Federico GARCIA LORCA

Federico GARCIA LORCA



Il est communément admis que le XXème siècle littéraire espagnol, irrémédiablement marqué par la création poétique, fut avant tout initié par la génération de 1898, celle de Juan Ramon Jimenez et d’Antonio Machado, qui se caractérise par son lyrisme flamboyant et sa tentative d’atteindre une pureté formelle absolue. L’élan fondateur de cette génération devait être confirmé par l’émergence de deux autres générations à venir. En premier, celle de 1927, celle de Federico Garcia Lorca, Jorge Guillen, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Rafael Alberti, José Bergamin, Pedro Salinas, Damaso Alonso, Emilio Prados, Manuel Altolaguirre et de Gerardo Diégo (que nous mettrons à part étant donné son engagement fasciste), pour laquelle la poésie, ardente et contrastée, rapproche l’imaginaire savant de l’univers baroque, la modernité surréaliste et le répertoire populaire. Chez ces poètes, dont Lorca est en quelque sorte le chef de file, la quête existentielle est inséparable de la poésie, le moyen suprême par lequel les visages multiples de la vie viennent s’inscrire au cœur même de la douleur inhérente à la condition humaine.

Après la génération de 27, vient celle de 1936 : Miguel Hernandez, German Bleiberg, Carmen Conde, Luis Vivanco, Juan Panero, Dionisio Ridruejo et Luis Rosales (poète rallié au franquisme), confrontés, pour la majorité, à la censure du régime franquiste, se tournèrent vers un lyrisme intime et vers l’expression de la foi religieuse, pour les uns, et révolutionnaire, pour les autres.

Au XXème siècle, l’extraordinaire créativité et renouveau des lettres espagnoles fut brutalement interrompue par la guerre civile, qui réduisit au silence ou à l’exil de nombreux artistes. Il faudra attendre l’après Seconde Guerre mondiale, pour que la création littéraire reprenne enfin une certaine vigueur (notamment grâce aux littératures de l’exil). Car la guerre d’Espagne est bien un événement capital du XXème siècle, tant sur le plan historique, que sur le plan social, politique et artistique.

De la littérature espagnole du XXème siècle ; Federico García Lorca (né le 5 Juin 1898, à Fuente Vaqueros, petite ville non loin de Grenade. Son père possédait une ferme et une maison confortable au cœur de la ville. Sa mère, qui l'idolâtrait, était une pianiste douée) est sans nul doute le poète et le dramaturge le plus connu. Arrêté le 16 août 1936, en pleine guerre civile, il est assassiné en même temps que deux anarchistes, Francisco Galadi, Joaquin Arcollas et un maître d’école, Dioscoro Galindo, par les fascistes, à l’âge de trente-huit ans, sur la route qui mène de Viznar à Alfarez, près de Grenade. Son corps est criblé de balles puis jeté dans une fausse commune. Ses livres sont brûlés sur la Plaza del Carmen de Grenade et interdits dans l’Espagne de Franco. Il laisse derrière lui une œuvre abondante et foisonnante ; la plus puissante de sa génération, tant d’un point de vue poétique que théâtrale.

C’est à propos du Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, que Georges-Emmanuel Clancier écrit dans Le temps d’apprendre à vivre, son livre de mémoires qui vient de paraître : « Ce chant funèbre devenu celui de la mort même, de la mise à mort de Lorca, ce solaire et noir tombeau du poète, du porteur de lumière et de joie tué par la bête stupide et sauvage à masque humain, par le Minotaure inversé qui ne sait que haïr et détruire. Pour les poètes de ma génération, comme pour moi, le meurtre de Federico sonna le glas de cette espérance que nous avions d’un futur orienté par l’exigence poétique. »

L’assassinat de Lorca crée une onde sismique qui atteint les poètes du monde entier. Poète, dramaturge, mais également musicien, pianiste, compositeur, dessinateur, Lorca excella dans tous les domaines et fut même, en 1932, directeur de La Barraca, théâtre universitaire ambulant dont la mission fut de faire connaître dans les villes de province et les campagnes les plus reculées les œuvres du théâtre classique espagnol. « Mon amour pour autrui, ma profonde tendresse pour le peuple auquel je suis enraciné, m’ont poussé à écrire du théâtre pour aller à tous, pour me confondre avec tous », nous dit Lorca.

