Ivica HENIN
HOMMAGES À IVICA HÉNIN
par Christophe DAUPHIN, Estelle DUMORTIER, Ludovic TOURNÈS, Lionel LATHUILLE, Sébastien COLMAGRO & André PRODHOMME…
HOMÈRE EST UN POÈTE CROATE OU L’ODYSSÉE D’IVICA HÉNIN : LA BEAUTÉ C’EST L’ILLUMINATION DANS CETTE MISÈRE
Tentative vaine et impossible de dresser une biographie de Pierre-Louis
Homère n’est pas un poète grec, mais un poète croate. Il s’appelle Ivica Hénin. Toutes les îles d’Ithaque à Mljet en passant par l’archipel chauve des Kornati, vous le diront. Sébastien Colmagro exagère à peine lorsqu’il écrit dans son texte-hommage, « 9h30, samedi 27 avril » : « Pour une fois, tu seras à l’heure. - Pour une fois, je sais avec certitude que tu seras là, que tu ne te déroberas pas. - Tu ne poseras pas l’un de ces délicieux lapins que tu nourrissais d’aventures épiques, - expliquant que tu avais dû te défiler à la toute dernière minute pour échapper à d’improbables poursuivants, - sans mot dire pour ne pas être découvert, - sur ton trajet entre Clichy et St Ouen. - Une couverture de trois semaines en Afghanistan, - un bref passage par les appartements de Shéhérazade, - une virée à dos de chameau du côté d’Istanbul, - l’emprunt d’un avion léger un matin de printemps - pour te rendre sur une obscure base militaire biélorusse afin d’y accomplir une action éclair, - tout était possible et jamais rien assez fou. - Tu vivais l’Odyssée à chaque coin de rue, - croisais l’imaginaire d’Ulysse, - perdu sur le chemin du retour à la maison, - avec celui du Petit Prince égaré sur une autre planète que la sienne, - et celle de Cyrano, batailleur pour le moindre bon mot, - toujours prêt à la moindre querelle pourvu qu’elle ait... du panache ! »
L’euphorie dalmate parfois épuisante de tous les instants, des secondes qui nous font naître, ne parvient hélas pas à gommer le tragique et la douleur qui suintent de partout et depuis toujours… Ivica Hénin a été retrouvé mort chez lui à Taulé, le samedi 20 avril 2024, à l’âge de 49 ans. Notre ami n’a publié qu’un seul livre dans sa courte vie. Une plaquette de poèmes de 44 pages, en fait. Les autres pages, celles de sa vie, sont ses plus beaux poèmes. Le titre est particulièrement violent : Je détruis les secondes qui m'ont fait naître. C’est mince pour faire une œuvre poétique. Au premier abord, on peut dire qu’il n’y a pas grand-chose à dire, ni à ajouter. C’est mal connaître l’intarissable Ivica Hénin. Il se trouve qu’il y a à dire comme à ajouter.
Ivica Hénin est né le 5 mars 1975, à Bjelovar, dans la république socialiste de Croatie, qui, depuis 1945, est l’un des six États démocratiques fédérés - avec la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine - de la république fédérative socialiste de Yougoslavie (le « pays des Slaves du Sud »), 24 millions d’habitants, encore dirigée par le maréchal croate Josip Broz Tito, ex- commandant suprême des Partisans et de la résistance armée contre l’occupation nazie entre 1941 et 1945 et secrétaire général de la Ligue des communistes de Yougoslavie : Tito traverse à cheval la Romania - derrière lui le vieux Nazor chancelle dans la neige - Vladimir Vladimir / pense Tito bienveillant - Tito de sa Mercédès salue les enfants rassemblés - des foulards rouges autour de leurs cous comme de petits - nœuds coulants / même le soleil - s’éteindra un jour / pense Tito en philosophe, écrit le poète croate, que nous allons retrouver, Tomica Bajsić. En raison de la rupture Tito-Staline en 1948, la Yougoslavie est sortie du bloc de l’Est et n’est pas membre du pacte de Varsovie. Tito résume son pays par cette phrase : « La Yougoslavie a six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti. »
Bjelovar est une ville de 27.000 habitants, située dans la Croatie centrale à cinquante kilomètres de Zagreb. Ivica n’y reste pas longtemps : Je n’étais qu’un pauvre enfant – Tu l’as tout de même fait. Né de père inconnu, Ivica est abandonné à la naissance par sa mère (premier choc, il y en aura d’autres) et confié à l’orphelinat. En novembre 1995, un couple de Français se présente comme convenu à Bjelovar pour l’adopter. Le jour de l’acte officiel, les parents adoptifs se trouvent dans la même pièce que la mère génitrice, qui n’en est pas à son premier abandon. Ivica est le quatrième enfant qu’elle dépose à l’orphelinat. À quel genre d’activité s’adonne cette femme ? Nous l’ignorons, le doute plane. La mère n’exprime ni regret ni remord. L’adoption est officialisée. Dominique et Jean-Michel Hénin regagnent la France avec Ivica, qui porte le prénom de la légende vivante du football croate et yougoslave, Ivica Šurjak (né en 1953 à Split), l’attaquant de d’Hajduk Split, qui rejoindra le Paris-Saint-Germain en 1981 et 1982. Ivica Hénin lui, n’empruntera pas la même voie que Šurjak, mais une multitude d’autres, dont il serait vain de tenter d’établir la liste exhaustive.
Les parents adoptifs d’Ivica sont des médecins. La mère, Dominique, est neurologue. Le père, Jean-Michel, est chirurgien. Ivica a une sœur, enfant légitime, Bénédicte. En France, Ivica devient Pierre-Louis Hénin. Un prénom composé que ses amis poètes ignorent et découvrent le jour de son enterrement. Son premier et plus ancien souvenir ? Il confie qu’il s’agit de l’orphelinat : « Il me disait exactement, témoigne la poète Estelle Dumortier qui fut sa compagne et est demeurée son amie, que son premier souvenir était qu’il avait hurlé lorsqu’on l’avait arraché aux barreaux de son petit lit (pour l’adoption) alors qu’il était un des rares enfants à ne pas pleurer. ». Mais, peut-on mémoriser aussi précisément un souvenir dès l’âge de six mois ? Premier flou dans l’établissement d’une impossible chronologie hénienne. Toujours est-il, que ces cris, imaginaires ou pas, n’ont, je crois, jamais cessés de retentir en lui jusqu’à son dernier souffle : « L’adulte mange ses enfants par l’enfance aussi inexorablement qu’un virus détruit nos défenses. L’enfant est un univers de sens et de métamorphose. L’adulte, lui, aussitôt sacré Roi de sa peine, est incapable du moindre mouvement. Il traverse le monde en avion, mais il est également inapte à percevoir les mille et-une-forêts qui peuplent les chambres d’enfant. - Voilà l’adulte : un sac de racines ! - Le soleil ne fait pas d’ombre à sa lumière. Il fait jour. Il fait jour. La nuit, il brille par son absence. Il brille encore. De toute façon, qui écoute les enfants ici ? - Alors, à quoi bon éteindre mes feux ? »
La géographie personnelle d’Ivica devenu Pierre-Louis, après Bjelovar, s’étend à Paris où ses parents exercent la médecine, et dans les propriétés familiales d’Attichy (une petite commune de l’Oise, dans la vallée de l’Aisne) : Toi que je revois à Attichy où nous allions et - Où tu buvais tes enfers et terreurs, écrit Estelle Dumortier. Sans oublier Vieux-Port, un village normand située au bord de la Seine, dans le département, dont je suis moi-même originaire : l’Eure. Ivica est comme un morceau de Croatie en Normandie. À l’inverse, la Normandie a sa part en Croatie, à Dubrovnik, avec le chevalier normand Roland le Preux, préfet de la marche de Bretagne et neveu de Charlemagne, tué lors d’un guet-apens vascon à Roncevaux, en Espagne, le 15 août 778. Roland a été rendu célèbre et mythique, au XIe siècle, par le poème de quatre mille deux vers du Normand Turolde : La Chanson de Roland. Le colonne-statue de Roland, sculptée par l’italien Bonino di Jacopo, se dresse depuis 1417 au milieu de la place Luža, devant l’église Saint-Blaise, au cœur de la vieille ville de Dubrovnik. Elle a toujours symbolisé la république libre de Dubrovnik, illustrant sa devise : « La liberté ne se vend pas, même pour tout l’or du monde », au point qu'en 1991, elle servit de lieu de ralliement pour les défenseurs de la vieille ville lors de son siège par l’armée serbe. L’avant-bras de la statue de Roland servait jadis pour les commerçants d’unité de mesure. Bien sûr, la géographie hénienne, mouvante, est amenée à évoluer, confondre géopoétique et géopolitique, s’étendre à plusieurs continents. Cette géographie personnelle n’a ni contours, ni frontières, elle est poreuse comme peuvent l’être le rêve ou l’imaginaire, avec des bribes ici et là de véracité.
