle (un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bande perforée) - elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier

En elle, serpent ailé, en elle, fée amante et trahie, en elle, Mélusine maternelle, se livre la grande guerre de l’amour quand elle revient de sa nuit cosmique dans la chambre gardée par la nourrice

Il n’y a plus de graisse, mais un front chauve, des rides multipliées, sur le visage de Mélusine berçant son enfant emmailloté

 

Ce grand vide sous la peau, cette élision de la beauté se traduit par : des yeux en forme de sardines, une bouche de tanche, des oreilles demi-queues de rotengle, une épinoche pour les plis des tempes et deux vibrisses d’un silure pour les mèches basses de la nuque

 

quand elle se souvient de l’eau du bain où elle s’immergeait sous son aspect de dragon volant, le samedi

 

du bain où elle disparut

 

Dans les ailes allait l’amer

 

Les larmes guerrières comme des éclats de quartz, de silex, des cailloux, des galets qui déchirent la paupière inférieure – la peau des pleurs sur les genoux.

 

Les larmes ultimes des idylles, des antagonismes intérieurs, les belliqueuses — l’aétite, la pierre d’aigle, la pierre à aiguiser, la pierre à feu, la pierre à fusil, et l’améthyste qui antidate et transfigure le visage des fous, laissant leurs larves, et fuyant leur voie par l’anneau incandescent des yeux, leurs larves poussant leurs signes

 

dans les orbites de la face proscrite

 

Odile COHEN-ABBAS

(Poèmes extraits de La Face proscrite, Les Hommes sans Épaules éditions, 2023).

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Cette recension est un récit de lecture. Dès les premiers vers, me vint une question : La poésie peut-elle être dépositaire d’un savoir, et en particulier d’un savoir occulte ?. Sont-ce des vers d’expérience ou d’enseignement ? Puis, sans que l’esprit ne le mesure, un silence s’établit et à peine entend-on les poèmes glisser page après page. Je m’entends reprendre un vers : « Le premier macchabée de l’humanité a vu la mort dans ses pariétaux » et plus loin le vers « Je porte à mes lèvres avec le pain et le vin […] le saut de l’âme » ; plus loin, je découvre, sous la torche de ma lecture, la figure d’un Jean-le-Baptiste semblable à celles émaciées des sauterelles dont il s’est nourri ; suivent des têtes coupées, une dent, des cornes, Jeanne la papesse, Brunehilde dont la face « n’émit plus aucune pensée et ne prononça plus de mots dont le son et l’énoncé […] ».

Plus loin encore je m’interroge exactement comme cela est écrit : « Que choisir ? les ailes ou les bras pour cacher son visage ? » ou encore me crois être ce « Profil de l’imbécile, le fugitif aux lèvres bandées / tantôt il couche dans la lumière, tantôt il couche dans l’abîme » ; ou, être un apprenti en alchimie à qui on enseignerait que « l’améthyste antidate et transfigure le visage des fous ». De cette première partie, la lecture a filé comme une brindille vaguelant sur un ruisseau. Ainsi sont les formes et les déformes du visage, ai-je appris, La face proscrite comme ce partie le titre.

Mais voilà maintenant une page barrage qui suspend la lecture : Répondance pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque. Il va nous être proposée une grammaire spirituelle qui établirait des corrélations nouvelles, ou plutôt des lignages entre les dépôts de sens d’une lettre-mot ; je regarde désormais ma lecture comme une déambulation sur une vaste plaine trouée de puits étroits et profonds qui échangeraient entre eux leurs eaux suivant une science subtile, ignorée de tous sauf de quelques-uns. Pareillement, sous des mots-puits, les lettres hébraïques travailleraient à de nouvelles circulations les invisibles, et avec des audaces qu’une simple imagination ne saurait en produire. Écoutez plutôt ce qui est dit de la lettre Gamel : « lettre de la discordance et de la fusion, de l’héroïsme, des prouesses intérieures, des déplacements incertains »

D’où vient qu’on rapproche discordance, fusion, héroïsme, prouesses intérieures et déplacements incertains ? N’est-ce pas inimaginable ? Je prête cet aboutissement à des générations d’hommes et de femmes, penchées sur des vieux grimoires et qui, jusqu’à notre poétesse, s’échangeraient méditations à mots ouvragés, et des vérités aussi stupéfiantes que le grand jeu de l’incohérence des formulations quantiques. Après un court repos, j’ouvre la troisième partie : Les Revenants. Des poèmes-visions me traversent. Ils présentent les parties du corps comme indépendantes l’une de l’autre.

Parfois, il me semble regarder ce qui m’entoure comme un œil qui balance à une corde. J’entends :  « la malemort dévêt, revêt la sans-corps, la sève de spectre blondi » Je m’envertige à lire que l’âme, une fois la mort donnée, « déforme son corps nu afin qu’on la méconnaisse ». Passe la figure de Marie : « le visage de la morte, beau pour lui-même et beau pour la mort » ; un soldat tué qui « sort comme d’un candélabre de sa mort » ; une « armée des pendus s’avance » ; plus loin se libère « l’hirondelle votive ». A tendre l’oreille, je crois entendre sous les vers un vœu comme paix dans les brisements. Mais déjà voici les fleurs, les larves végétales et le retour de la grande et furieuse érotisation, qui jettent à nouveau toute ses forces pour la grande « bataille du vivre », ainsi que l’écrit Christophe Dauphin dans sa postface.

Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024).