Comité

 

 
PAUL FARELLIER

L’œuvre poétique de Paul Farellier couvre une quarantaine d’années, à partir de la fin des années soixante. Poète et critique, il collabore à de nombreuses revues, pour des poèmes mais aussi des chroniques, notes et études, notamment à la revue Les Hommes sans Épaules, au sein de son comité de rédaction. Il est également membre de l’Académie Mallarmé et membre du jury du Prix Louis Guillaume (« Prix du Poème en Prose Louis Guillaume »).

Le poète Paul Farellier est né le 28 mars 1934 ? à Paris. Le grand-père paternel, forte personnalité, Raphaël Dreyfus, est docteur en médecine. Le père, Jacques Dreyfus (1903-2003), est décorateur pour le théâtre et le cinéma. Il est aussi l’auteur d’un volume de mémoires (Passé antérieur, HC, 2011) écrit remarquable, qui dépasse le strict cadre autobiographique et familial. La mère, Gariné, est Arménienne rescapée, avec sa famille Yéramian, des massacres panturquistes de Smyrne, en 1922.

L’oncle, Jean-Paul Dreyfus alias Jean-Paul Le Chanois[1] (1909-1985), membre du Parti communiste français, comme son frère, mène une importante action syndicale dans le milieu du cinéma et dans la Résistance sous l’Occupation allemande de la France. C’est cette période qu’évoque le très beau film de Bertrand Tavernier, Laissez-passer (2002), dont Jean-Paul Le Chanois (interprété par Ged Marlon) est l’un des principaux personnages. Mais, Le Chanois est surtout l’un des cinéastes les plus en vues de sa génération. On lui doit 24 long métrages, de La vie est à nous (1936), coréalisé avec Jean Renoir, à Le Jardinier d’Argenteuil, en 1973, avec Jean Gabin, en passant par ses deux meilleurs films : Le Cas du docteur Laurent (1957) avec Jean Gabin et Silvia Monfort (la femme de Le Chganois) ; et Les Misérables (1958), avec Jean Gabin, Bourvil et Bernard Blier. Philippe Renard, son biographe, rapporte : « Physiquement, il y avait un côté Yul Brunner. Parce que chauve, il l'était et que sa calvitie il l’assumait glorieusement. Ça ne l’empêcha nullement de collectionner quelques-unes des plus jolies femmes de Paris. Jean-Paul Le Chanois, J.-P. Dreyfus pour l’état-civil, fut un homme d’opinions et de cœur. Il était un honnête homme au sens qu’on donnait à ce terme au XVIIIe siècle. Comment Jean-Paul Dreyfus a-t-il plongé dans le communisme ? Il faut avoir un peu d’imagination et se reporter à l’époque. Avoir 20 ans dans les années trente. On cherchait. On se cherchait... Jean-Paul Dreyfus n’hésita pas longtemps. En 1929, c’était la Sorbonne, la faculté de droit et des rencontres au hasard des choses : Jean-George Auriol et surtout Jacques Prévert. C’est en 1932 que Jean-Paul crée le groupe Octobre, avec Prévert justement, Raymond Bussières et les autres... On avait seulement envie que le monde change, que la société évolue, que l’argent ne prime pas tout. Rien de bien neuf en somme. Et quel meilleur moyen de communiquer ses idées que le théâtre ? Puis Jean-Paul le Chanois se lança dans la grande aventure du cinéma... »