Ivica Pierre-Louis est né porteur d’un chaos intime : l’abandon, l’adoption, le changement de pays, de langue, de culture et d’histoire. Rien n’est simple et ne le sera au fur et à mesure qu’il grandit, malgré le fait d’être entouré et de recevoir amour et affection. Pierre-Louis, me dit Jean-Michel, son père, est un enfant triste et silencieux. Il n’est pas gai. Tout l’inverse, étonnamment, de l’Ivica que nous connaissons. Pierre-Louis et Ivica sont deux hommes en un. Le jeune homme est à une plus petite échelle le reflet (tout sera considérablement amplifié) de l’homme, qui est à la fois tourmenté et insouciant, révolté et paisible, en colère et d’un calme absolu, la violence extrême et la tendresse infinie, l’attention portée à l’autre et l’indifférence, la présence et la disparition, l’amour et la haine, le rire et la mélancolie. Il est toujours entier et à vif : je suis devenu enfant sans souci du destin – Sans dégoût du passé funambule – Qui ne s’accroche à rien.
Le poète et les étoiles malades de la schizophrénie
Entendu : - Il pleut - Moi-aussi / - Où vas-tu ? - Je vais mal
-Monsieur, vous saviez que le ciel, c’est aussi la Terre ? - Je m'en doutais.
Une nuit, un très jeune homme me dit en regardant le ciel : Mais qui a osé clouer des ours dans le ciel ?
Tristan CABRAL (in H.D.T., le cherche midi, 2010).
La pathologie qui ronge Ivica lourdement et en profondeur sur la durée se manifeste déjà. En général, lit-on, elle est diagnostiquée entre 15 et 25 ans, pendant la maturation du cerveau. Certains signes peuvent cependant arriver plus tôt. « Repli sur soi, baisse de concentration, retrait social, résultats scolaires qui chutent … » Nous parlons de la schizophrénie, un trouble mental grave dont sont atteintes plus de 24 millions de personnes, soit une sur 300, dans le monde. Liée à un dysfonctionnement cérébral et première cause de handicap chez les jeunes, 600.000 personnes en France vivent avec la schizophrénie, qui se caractérise par des troubles importants de la perception de la réalité et par des altérations du comportement liées à un délire persistant, à des hallucinations persistantes, à une sensation d’influence, de contrôle ou de passivité, à une désorganisation de la pensée, qui se manifeste souvent par un discours confus, à une désorganisation extrême du comportement, aux « symptômes négatifs » (émoussement affectif, incapacité à éprouver de l’intérêt ou du plaisir et retrait social), et/ou agitation extrême.
Cette maladie a des conséquences sur la vie sociale et professionnelle des personnes atteintes : 80% des patients ne travaillent pas. C’est le handicap mental le plus répandu chez les jeunes, une pathologie responsable de nombreux décès précoces : l’espérance de vie des malades est réduite de 25 ans. Plus on prend du retard dans le diagnostic, plus on met du temps à trouver le bon traitement : 80% des personnes victimes de schizophrénie se sentent mieux dès que les symptômes sont traités. Mais, voilà, dans le cas d’Ivica, les médecins successifs ne sont pas à la hauteur. Ivica n’est pas pris en charge comme il doit l’être. Les crises, les délires, les hallucinations, les hospitalisations, vont de concert avec les erreurs de diagnostics, la négligence humaine et médicale. Il n’est pas reconnu « schizophrène », reconnaissance de son handicap, et ne reçoit pas le traitement adapté. Le mal ira en grandissant. Ce drame humain n’est pourtant pas une fatalité. Il en fait les frais et tout son entourage (notamment sa famille et ses compagnes) aussi, qui se trouve aux « premières loges ». Comment ici ne pas entendre résonner la parole-cri d’Antonin Artaud, qui nous dit : « Je sais qu’on a voulu m’éclairer par le vide et que j’ai refusé de me laisser éclairer. Si l’on a fait de moi un bûcher, c’était pour me guérir d’être au monde. Et le monde m’a tout enlevé. J’ai lutté pour essayer d’exister pour essayer de consentir aux formes (à toutes les formes), dont la délirante illusion d’être au monde a revêtu la réalité. » Jean-Michel, son père, me confie, plus que ses regrets, sa rancune envers tous les praticiens qui ont laissé se dégrader jusqu’à l’extrême la santé de son fils. L’explication ? « La schizophrénie prend souvent le masque d’autres troubles comme la dépression, les troubles addictifs, la phobie scolaire résistante, la paresse pathologique ou la clochardisation », explique le psychiatre Yann Hodé (in revue challenges.fr, 2016).
« Malheureusement, écrit la journaliste Delphine Dechaux (cf. « Schizophrénie : cette maladie mal traitée par les pouvoirs publics » in challenges.fr, 2016) les familles vivent une stigmatisation qui renforce leur isolement et leurs difficultés. Commandée par l’association PromesseS, une analyse lexicologique - réalisée sur 1,5 million d’articles de presse sur la période 2011-2015 - montre que les médias véhiculent des représentations négatives et fausses de la maladie. Plus de la majorité des articles utilisent le mot de manière métaphorique et non médicale. Une situation à laquelle les pouvoirs publics n’ont rien fait pour remédier : malgré la prévalence de cette maladie, aucune campagne d’information n’a jamais été dédiée à la schizophrénie en France, contrairement à d’autres grands sujets de santé publique comme le Sida ou le cancer du sein. Les programmes de psychoéducation ciblés sur les familles, comme le programme d’origine québécoise ProFamille, donnent d’excellents résultats mais ils ne sont connus que d’une infime minorité : moins de 5% des familles touchées. « J’ai découvert que les possibilités d’accès aux soins ou aux programmes d’éducation dépendent de votre adresse. On retombe dans des logiques d’appartenance ou de privilège d’un autre âge », s’indigne Fabienne Blain. Son association s’est, entre autres, donnée pour mission de faire connaître plus largement ce programme de formation qui permet aux familles de retrouver une communication sereine avec leur proche, mieux comprendre son comportement et dédramatiser sa maladie. Gratuit pour les familles, d’un prix coûtant de 2.500 euros par an pour le système de santé, « le programme ProFamille est rentabilisé en un an » car il évite les ré-hospitalisations, souligne le psychiatre Yann Hodé. L’intérêt économique d’une réinsertion des malades dans le monde du travail est lui aussi évident. Encore faut-il que les pouvoirs publics et le corps médical changent leur regard sur la maladie. » Ivica, lui, écrit : Une vie ne recouvre rien – le monde se divise en deux et s’arrête là – Moi aussi…
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Cette maladie, nous la « connaissons » pour l’avoir vu happer avec la force d’un rouleau compresseur des amis et poètes aînés, et non des moindres. Le grand poète hongrois Attila József (1905-1937), fragile et vulnérable fait sa première tentative de suicide à neuf ans, en 1914. Le 3 décembre 1937, au soir, Attila József s’allonge sur les rails et attend le passage du train. Il a écrit : Hélas ! Le monde - Rejette ceux à qui le songe - Fait peur, et qu’aveugle un soleil qui brille… - Mais, quant à moi, - Le chant douloureux que voilà - Me sera payé et ça c’est infâme. - Secourez-moi ! - Vous, les gamins, où qu’elle soit, - Que votre œil crève, s’il voit cette femme ! - Vous, innocents, - Dont la botte écrase les flancs, - Hurlez donc vers elle : cela fait mal ! - Vous, chiens fidèles, - Que la roue broie et écartèle, - Aboyez vers elle : cela fait mal !