Reconnu et célébré de son vivant, Lorca entra en martyr dans la légende ; une légende qui, comme toutes les légendes, eut trop tendance à masquer l’homme et son œuvre, jusqu’à ce que plusieurs livres récents, notamment, ceux éminents de Ian Gibson (Federico Garcia Lorca. Une vie, Seghers, 1990 ; Lorca-Dali : l’amour impossible, Stanké, 2001 ; Le cheval bleu de ma folie, Federico Garcia Lorca et le monde homosexuel, Le Seuil, 2011), restituent le poète et son art dans leur totalité et leur vérité, y compris en abordant son homosexualité, son angoisse et sa grande solitude, qui étaient sans cesse retranchées derrière ses rires, sa bonne humeur constante et légendaire de poète fou de couleur, car, comme l’a écrit Marcelle Auclair : « la création de Garcia Lorca est encore Garcia Lorca en personne » ; poète étincelant de mille éclairs, de mille spectacles à la minute. Il s’imposait si naturellement que son ami de jeunesse Salvador Dali, déjà obsédé de renommée, put écrire (in La Vie secrète de Salvador Dali) : « … Une réunion de groupe… je savais que Lorca allait y briller comme un diamant de feu, et soudain je m’envolais en courant et disparaissais pendant trois jours… Seul, Lorca m’impressionnait. Il personnifiait à lui seul le phénomène poétique dans a totalité, en chair et en os, confus, sanguinolent, visqueux et sublime, frémissant de mille feux obscurs et souterrains, comme toute matière apte à trouver sa forme originale… Quand je sentais le feu incendiaire et communicatif de la poésie du grand Federico monter en flammes folles et décoiffées, je cherchais à les maîtriser et à les éteindre avec la branche d’olivier de ma vieillesse prématurée d’Anti-Faust… »  

On sait que l’œuvre complète de Lorca a paru en deux volumes (poésie, théâtre et correspondance) dans la collection de la Pléiade, chez Gallimard, sous la houlette d’André Belamich. Alors on peut s’interroger sur la nécessité d’une nouvelle édition en 2016 ? Qui plus est : il en fallait du culot pour s’attaquer à un tel mythe de la poésie contemporaine. Du culot, Danièle Faugéras n’en manque pas. Mais l’on sent surtout à quel point cette œuvre a comptée et compte pour elle, d’où l’aboutissement de ce projet colossal (tout entier porté par la passion, l’amour de la poésie, celle de Lorca en l’occurrence, avec exigence) : la traduction, puis l’édition en un seul volume (qui de format 10.5 x 16 cm, se manipule, se transporte et se lit avec facilité) de plus de mille pages, non pas de l’œuvre complète de Lorca, bien sûr, mais de son œuvre en vers. Nous n’ergoterons pas sur le fait de qui de Belamich, de Claude Couffon ou de Danièle Faugéras est le plus fidèle, le plus efficace traducteur et adaptateur du grand et génial poète andalou. Nous saluons l’audace, le travail, la beauté et la réalisation de ce magnifique volume du poète du duende (mot espagnol sans équivalent français).

Qu’est-ce que le duende ? Il désignerait « un charme mystérieux et indicible », rencontré dans les moments de grâce du flamenco, apparentés à des scènes d’envoûtement. « C’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller », écrit Lorca. En tant que forme en mouvement, García Lorca énonce que « le duende est pouvoir et non œuvre, combat et non pensée ». Là où le duende s’incarne, les notions d’intérieur et d’extérieur n’ont plus lieu d’être. Si le duende est universel et concerne tous les arts, c’est dans la musique, la danse et la poésie orale qu’il se déploie pleinement, puisque ces arts nécessitent un interprète. Or, le duende n’existe pas sans un corps à habiter et une œuvre ; celle entière de Lorca, en l’occurrence, des Poèmes du cante jondo (1921) aux Sonnets de l’amour obscur (1936), en passant naturellement, par les Chansons (1922), le Romancero gitan (1928), ou Poète à New York (1930) ; œuvres phares au sein desquelles Lorca ne cesse d’incorporer à sa poésie, authentiquement andalouse et espagnole, des éléments extérieurs, par la gauche, par la droite, par le Sud et par le Nord ; sa poésie est cosmopolite comme un soleil tatoué qui descend une rivière et la rend universelle.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Claude PELIEU & la Beat generation n° 42