Avec son très poignante suite Écrit à l’Ange de Smyrne (publiée pour la première fois dans la revue Les Hommes sans Épaules n°40, en 2018), Paul Farellier rend un hommage fort, digne et pudique à sa mère Gariné et à sa famille maternelle arménienne les Yéramian et, à travers elle, à toutes les victimes du génocide arménien de 1915 et d’un très douloureux épisode de l’Histoire : Smyrne 1922. Fondée par des colons grecs au VIIe siècle av. J.-C., Smyrne est l’une des cités grecques les plus illustres d’Anatolie, berceau des mathématiques et un des lieux de naissance présumés du poète Homère. Sous l’Empire romain, elle est la plus grande et la plus romanisée des villes d’Asie mineure, dotée de nombreux temples et d’un vaste théâtre antique. Smyrne est qualifiée de « joie de l’Asie et joyau de l’Empire ». Elle abrite également une des premières églises, fondée par saint Paul durant son voyage en Asie Mineure, en 53-56 ap. J.-C. La ville connait ensuite une période de pillages et de déclin. Attaquée successivement par les Turcs Seldjoukides (1082), les Génois (1261), les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem (1344), Timur Lang (Tamerlan) (1402), Venise (1472), elle devient, après le XVe siècle, une petite ville marchande de l’Empire ottoman, desservant toute la région voisine. En 1580, Izmir compte environ deux mille habitants.

C’est en 1922, à Smyrne, que les Arméniens sont à nouveau massacrés en même temps que les Grecs, en Turquie. La guerre gréco-turque de 1919-1922 s’achève sur la défaite militaire des Grecs. Le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 met en place un échange de populations entre les deux pays. 1,5 million de chrétiens d’Anatolie et de Thrace orientale sont chassés de chez eux, sous « l’œil bienveillant de la communauté internationale » et doivent gagner la Grèce, tandis que 500.000 musulmans de Macédoine et d’Épire doivent quittent la Grèce et s’installent en Turquie.

La famille grecque Prassinos connait le même sort que la famille arménienne Yéramian. Notre grande poète Gisèle Prassinos (1920-2015), née à Constantinople, en témoigne dans Le Cri d’os n°23/24 (1998), puis dans Les Hommes sans Épaules, en 2014 et 2015 : « Mon père était grec : l’armée turque voulait l’engager pour aller combattre ses compatriotes. Jusque-là les Grecs pouvaient se dispenser d’être enrôlés moyennant une taxe. Mais à cette époque, la Turquie a eu grand besoin de soldats et la taxe a été supprimée. Pour ne pas se battre contre des Grecs, mon père a emmené toute sa famille (nous étions huit) et nous sommes partis en laissant absolument tout derrière nous. » Gisèle écrit : Je parle à ma jeune mère - cathédrale de ma chair - aux larges seins blancs et bleus. - Navire mon coquillage - Elle est morte avant l’âge. - T’en souvient-il vraiment - de tes fruits inachevés - tes mains se sont dénouées - qui les retenaient à ton flanc. - Chaque jour s’est levé quand même. - Double marin de ton bord - l’un ici l’autre là-bas - même amour coupé en deux - dont un seul a vieilli tes yeux - ensemble à jamais dans ton corps.

Ajoutons encore aux Yéramian et aux Prassinos, les Séféris. Jacques Lacarrière écrit (in Les Hommes sans Épaules n°40, 2015) à propos de cette tragédie et du grand poète grec Georges Séféris (1900-1971) : « Séféris n’est pas né en Grèce, mais le 13 mars 1900, en Asie Mineure, près de Smyrne, l’actuelle İzmir, sur une terre devenue turque mais où les Grecs étaient installés depuis l’Antiquité. En 1922, à la suite de la guerre entre Grecs et Turcs, la ville brûla et tous les Grecs de la région durent abandonner leur foyer et se réfugier en Grèce. Ainsi prenaient fin, dans les flammes, l’horreur et le déchirement, trente siècles de présence grecque en Asie. De même que la prise de Constantinople, en 1453, devint la Chute dans l’histoire et la mémoire, grecques, les événements de 1922 devinrent la Catastrophe et c’est toujours sous ce nom qu’on les évoque encore en Grèce. Quand ils survinrent, Séféris était à Paris où il terminait sa licence en droit. Il ne put donc jamais revoir sa maison ni sa terre natales, si ce n’est des années plus tard, en 1950, quand il fut nommé ambassadeur à Ankara. Cette séparation, ce déchirement, cet abandon forcé des lieux de son enfance créèrent en lui un sentiment d’exil permanent, d’une vie devenue une perpétuelle errance, comme celle d’Ulysse, mais un Ulysse qui aurait perdu jusqu’à tout espoir de retour à Ithaque. Dans les recueils parus peu après ces événements, les premiers recueils donc, à partir des années 30 et notamment dans celui qui s’intitule Mythologie, on peut trouver trace de ce déchirement, de ce manque, de ce qu’il nomme si justement « le gouffre de l’appel des compagnons de l’autre rive », impliquant une errance sans fin sur des mers dont on sait qu’elles ne mèneront plus jamais à la patrie perdue… »