Lisons (in Le droit d’asile, Seghers, 1954) André de Richaud (1907-1968), cet « exhibitionniste de l’âme », qui ne s’est jamais lassé de témoigner, pour ou contre lui-même, à son propre procès : Pourtant tout se déchire sous mon visage - Pourtant mes gestes s’éloignent de moi - je tords avec les yeux brûlés les barreaux d’ombre - le pas du gardien j’entends venir je souffre venir - Vous errez en moi comme une bête dans les veines de la forêt- hésitant aux carrefours - se reposant dans les clairières du cœur - s’attardant dans les petits ruisseaux des endroits qui sont l’extrême limite de mon corps.
Stanislas Rodanski né Bernard Glücksmann (1927-1981) n’est ressorti de l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, dans la périphérie de Lyon, que mort, vingt-sept ans plus tard. Il écrit (in Je suis parfois cet homme, Gallimard, 2013) : Je dis sans haine des paroles farouches - Je dis ce qu’il y a au fond de la misère - Je dis ce que répètent des voix dans une rue vide - Ce que j’ai entendu dans la solitude… - Un grand poème brûle ma main de gloire - Faire acte de présence - Écrire acte de naissance - Miroir fertile où germera mon image - Ma ligne de vie ma ligne d’horizon - Se coupent en moi à l’infini… - L’heure du crime est arrivée - Le réveil des vivants sonne à coups de poignard.
Alain Morin (1940-1994) est ce ténébreux au lyrisme grave et coupant, dont les images sont autant de cris poussés à bout portant dans les blessures d’un monde qui lui est refusé. Son livre Le Purgatoire, écrit à la suite de son internement à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse, en 1983, est en cela édifiant. « Ces pages que l’on n'oublie pas », me dira Yves Bonnefoy. Le 3 février 1983, Alain Morin écrit une « Lettre à mes compagnons de l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse » : « Compagnons ! Quel brouillard entre nous ! Je vous distingue mal mes compagnons que les murs proclament, que les fenêtres en parois indignent. Dort-il celui-là ou émiette-t-il du tabac entre ses doigts de chanvre ? Je pense à vous comme on pense à l’absence, au contenu de l’absence. Vos os repliés, vous dormez ou vous bondissez dans le dortoir pour supplier la nuit d’intervenir, d’intercéder pour qu’elle cesse d’être la nuit. Vous êtes les ombres des ombres qui sommeillent. Vous marchez et ce n’est plus la nuit mais le tintamarre du grand déambulatoire de l’angoisse de demain que vous vivez en hachant la peur de l’espace, noirci par le sommeil des autres. Votre espace reprendra corps avec le jour. Votre Corps-Espace qui est votre seule dignité de demeurer dans la coercition du devenir des murs peut-être peints à la chaux de demain. Je songe au sommeil de quelques-uns et je bénis cette attente du lendemain fidèle. Votre richesse est de ne rien posséder que la certitude « d’être déjà là », de ne rien chercher que la lassitude à n’être pas plus qu’un autre jour. - N’abandonnez pas votre certitude. Je vous aime dans votre dénuement fragile. Il est plus facile d’aimer ce qui est nu, de ne pas trahir ce qui est nu quand on aime. - Compagnons ! Quel brouillard entre nous ! Je vous distingue mal. Mais je vous promets pour demain quelques langues de feu, une pentecôte asilaire. »
Michel Merlen (1940-2017), le poète de l’Abattoir du silence (un chef d’œuvre !) écrit dans un réel qui s’effrite, une tendresse impossible, car les abîmes le dévorent : comme si – le permis de vivre – était refusé. Michel écrit (in Abattoir du silence, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1980) : « Pavillon Garnier. Dix heures du matin. Ils m’ont demandé de me déshabiller. Ils ont fouillé les poches de mes vêtements. Ils ont fouillé ma valise. Inventaire. Pyjama. Tutoiement d’office. Je n’ai plus d’identité. Ils ont pris ma carte. Mon carnet d’adresses. Je n’ai plus d’amis. Couloir de morgue qui mène à la pharmacie. Piqûre de Valium. Chambre lugubre comme un dimanche de novembre. Lit paillasse. Eau de Javel. Plus de musique pour résister au temps. Pas de stylo pour écrire l’urgence. Rien. Personne. Sans profession. Sans domicile. Divorcé d’avec le monde. À force d’aller à l’hôpital, on finit par y rester. Inscrit d’office au syndicat de la solitude. Femme, enfants, tout a disparu. Avenir en berne. Toute la journée à attendre l’étoile du berger. Sommeil impossible. On me conduit aux douches. Savon usé qui mousse à peine. En fait de serviette, un torchon non un drap. Ici, les infirmiers ne parlent pas aux malades, ils les surveillent. Mauvaise haleine de la vie. »
Tristan Cabral (1944-2020) est né de la face noire de la Libération de la France, d’une épuration qui ne devait rien à la justice mais beaucoup à la vindicte de résistants de la dernière heure. Sa mère Juliette a aimé un soldat allemand. Elle a été tondue pour cela, et son fils à tout vu. Nîmes, le 23 juin 2003, Tristan Cabral est interné HP, l’hôpital psychiatrique. Tristan interroge : « Pourquoi suis-je là ? » Réponse : « Ici tout le monde dit ça ! » H.D.T., plus précisément Hospitalisation à la demande d’un tiers (une loi de février 1848 permet toujours aux préfets d’ordonner une H.D.T.). Là, il voit un homme beurrer ses chaussures pour les manger, comme Charlot dans La Ruée vers l’or. Un autre, qui porte autour du cou un collier de visages, car il y a par terre des déchets d’astres ; un autre, encore, semer dans les couloirs de tout petits cailloux de larmes, un autre a les mains fermées depuis vingt ans. Il ne veut jamais les ouvrir. Dans un couloir, un enfant, à quatre pattes, cherche sa mort qu’il a perdue. Il pleure. Ça fait beaucoup rire les infirmiers : « Tu l’as pas encore trouvée, ta mort ? » Cabral lit sur un mur : « Tant qu’il fera Dieu, le monde pleurera. » Ici on existe à peine, à perte de vue… mais qui les voit ? Tristan écrit (in H.D.T., le cherche midi, 2010). : Ici le monde s’écrase au sol… Ils jardinent, ils lavent, ils aident aux cuisines, ils sont gentils, névro, sismo, schizo, ils ont déjà donné, « sismo, schizo, un deux, trois sautez, embrassez qui vous voulez ! »… - Parfois leurs corps les quittent, et ils effacent leurs têtes, pour que les infirmiers ne les reconnaissent pas… - Leurs visages sont des rues désertes, et il y a des visages envahis de douceur ; ils tournent dans le parc, comme des enfants qu’il ne faut pas réveiller ; ils s’assoient sur les bancs, près du bassin malade : ils regardent l’eu muette, ils voient toujours du sang sur les murs de leurs chambres, ils contemplent l’eau muette, pour voir passer la mort… - Certains coupent l’eau en deux pour chercher un bateau !
N’oublions pas le jeune pour l’éternité Thomas Le Roy (1982-2006) qui, dix jours après avoir arrêté son traitement, se donne la mort le 15 janvier 2006, à l’âge de vingt-quatre ans, de la même manière qu’Attila József, en se jetant sous un train. Il repose à Auvers-sur-Oise à quelques mètres des frères Van Gogh. Thomas écrit dans son poème « Schizophrénie » (in La Porte close, éd. Librairie-Galerie Racine, 2007) : La terre labourée a hurlé - Dieu lui-même commet des bavures et l’ange noir moissonne toujours les blés de l’enfer - Mes mots tranchent ta chair satinée et ton rire résonne en un tintement - Vibre alors ma matière en sa moelle… - Petite schizophrénie petite princesse de notre temps… - Ravissement trouble flottement inertie et béatitude et léthargie - Un démon pleure un jour noir à fendre l’âme - Car les nouveaux thaumaturges souffrent - De leurs anciennes commotions - Par chaque contrée où mes pas me mènent - Mes ténèbres du dehors le déjà-vu évanescent la félicité d’une philanthropie maladroite - M’assaillent de la pudeur d’être - Un spectre récidiviste s’adonnant inexorablement - A des résurrections appliquées.