Paul Farellier est l’héritier de ces deux fortes histoires Dreyfus/Yéramian, qui s’imbriquent l’une dans l’autre. S’il ne rejoint pas les orientations de son père et de son oncle, il épouse et prolonge en revanche les valeurs de ses aînés, qui sont liberté, lutte contre les obscurantismes et poésie ! Et bien sûr, il y a cette fibre artistique qui lui est transmise. Son œuvre de poète et de critique est née d’une longue et très exigeante gestation.

Parallèlement à ses universités (Sciences-Po Paris et Doctorat d’État en Droit public), Paul Farellier entreprend, d’abord en autodidacte, puis sous la direction de Fernand Lamy, de longues études musicales qu’il abandonnera vers la trentaine. Il fait toute sa carrière professionnelle dans l’industrie pharmaceutique, comme juriste international.

Ce n’est que vers la cinquantaine, en 1984, qu’il publie son premier livre de poèmes, L’Intempérie douce, au prestigieux Pont de l’Épée de Guy Chambelland. Suivent d’autres livres chez le même éditeur, L’Ile-cicatrice suivi de L’invisible grandit (1987) et Une main si simple (1989), puis chez d’autres, Où la lumière s’abrège (1993), A l’obscur et au vent, (1996), dont les éditions de L’Arbre à paroles, où paraît la trilogie qui marque le pic de l’œuvre : Dans la nuit passante (2000), Tes rives finir (2004), Parlant bas sur ciel (2004).

Il y a chez Farellier une exigence dans l’écriture, une haute opinion de la création poétique qui nous éloigne du jeu verbal, ainsi qu’une quête de l’être et de ses abîmes, qui demeure sans complaisance. Poignante et en prise avec la vie, la poésie de Farellier (dont la quintessence est donnée dans L'Entretien devant la nuit, Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans Épaules, 2014, Grand prix de Poésie de la SGDL) sonne pourtant comme une musique discrète évoquant l’émotion vive, décryptée, y compris dans ce qu’il peut y avoir à première vue de plus simple : sur la pointe des arbres doucement agitée par le demi-jour.

Ce qui est vu reste au plus près du vécu intérieur. Et le ton mezza voce du poème n’est rassurant qu’en apparence, car les mots connaissent le poids du sang. Chez Paul Farellier, la générosité côtoie l’angoisse, la mort, la solitude et l’émerveillement. L’interrogation est perpétuelle, l’image concise, le verbe ciselé au plus près du vrai et du vécu. Cette poésie épurée en dit long sur le fatum humain : Maintenant, – visage fixé : – un presque sourire – où se découd la naissance – avec le rien de personne, – apaisé peut-être d’un sens. Paul Farellier est membre du comité de rédaction de la revue Les Hommes sans Épaules et de l’Académie Mallarmé.

Pour l’ensemble de son œuvre, Paul Farellier a reçu en 2015 le Grand Prix de Poésie de la SGDL (Société des gens de lettres) couronnant son livre L’Entretien devant la nuit, Poèmes 1968-2013. L’Entretien devant la nuit rassemble en 686 pages, avec une postface de Pierrick de Chermont, l’intégrale de l’œuvre poétique de Paul Farellier, soit dix livres (dont les quatre premiers sont épuisés depuis de nombreuses années), publiés entre 1984 et 2010, auxquels vient s’ajouter Chemin de buées, qui regroupe les poèmes inédits de 2009 à 2013.

À lire cet ensemble imposant, on remarque qu’il y a chez ce poète une exigence constante dans l’écriture, une haute opinion de la création poétique qui nous éloigne du jeu verbal, ainsi qu’une quête de l’être et de ses abîmes qui demeure sans complaisance. Poignante et en prise avec la vie, sa poésie sonne pourtant comme une musique discrète évoquant l’émotion vive, décryptée, y compris dans ce qu’il peut y avoir à première vue de plus simple : « sur la pointe des arbres doucement agitée par le demi-jour ». Paul Farellier, comme l’a écrit Gérard Bocholier, (in Arpa,1996) : « est visionnaire. Chacune de ses visions appelle à la recherche d’un autre ciel, d’une issue vers le haut qui déboucherait sur la pleine lumière. » Pour autant, ce qui est vu reste au plus près du vécu intérieur.

Ajoutons que ce poète n’a jamais cessé, depuis une trentaine d’années, de servir avec exigence la poésie, à travers de nombreuses notes, critiques, chroniques et études dans la revue Les Hommes sans Épaules, dont il est l’un des piliers.

Paul Farellier a élaboré l’une des œuvres poétiques que nous considérons comme l’une des plus personnelles du panorama poétique actuel. Il est l’auteur de dix livres de poèmes, dont quatre sont à ce jour épuisés. Les HSE éditions ont publié, après Vintages en 2008, L’Entretien devant la nuit, pour combler cette lacune (le manque de visibilité d’une partie de cette œuvre) et, plus encore, rendre accessible, avec des inédits, en un seul volume, l’intégrale de la création poétique de Paul Farellier.

L’Entretien devant la nuit démontre que, critique reconnu, Paul Farellier est aussi et surtout un créateur de premier plan et qui ne doit rien à personne. 

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

Œuvres:

L’Intempérie douce (Le Pont de l’Epée, 1984), L’Ile-cicatrice suivi de L'invisible grandit (Le Pont de l’Epée, 1987), Une main si simple (Le Pont sous l’Eau, 1989), Où la lumière s’abrège (La Bartavelle, 1993), À l’obscur et au vent (L’Harmattan, 1996), Dans la nuit passante (L’Arbre à paroles, 2000), Tes rives finir (L’Arbre à paroles, 2004), Parlant bas sur ciel (L’Arbre à paroles, 2004), Vintages – Rétrospective 1968-2007 (Les Hommes sans Épaules, 2008), Une odeur d’avant la neige (L’Arbre à paroles, 2010), L'Entretien devant la nuit, Poèmes 1968-2013, (Les Hommes sans Epaules, 2014), Grand Prix de Poésie de la SGDL.

 

Paul Farellier, "rêver la saveur du temps", par Jacques Décréau (in la pierre et le sel).

"Paul Farellier: à la présence du monde", par Pierrick de Chermont (in ecrits-vains.com).

"Paul Farellier aux solstices", par Monique W. Labidoire (in la revue québécoise LittéRéalité (vol. XVIII, n° 1, printemps/été 2006).

"Paul Farellier, l’Ombre de l’Absolu", par Gilles Lades (in revue Lieux d’être, n° 47, « Partir », hiver 2008/2009).

 

Cette lumière qu’il gravit, l’œil serré sur la soif, dans un silence de plus en plus aride lui efface le chemin.

Tout le dessin s’épuise dans le blanc.

Une à une, des lignes qui chevauchaient encore s’anéantissent de poudre incertaine : décombre de comète, ces cailloux qu’un vent dévore vifs...

Son effort de marcheur ne lui vaudra nulle conquête ; une dette plutôt, qui s’évertue à ne jamais s’éteindre et se paye en siècles : il n’aura gagné que d’être généreux.

Ici d’ailleurs, tout se refuse, rien ne reçoit rien : même la lumière est sans sépulture.

 

Paul FARELLIER

(in Les Hommes sans Épaules n°32, 3ème série, 2011).