Et Ivica ? Fait-il autre chose que d’appeler au secours, comme il l’écrit à son tour : Besoin d’aide – Je ne sais plus où me planquer – Corps tout petit – Moi tout seul – Plus la force de soutenir – Complètement dissocié… - La mort nous colle tous aux doigts – Je suis fatigué.
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Rien n’est simple pour Ivica qui écrit dans son « Journal inconscient » : « J’étais un petit garçon. Jusqu’à l’immanquable jour où je suis devenu un grand garçon. Ça changeait tout. Hélas pour moi, de ce jour je ne garde aucun souvenir. Plus tard et à ma grande surprise, j’ai appris en avoir presque fini avec l’adolescence. Quant à l’homme dont on m’habille, celui-là j’en ai bien entendu parler, sans jamais arriver à le saisir en moi. Sauf que pour avoir une idée de quelque chose d’aussi grave, il faut s’y reconnaître. Or, je m’y perds complètement, moi. Comment voulez-vous que, privé de toute enfance par les adultes, je voue un appétit à ce qu’on appelle la raison ? L’âge de raison, je l’ai atteint le jour où j’ai mis le feu à mon école pour la première fois. Personne ne m’en a félicité d’ailleurs. Ils ont préféré fermer les yeux. À croire que la flamme brûle moins une fois les yeux fermés... »
Le poète et la guerre de Croatie
Ivica parvient à accomplir avec succès, comme il nous le dira, des études à La Sorbonne Paris IV en lettres modernes. Ivica est un jeune homme brillant, lettré, curieux, volontaire et chaleureux, qui est douloureusement rappelé à ses origines, lorsque la fédération yougoslave se disloque. Tito est mort le 4 mai 1980 à Ljubljana, à 87 ans. La présidence collégiale de la Yougoslavie est dirigée à tour de rôle, pendant un an, par les représentants de chacune des six Républiques et des deux provinces autonomes.
En 1990, la Croatie marche vers son indépendance, alors que le président serbe Slobodan Milošević rêve d’une « grande Serbie ». Pour pousser les Serbes de Croatie à l’insurrection, sa propagande accuse tous les indépendantistes croates d’être des « Oustachis » (des héritiers idéologiques de l’État fasciste croate qui, entre 1941 et 1945, a perpétré des massacres de masse contre les Serbes et les juifs). L’histoire de la Croatie est celle de la lutte acharnée d’un peuple pour acquérir son indépendance, et maintenir son identité. Rattachée à l’empire austro-hongrois en 1867, la Croatie intègre le Royaume de Yougoslavie en 1918, dès la fin de la boucherie de 14-18. De 1941 à 1945, le pays est livré à Ante Pavelic, qui instaure un régime de terreur, pronazi, avant, en 1945, de rejoindre la Fédération Yougoslave, un État « artificiel » créé dans le sillage de la Grande Guerre et du redécoupage de l’Europe, qui disparaît parce que cette « mosaïque » de peuples, de religions et de cultures n’est plus viable, depuis la mort de Tito et l’effondrement du « socialisme réel », à l’Est. En janvier 1991, le congrès de la Ligue des communistes yougoslaves reconnaît le pluralisme politique. Les délégations slovène et croate quittent le congrès avant la fin des travaux. Une fois levée la « chape de plomb », se manifestent des conflits anciens, vite qualifiés d’interethniques, qui ne peuvent mener qu’à la division. Le 25 juin 1991, les déclarations d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie mettent fin à l’existence de la RSFY. En avril 1992, les déclarations d’indépendance de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine réduisent la fédération à la Serbie et au Monténégro. La République fédérative socialiste de Yougoslavie laisse place en avril 1992 la République fédérale de Yougoslavie, dominée par Slobodan Milošević, ses alliés et son Parti socialiste de Serbie.
Pour Milošević, la Croatie a « fait sécession ». La guerre opposant les forces croates (l’armée, les forces de police et des volontaires) à l’armée populaire yougoslave, sous le contrôle de Belgrade, est déclenchée le 17 août 1991. On « idéalise » souvent l’entente entre Croates et Serbes, deux « peuples slaves qui vivent ensemble depuis tellement d’années », et qui « soudainement s’entredéchirent à mort ». La réalité historique est plus nuancée et ce, à compter du schisme de 1054 (la séparation des Églises d’Orient et d’Occident), qui divise les Croates et les Serbes, qui demeurent chrétiens, mais, alors que les premiers adoptent la religion catholique, les deuxièmes adoptent l’orthodoxie. À partir de cette séparation, l’alliance est rompue et la rivalité, le conflit, sera quasi permanent en fonction des rapports de force des uns et des autres. Par exemple, les Serbes sont mieux lotis que les Croates au sein de l’empire d’Autriche-Hongrie, puis, à compter de 1918, la montée du mouvement autonomiste et indépendantiste croate se développe contre la monarchie yougoslave de Belgrade, etc. Ajouton que si les Bosniaques, les Serbes, les Monténégrins et les Croates parlent tous la même langue, le serbo-croate des Bosniaques et des Croates s’écrit avec l’alphabet latin, alors que celui des Serbes est en alphabet cyrillique.
En août 1991, à Vukovar, ville frontière, en Croatie, les Serbes (12% de la population) se soulèvent et proclament la « Krajina » : une entité indépendante, soutenue par la République fédérale de Yougoslavie, sur près d’un tiers du territoire croate. Les Croates prennent les armes. Slobodan Milosevic lance l’armée yougoslave à l’assaut. Le siège de la ville dure trois mois, du 25 août au 18 novembre 1991. 1.800 soldats de la garde nationale croate, faiblement armés, et des volontaires civils, font face à 36.000 soldats serbes équipés d’armes lourdes et d’artillerie : 12.000 obus et roquettes sont tirés par jour sur la ville.
La bataille de Vukovar est la plus dévastatrice et la plus longue ayant eu lieu en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vukovar est rasée. Les combats font, côté croate, 2.000 morts, 2.500 invalides et 2.700 disparus. La prise de la ville s’accompagne de nombreux crimes de guerre perpétrés par l’armée et les milices serbes. Voulant instaurer un territoire ethniquement serbe, Slobodan Milosevic fait déporter plus de 20.000 Croates. Nombre d’entre eux sont détenus et torturés dans des camps de concentration en Serbie.
Les Croates ne peuvent revenir à Vukovar qu’en 1996, en vertu d’un accord de réintégration de la région de Slavonie orientale à la Croatie. Quatre ans avant le génocide de Srebrenica (8.372 hommes et adolescents bosniaques sont massacrés entre le 11 et le 16 juillet 1995 par des unités de l’armée de la République serbe de Bosnie, dans une ville déclarée « zone de sécurité » par l’ONU), et huit ans avant la guerre au Kosovo (du 6 mars 1998 au 10 juin 1999, la guerre oppose l’armée yougoslave à l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) : 13.535 morts), Vukovar est la première ville de l’ancienne Yougoslavie à subir un nettoyage ethnique, en 1991. Ivica Hénin se souvient de cette vision apocalyptique lorsqu’il écrit : Brusquement il fait nuit et – Vukovar apparaît - Fantôme-ville spectre de pleurs – Yougoslavie d’hier – Il y a Zagreb un mur – Et sur chaque brique figure le prénom – D’un gosse tombé dans l’histoire – Peuple de pierres. Ivica est bien sûr lui aussi, l’un de ces gosses : Il fait nuit comme jamais.
Ivica Hénin retourne en Croatie, son pays d’origine, déchiré, en lambeaux, à feu et à sang (Ciel blessé à l’agonie. Ciel sanglant libéré de ses plaies), avec bien sûr la quête de ses propres racines et la plaie de son abandon en bandoulière, écorché par le bruit de la lame sur la peau : Je suis dans la neige – La tête, les bottes pleines de neige – Cœur blanc soldat des jours – J’ai froid c’est beau – Seul espoir – Sortir d’ici – Tout cela ignore la soif. Ce retour, d’après son témoignage, se produit pendant la guerre, à laquelle il nous dit avoir pris part comme volontaire dans les forces croates. Ivica, qui ne sait pas seulement manier le poème comme arme de guerre, délivre des témoignages terribles, avec ses bras, deux hurlements, y compris de scènes de combats : Ils amènent à la mort – Ces charmes meurtriers – Que la vie a jetés – Dans de si jolis corps – Sortis comme des obus – Du canon de leur bouche – Avec la poudre au cul – Et le nerf en cartouche.
Ivica écrit encore : « Je viens d’un pays où la poésie n’est pas un accident ». Fait-il allusion à la France ou à la Croatie ? Toujours est-il que les poètes croates, les jeunes comme les aînés, à l’instar de Slavko Mihalic, ne sont pas en reste durant la guerre, comme en témoigne l’anthologie de la poésie croate de guerre, En ces temps du terrible (éd. Autre temps), publiée en 1996 par notre ami le poète Jean-Louis Depierris, qui a vécu en Croatie la majeure partie de sa vie.
Parmi ces poètes, citons Tomica Bajsić (né à Zagreb, en 1968), alors étudiant, âgé de vingt-trois ans, publié dans la revue Les Hommes sans Épaules en 2003 et 2013, qui est confronté à la guerre et aux atrocités des combats. Il écrit dans son premier livre de poèmes, Južni križ (La Croix du Sud, 1998) : mes bottes sont restées sans semelles - mes yeux ont sombré dans la boue de l’univers et mon cœur telle une corde arrachée de l’ancre - a volé en l’air sifflant en ronds aveugles : sans but, sans but. Tomica voit mourir ses meilleurs amis, avant d’être grièvement blessé : parfois il me semble vivre un temps emprunté mes amis morts épars dans des cimetières - effacés du tableau aucun n’a atteint la trentaine - ces hommes avec qui je partageais le pain - dormais dans la même nuit montais dans les mêmes chars et – tombais le visage dans la terre écrasé par les balles et les obus.
La guerre s’achève le 12 novembre 1995, avec une victoire décisive de la Croatie qui obtient l’indépendance, perdue lors de la chute du royaume croate en 1102, et la préservation de ses frontières. La guerre fait, de 1991 à 1995, du côté croate 12.000 tués, 35.000 blessés, 400 personnes portées disparues et 52.000 personnes handicapées à la suite de leur participation aux combats. La guerre de Bosnie-Herzégovine, qui débute le 6 avril 1992 avec la proclamation d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, s’achève, 101.040 morts plus tard, avec les accords de Dayton le 14 décembre 1995.
Je me suis rendu en Croatie (Dubrovnik et la Dalmatie) et en Bosnie Herzégovine (Mostar), trois ans après la fin de la guerre. Dubrovnik, qui avait subi un siège de 240 jours, dont 138 sans eau ni électricité, entre octobre 1991 et mai 1992, avait été reconstruite, mais les traces de la guerre n’avaient pas toutes été effacées. Elles étaient encore beaucoup plus apparentes et récentes en Bosnie. La route de Mostar nécessitait encore de nombreux arrêts déminages. Celle de Sarajevo était une désolation de maisons aux toits éventrés et aux murs criblés de balles. Sur place, la tension était encore extrême. À Mostar, par exemple, Croates et Bosniaques vivaient chacun d’un côté de la rivière Neretva. Avec chacun sa police, son administration… J’ai vu des écoles qui n’avaient plus une seule, mais deux entrées : une pour les élèves chrétiens et l’autres pour les musulmans (l’islam est introduit durant la colonisation par les Ottomans qui prennent le contrôle de la Bosnie en 1463 et de l’Herzégovine en 1480), etc.
De ce voyage, j’ai rapporté un poème « Totem de la neige qui habite nos os », dédié à Tomica Bajsić et à Ivica Hénin : Sur le bord de la route de Sarajevo - J’ai vu un pays invisible qui flotte dans son manteau de meurtres - Cette vieille femme aux yeux vides - Assise devant sa maison sans toit sans porte ni fenêtre - Cette vieille femme aux yeux vides qui marque son territoire - Et qui attend et qui attend… - Elle parle avec le vent qui court sur un trottoir défoncé…
Ivica Hénin est, comme Tomica, à sa manière, un blessé, une victime, de cette sale époque. Si sa blessure n’est pas apparente, c’est qu’elle prend la forme d’une faille qui le traverse, remuée par le volcan de ses nerfs à vif qui ne cessent d’entrer en éruption : Il rira une dernière fois de cette vie – Et mourra – Sans savoir ce qu’il cherchait.
Cette guerre, peu importe en définitive la période durant laquelle Ivica retourne en Croatie, avec son lot de massacres, pèse lourd dans son existence : Nous avons perdu orgueil, vanité, ambition – Les femmes et les amants d’abord. – Le peu d’amour qui nous restait encore – Coulait doucement - À l’envers du décor… - Un pied dans chaque vie – J’entends la conscience claquer.
Dernière halte au bord de la mer avec Corto Maltese
Ivica, qui était pourtant l’euphorie, ne trouve que par moments la stabilité, la sérénité, son sourire et son humour légendaires et la paix, mais le conflit permanent revient à l’assaut avec la maladie, le trouble, des accès de violence extrême, contre lui, mais pas seulement, qui le rendent méconnaissable : Je serais le monstre si je n’étais pas la merveille - Je suis sans limite, alors je peux être sans scrupule. - D’un côté je suis fléau, de l’autre, bénédiction. Et pourtant, comme il l’écrit : Je ne suis pas un vaurien – Mais un clown dont les bras trop courts – Ne peuvent saisir ce qu’offre le monde. Avec Ivica, il n’y a pas que dans le poème, que la réalité peut déraper, mais dans la vie quotidienne aussi : Des cheveux poussent – Dans ma tête – Malade départemental.
Mais ce n’est cet homme-là que nous rencontrons en 1998, avec Alain Breton et Elodia Turki, lorsqu’il se présente aux éditions Librairie-Galerie Racine pour soumettre un manuscrit de poèmes. Non, ce n’est pas cet homme-là, mais un être joyeux, fraternel, curieux, généreux et solidaire, toujours prêt à rendre service et à faire plaisir, mais là, aussi, avec excès : Soustrayez mes larmes au résultat de la tristesse sur mes joies. Car, tout est dans l’excès chez notre poète franco-slave, de l’enthousiasme à la dépression profonde, puits sans fond : Et je suis pauvre, oui, parfaitement pauvre – M’étant démuni de ma peau pour ne ressembler à rien. Toutes celles et tous ceux qui connaissent Ivica sont capables de raconter maintes aventures et anecdotes à son sujet. Ses frasques sont nombreuses. Les unes, hilarantes. Les autres, beaucoup beaucoup moins : L’âme perd sa carapace – L’étincelle est le cri du silex.
La conversation d’Ivica est intarissable. Les rendez-vous qu’il donne le sont tout autant. Il lui arrive fréquemment de ne pas s’y rendre en prétextant des imprévus, qu’il narre à la manière d’Homère, car ces imprévus ne sont bien sûr pas anodins et prennent la tournure d’une odyssée, récits à dormir debout, mais présentés comme véridiques et vécus. Ces récits incroyables et souvent captivants possèdent parfois des variantes. La version racontée à Sébastien peut varier avec celle racontée à Ludovic, par exemple, avec une course poursuite dans Moscou ou une échappée haute en couleur à Bagdad, à en faire passer les Mille et Une Nuits pour de la soupe. J’exagère ? À peine. De fait, le mécontentement que l’on éprouvait après lui, tombait de lui-même, devant les montagnes d’histoires qu’il racontait. Ivica a le don de nous entraîner, à partir d’un fait divers, dans des aventures dignes du réalisme magique de Gabriel Garcia Marquez ou de Salman Rushdie, en passant par un thriller mêlant intrigue policière à espionnage, à la manière de John Le Carré, sans oublier au passage, une chevauchée afghane digne de Joseph Kessel ou une aventure épique de Jack London. Le tout, longuement raconté et d’une traite. Le plus étonnant, c’est qu’il y a parfois du vrai.
C’est sans doute ainsi qu’Ivica conçoit la poésie : une affaire qui relève davantage de la vie que de l’écrit. Ivica-Homère a l’habitude de vivre mille vies en une seule. C’est bien simple, gentilhomme de fortune, marin anarchiste parcourant le monde en plein bouleversement tout en voguant sur l’écume des poèmes, Ivica nous renvoie à Corto Maltese, le plus extraordinaire des anti-héros de la Bande dessinée, crée en 1967 par le génial dessinateur italien Hugo Pratt. Ainsi parle Corto Maltese : « De ma première enfance, je me rappelle un drapeau couvert de croix et une barbe rousse... Ma mère ? Une gitane de Séville. Elle était si belle que le peintre Ingres s’en est épris follement… Je me rappelle une maison très belle, avec un patio rempli de fleurs près de la mosquée de Cordoue, et je me rappelle bien le jour où une amie m’a pris la main gauche et l’a regardé avec horreur, je n’avais pas de ligne de chance. Sans y penser à deux fois, j’ai pris un rasoir et je m’en suis tracée une moi-même, longue et profonde. Je ne crois pas avoir augmenté ma dose de chance, mais j’ai toujours été libre et c’est ce qui compte… J’ai étudié à l’école hébraïque de La Valette et puis à Cordoue avec le rabbin Ezra Toledano, c’est lui qui m’a initié à la Torah et qui m’a raconté d’autres histoires secrètes. Quoi qu’il en soit, ce que je me rappelle le mieux c’est le jour où je suis parti de Malte en m’embarquant sur le Golden Vanity, un magnifique trois mâts ; depuis lors, j’ai toujours navigué de par le monde. J’ai connu Raspoutine, Jack London et bien d’autres, j’ai appris à danser le tango à Buenos Aires, aux Antilles et au Brésil j’ai connu Esmeralda et les rites vaudou. Et puis il y a eu les Indes, la Chine, les îles des Caraïbes entre moments de paresse dans les vérandas et fusillades, et les îles du Pacifique avec Escondida, la plus étrange de toutes, parmi moines et corsaires. J’ai vu un train chargé d’or s’engloutir dans un lac glacé de Mongolie, j’ai partagé les silences du désert avec un guerrier, le vert paysage et les larmes avec une très belle fée irlandaise, j’ai cherché des joyaux et des rêves impossibles au long des canaux et sur les toits de Venise. Je ne suis pas un héros, j’aime voyager et je n’aime pas les règles, pourtant il en est une que je respecte, celle de ne jamais trahir mes amis. Je suis parti à la recherche de bien des trésors sans jamais en trouver un seul, mais je continuerai sans relâche, vous pouvez y compter, toujours de l’avant… » Quel aplomb et comme tout semble vrai. Ivica ne parlait pas autrement de ses aventures, qui ont peut-être influencées Pratt et Corto ?
Ivica l’exalté a tendance à (con)fondre le rêve et la réalité et le réel et l’imaginaire. Cela fait d’ailleurs, lorsqu’il n’est pas en proie aux pires démons de la maladie, le charme de sa personnalité intensément poète dans la vie et non pas seulement en noircissant des vers sur du papier. L’œuvre poétique de Ivica Hénin se cherche, se trouve et se lit assurément davantage dans sa vie que dans sa maigre production publiée : Le soleil ne fait pas d’ombre à sa lumière.
Alain Breton a travaillé de concert avec Ivica à partir d’un épais manuscrit. Ivica, d’ailleurs, accepte les critiques et propositions, y compris lorsqu’il s’agit qu’il retravaille ses poèmes. D’emblée, il se distingue. Ivica est à part, car son vécu, nous le connaissons et c’est lui, naturellement, que nous retrouvons dans son poème : sa viande se prend pour de la terre.
Ivica Hénin est l’auteur d’un livre de poèmes au titre particulièrement violent, Je détruis les secondes qui m'ont fait naître (éd. Librairie-Galerie Racine, 1999), où tout est dit d’emblée, dès le titre, de l’abandon traumatisant subi à la naissance : Le sommeil est la seconde – Vie avant la mort – Je me regarde dans la glace – Et qui vois-je ? – Rien – Elle est mal barrée – Mon histoire.
Ivica se rattache immanquablement à ce que j’appelle la Génération de 99, soit une bonne vingtaine de jeunes poètes (de 20 à 30 ans) qui se constitue (citons entres autres : Lionel Lathuille Adrien Leroy, Jacques Küpfer, Emmanuelle Favier, Ludovic Tournès Sébastien Crépin Anne Kanapitsas, Yann Robert ou Estelle Dumortier, puis Frédéric Tison), à compter de 1999, autour de la Librairie-Galerie Racine (de maison d’édition éponyme et de la revue Les Hommes sans Épaules), lieu mythique de la poésie contemporaine, à Paris, et dont Ivica fut l’un des espoirs. Mais cet espoir, Ivica « décida » bien sûr, comme pour de nombreuses choses, de ne surtout pas le confirmer, pour le laisser à tous les vents et à la légende de celui qui détruit les secondes qui l’ont vu naître. C’est ainsi que notre ami Sébastien Colmagro lui dresse cette épitaphe : j’inscrirai sur ta tombe des mots que tu connais : - Philosophe, physicien, - Rimeur, bretteur, musicien, - Et voyageur aérien, - Grand riposteur du tac au tac, - Amant aussi — pas pour son bien ! - Ci-gît Pierre Ivica Hénin - Qui fut tout, et qui ne fut rien.
Bien sûr, Ivica, marié et divorcé d’Amélie, père d’un fils, Maël, 16 ans, a sans cesse été instable dans sa vie privée, comme professionnelle, ne tenant pas en place et exerçant toutes sortes de métiers. On l’a vu cuisinier (chef diplômé de l’école Ferrandi), marin, charpentier, ébéniste, donnant des cours de philosophie et de littérature et que sais-je encore… La mer, il aime passionnément la mer, à l’instar de Charles Baudelaire (Homme libre, toujours tu chériras la mer ! - La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame, - Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer) et bourlingue sur tous les océans… Il écrit sans cesse sur des carnets qu’il nous montre : des poèmes, des pièces de théâtre, des nouvelles, des romans. Il s’agit plutôt d’idées, de bribes, de brouillons, avec parfois une belle matière. Alain Breton a plusieurs fois tenté de l’aider en lui prodiguant maints conseils et en le faisant retravailler. Mais ce fut en vain. Ivica abandonne les manuscrits à l’état d’ébauche les uns après les autres. Une histoire sans fin.
Aucun livre n’a succédé à Je détruis toutes les secondes qui m'ont fait naître. Mais le poème de l’azur et des abysses que fut sa vie, n’en est-il pas le prolongement ? N’est-ce pas ce qui nous attache à lui, bien plus que la publication déjà lointaine de 44 pages de poèmes ? Le peintre et poète ami Lionel Lathuille ajoute : « Tu t’es dépeint en « clown dont les bras trop courts ne peuvent saisir ce qu’offre le monde », tu as pourtant furieusement éclairé des instants que nous avons partagés dans ce monde. Et lorsque ton geste a su trouver la formule par-dessus tes abîmes, c’est une puissante ligne de crête que tu as tracée pour nous. Un exorcisme à contrejour. Et nous en lisons les éclats dans ton recueil « je détruis les secondes qui m’ont fait naître ». Cette ligne de crête à laquelle tu étais parvenu promettait d’autres tracés dans la lumière, mais la terre est friable. »
Récemment, Ivica, qui ne donne guère de nouvelles, quitte Paris pour s’installer dans le Finistère, en Bretagne, à Taulé, à la naissance de la presqu’île de Carantec où, sans moyen de locomotion (il a interdiction de conduire en raison du très fort traitement médicamenteux qui était le sien), il vit avec Sissi, sa compagne brésilienne depuis quatorze ans, à sept kilomètres de Morlaix, la ville du grand poète breton maudit Tristan Corbière, qui écrit : Tu ne me veux pas en rêve, -Tu m’auras en cauchemar ! - T’écorchant au vif, sans trêve, – Pour moi., pour l’amour de l’art. Ivica lui répond : La douleur fait de nous des plaies - Et non des nerfs sauvages. Son père, Jean-Michel, me dit qu’Ivica est sur le point de trouver l’aide médicale et la reconnaissance de sa maladie, tant attendues… D’ailleurs un rendez-vous important se profile le 16 mai 2024, dans ce sens. Était-ce trop tard ?
Ludovic Tournès écrit : Paysan sans terre où poser tes pieds, - Tes épices prêtes à déclencher un typhon - Et le ciel qui [te] rattrape - Les mots sont ta glaise ta cuisine ta tramontane - Et ton piège à rêves. - Quand la corde éclate enfin au grand jour - Au grand air - La décharge est si forte, - L'électron définitivement libre… Notre ami Ivica Hénin est retrouvé mort chez lui, à Taulé, le samedi 20 avril 2024, à l’âge de 49 ans. Notre poète bourlingueur, qui a écumé toutes les mers, les continents et les horizons, pour de vrai ou en rêve, n’est pas décédé, comme nous pouvions le craindre, de mort volontaire, ni violente, ou chargé de substances. Non, il est mort des suites d’un accident : une chute dans l’escalier de sa maison bretonne. Il repose au cimetière d’Attichy, où nous l’avons accompagné ses amis poètes et proches de notre groupe - Sébastien Colmagro, Estelle Dumortier, moi-même et Sandra, Alain Breton, Philippe Valmont, Cédric Maupin, Ludovic Tournès, Yvon Bedu, Sissi, la compagne d’Ivica, et son amie Paula -, avec sa famille, le samedi 27 avril 2024.
Le poème de Turolde, nous dit que le chevalier Roland tente, avant de mourir le 15 août 778, à Roncevaux, de casser sur un rocher son épée Durandal pour qu’elle ne tombe pas aux mains des Vascons, mais c’est le rocher qui se brise, ouvrant la brèche de Roland. Quelle sorte de Durandal a tenté de casser le chevalier Pierre-Louis, si ce n’est l’épée d’Ivica, pour finir par ouvrir la brèche de tous les regrets et de toutes les épopées d’une guerre qui aura duré 49 ans… Estelle Dumortier écrit : C’est là, au pied du grand peuplier noir - Que j’ai déposé tes guerres et que je t’ai enterré - Entre deux bras de rivière. Notre ami Guy Chambelland a bien raison d’écrire : « L’histoire, c’est une texture d’absurdité et de saloperies. La beauté c’est l’illumination dans cette misère. »
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
À Ivica Hénin
Je viens d’arriver
J’ai appris ta mort ici
Entre deux bras de rivière
Où la terre et la mer
Toutes remuées d’eau
Ne dorment pas
Je suis allée au pied du grand peuplier noir
C’est là que, fouillant ma mémoire à
la recherche d’un reste de toi
Qui viens d’un pays où la poésie n’est pas un accident
Qui, toujours, te plaques contre ton ombre
Et détruis les secondes qui t’ont fait naître
Toi que je revois à Attichy où nous allions et
Où tu buvais tes enfers et terreurs quand
Mon grand-père pendant la guerre
Avait souffert de la soif
C’est là, au pied du grand peuplier noir
Loin des terres dévastées de Yougoslavie
Dans tes yeux incandescents
Loin de l’arrachement aux barreaux du petit lit orphelin
Dans le silence duquel tu t’abritais
C’est là, au pied du grand peuplier noir
Que j’ai déposé tes guerres et que je t’ai enterré
Entre deux bras de rivière
Estelle Dumortier, 22 avril 2024
(Revue Les Hommes sans Épaules).
TOTEM DE LA NEIGE QUI HABITE NOS OS
Comme un vieux journal ils déchirèrent le monde. Dusan Matic
à Tomica Bajsić et à Ivica Hénin.
Dubrovnik
Palais lapidé sous la mer qui t’invente
Et que caressent des rasoirs
Dubrovnik
Ton corps est l’impasse de mes mots
Ton corps est la bouée de sauvetage de la beauté
Et je te nomme désir
Dans la nuit qui se déplie comme une paupière de solitude
Pour bâtir l’atelier du soleil
Et je te nomme poème
Dans tes yeux je plante ma certitude et mon dégoût
Le jour se lève et la guerre a oublié ses cendres
J’efface mon nom
Le temps et ses fossiles
Une cage de secondes mortes dans les viscères du soir
Je laisse mon plus beau vers
Le prénom de mon fils
Pour tamiser un volcan que l’avenir chevauche déjà
L’avenir aux muqueuses cannibales
C’est une femme engendrée par l’amour
Qui se dépose dans mon œil
Le gant du rêve dans la joue du réel
Les combats et leurs rues sans nom sont encore proches
Place Pile
Les bateaux enivrent les nuages
La guerre les jette à travers la fenêtre
On reconstruit toujours l’Hôtel Impérial
Qui est tout à fait chauve
En haut sur la colline
Une maison criblée de balles
Le reflet des yeux kalachnikov d’un milicien serbe
Apollon dans sa mansarde boit du café noir
Le poète Slavko Mihalic parle et raconte 1991
Ils bombardent Dubrovnik
La vie se consume dans le cendrier du fort Saint-Jean
Ici sera la Serbie ! décida Belgrade
Les balles sifflent pour toute conversation
Lorsque la bombe s’écrasa dans la cour
L’immeuble se balança autour de son axe
Les étages s’enchevêtrèrent
La boue et les pierres s’arrangent toujours avec la mort
Qui est une religion à portée de bulldozers ethniques
Neige antichambre de l’ombre
La lame de vivre se retranche dans l’enclave des mots
L’exil du langage
Et le poète prend les armes pour trouer la mémoire
Et il y eut Vukovar
Le Danube encore et toujours
Vukovar sous mes pas dans mes yeux
Vukovar épave béante sur tes hanches
Vukovar la clavicule brisée de l’horizon
400 blindés hier dans le fond de la gorge
Vukovar
300.000 obus hier pour coudre le jour au néant
Et ensevelir la vie
Les chars
La nuit leur appartient
La sueur des morts graisse leurs chaînes
De l’autre côté
Un ciel éventré à la baïonnette
De l’autre côté
La Bosnie
Les oiseaux aux béquilles de pluie valsent sur les poubelles du monde
Cimetières dans le pas de vis de l’insomnie
Zone de sécurité de l’O.N.U
Le revolver au poing de la neige
Ici on a enclavé on a désenclavé
On a massacré on a violé on a torturé on a pilonné…
Jeté la mort et la vie par-dessus l’épaule des montagnes boiteuses
Qui fument des faubourgs aux veines ouvertes
Sur le bord de la route de Sarajevo
J’ai vu un pays invisible qui flotte dans son manteau de meurtres
Cette vieille femme aux yeux vides
Assise devant sa maison sans toit sans porte ni fenêtre
Cette vieille femme aux yeux vides qui marque son territoire
Et qui attend et qui attend…
Elle parle avec le vent qui court sur un trottoir défoncé…
Vivre…
Reconstruire…
Vivre vaille que vaille !
Les hanches du sang sont les écharpes de la mémoire
La banquise joue aux osselets avec le réel
Un paquebot d’orties vient de couler au large
Le cri a éventré la solitude à l’arme blanche
Le poisson-poignet décapite les œillets de l’hiver
Et le poète taille des volcans à la hache de ses émotions
J’ai vu Mostar dans sa cuvette-chaudron à 40°
La Neretva éclaire la route que l’on démine encore
Les débris du vieux pont dans le golfe de mes mains
Mostar
La mort épure le silence
Avale le jour à l’angle de la solitude
Aboie dans le vide au seuil de l’ombre
Le temps pulvérisé
Tout a été pulvérisé à Mostar
Tout !
Dans un chaos d’angles de tirs de dards et de dégoût
Tout !
Mostar s’effondre dans mes yeux
Mostar
Poignards de la mort
Mostar est un terrain vague
Un mur de prison entre les dents
Mostar
La neige est l’haleine de l’ombre
La neige habite nos os
Et parle avec le vent qui s’endort dans la paupière de l’arbre
Mostar s’envole avec la mer
Une ville de pierre s’ouvre comme une porte aussi belle que le hasard
Pour couler la nuit dans le plomb des vertèbres du jour
Et que flambent toutes les mers du Sahara
Que flambent dans le vieux port de Dubrovnik
Les fleurs de la solitude
Le Stradun tatoué sur l’épaule du monde.
Christophe DAUPHIN
(Poème extrait de Totems aux yeux de rasoir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010).
IVICA
Ivica est une étoile, maintenant
L'obsession du ciel, pour qui
Tu naviguais au près, pour
Sauter dedans pieds joints et à mains nues
La funambulle, corde tendue entre les îles
De ton histoire,
Te va comme un gant,
Paysan sans terre où poser tes pieds,
Tes épices prêtes à déclencher un typhon
Et le ciel qui [te] rattrape
Les mots sont ta glaise ta cuisine ta tramontane
Et ton piège à rêves.
Quand la corde éclate enfin au grand jour
Au grand air
La décharge est si forte,
L'électron définitivement libre,
Et nous pleurerons de loin,
Que tu entendes nos larmes
Mais surtout, surtout,
Qu'elles ne te blessent pas,
Qu'elles ne troublent pas ton sommeil, ta
Seconde vie avant la mort,
Cette corde où tu as inscrit ta signature, où
Tu as marché sur ton nom, où
Tu as trébuché.
Il fait nuit comme jamais,
Il fait nuit et tu apparais, petit garçon obscur
Au sommeil sacré,
Pour nous écrire la plus belle page de ton journal.
Tous tes vers mènent à Rome.
Ludovic TOURNÈS
(Revue Les Hommes sans Épaules).
PROLÉGOMÈNES À LA GÉNÉRATION DE 99
Si le poète ne peut vivre qu’en mettant le feu au langage, nous nous chaufferons à son brasier. L’adage de Jean Breton a rarement été autant d’actualité que durant la fin des années 1990 et le début des années 2000. Cette période se rattache à un lieu : la Librairie-galerie Racine du 23, rue Racine, Paris 6. Un lieu mythique de la poésie contemporaine, qui fut occupée de 1980 à 1996 par le poète-imprimeur-éditeur Guy Chambelland à l’enseigne de la revue et des éditions du Pont de l’Épée, puis Le Pont sous l’eau. C’est en effet, en ce lieu qu’émerge une nouvelle génération de poètes, que nous appellerons faute de mieux la Génération de 99, de l’année qui marque l’arrivée de nombre d’entre eux en poésie, ou leur affirmation. Cette aventure poétique prolonge en l’actualisant l’héritage de la Poésie pour vivre, laquelle depuis 1953, n’entend pas délivrer une poésie pour le divertissement des oisifs et des érudits ni pour être jugés à tout prix, mais, au contraire, une poésie autant éloignée de la prétention raffinée des mandarins que d’un populisme de pacotille. Une poésie de l’émotion, certes, mais d’une émotion débarrassée des criailleries romantiques, et qui creuse l’anecdote et la confidence, de la surface vers « le puits artésien de l’être », avec pour credo : « Si je ne trouve pas dans une œuvre quelques pulsations de l’homme ordinaire, elle me paraît sans légitimité. »
Guy Chambelland étant mort en 1996, sa librairie-galerie du 23, rue Racine, à Paris, ne tombe pas dans l’oubli, puisque deux de ses proches amis, les poètes Elodia Turki et Alain Breton, reprennent le flambeau du défunt « Pont de l’Épée » et de la « Poésie pour vivre », en créant, en 1996, les éditions Librairie-Galerie Racine, où sont publiés des poètes confirmés (Jean Breton et Guy Chambelland, Pierre Chabert, Jean Rivet, Serge Brindeau, Georges Jean, Hervé Delabarre, Paul Farellier, Claudine Bohi, Henri Rode, Jacques Simonomis, Jocelyne Curtil, Alain Simon, Yves Mazagre…) et de nombreux jeunes poètes qui prennent au mot Jean Breton lorsqu’il écrit (in Le Manifeste de l’homme ordinaire, La Table Ronde, 1964) : « Le poète n’est pas un être à part, ni un être au-dessus. Il n’est pas et n’a jamais été un être élu. Il s’exprime vaille que vaille, coincé entre les pierres et la lumière. Il considère sa profession toujours banale, retenu par la couleur des murs, appelé par le temps qui passe. Simplement il essaie de vivre, dans sa peau, dans ses rêves, de faire face à ses obligations, à ses amours. À tâtons, il avance vers le vrai, l’utile pour tous… »
Ces jeunes poètes ont d'une vingtaine d’années à une petite trentaine pour les aînés dont je suis, et font groupe en se lisant, se rencontrant, se liant, au 23, rue Racine, Paris 6, lieu où ils sont lus et publiés, et adhèrent au manifeste du lieu : « La LGR n’est ni une école qui dicte, ni une avant-garde qui guide. Rejetant toute conception élitiste ou idéologique qui manierait le mépris et la censure, elle défend et respecte une large pratique de l’écriture poétique dans le cadre d’un droit fondamental de l’individu : le droit à l’être. Ses repères sont clairs et exigeants, tant dans son activité éditoriale que dans ses manifestations poétiques. L’écriture poétique, plus qu'un jeu de mots ou d'émois, est une quête pour structurer son identité à son expérience intérieure, besoin vital et enjeu d’être pour un sujet, un autre et un monde plus réels et plus complets, unissant le sens du langage au sens de l’existence selon la liberté et l’authenticité de chacun : privilégier l’émotion, bien viser l’âme ou l’être, délivrer la beauté, dans la présence et la coïncidence du monde. Langage de l’être qui ne triche pas avec l’être, la poésie instruit l’authenticité émotionnelle de la vie. »
Chaque année, près d’une trentaine de livres enrichissent le catalogue de la collection LGR. La Librairie-Galerie Racine organise quasi chaque semaine, dans un mélange permanent des générations et des langues, des rencontres, des échanges, des lectures, des vernissages, des expositions, des signatures, dans une librairie bondée et pleine à craquer qui déborde sur le trottoir, jusqu’à tard dans la nuit. Cette période d’effervescence poétique et fraternelle est assurément un « Âge d’or » pour le lieu et pour la poésie. Ajoutons que vendre alors un livre à plusieurs centaines d’exemplaires ne relève pas encore de l’exploit. Les jeunes poètes ne sont pas en reste. Certains ne donneront qu’un livre, d’autres davantage, voire une œuvre qui s’orientera parfois vers la prose. Certains passeront de manière fugace, avant de s’évanouirent, alors que d’autres s’ancreront de manière durable, solidaire et fraternelle.
De ces poètes, citons les noms et quelques-uns de leurs livres publiés par la LGR, du peintre et poète Lionel Lathuille (né en 1971, À fleur de lumière, 1993, et Je me laverai, 2002), Pierrick de Chermont (né en 1965, Des citronniers et une abeille, 2000, et J’appartiens au dehors, 2008), Christophe Dauphin (né en 1968, L’Abattoir des étoiles, 2002, et La Banquette arrière des vagues, 2003), Adrien Leroy (poète et champion du monde d’échecs Jeunes en 1991, né en 1981, Cendre de nuit, 2000, et Trame de flèches noires, 2003), Jacques Küpfer (né en 1966, Terra incognita, suivi de L’Enfant de l’automne, 1999), Sébastien Colmagro (né en 1978, Vertige d’une larme, 2001, et Le chien dont je te parle, 2010), Emmanuelle Favier (née en 1980, À chaque pas, une odeur, 2002), Ludovic Tournès (né en 1969, Éros Hiroschima, 2000, et Noir/Septembre, 2008), Valence Rouzaud (Mon âme est en ciseaux, 1998), Martin Laquet (né en 1976, La Nuit déshabillée, 1997, et L’Autre Versant ou le silence traversé, 2000), Francine Charron (née en 1968, Aux Arcs de Glace, 1998), Sébastien Crépin (né en 1975, Jadis, le visage penché, 2002), Anne Kanapitsas (née en 1969, Pavane, 2000), Jacques Kindo (né en 1973, La Fanfare de rubis, 2002), Claire Boitel (née en 1972, Le Chirurgien des braises, 1997, et Les Os voyeurs, 2000), Virginie Reiffsteck (née en 1972, Cent pas dans le cercle de la terre, 2005), Olivier Margerit (Petits Poèmes atroces, 2001), Rémi Arnaud (1975-2008, La nuit des miroirs, 1999), Yann Robert (né en 1974, Débroussaille, 2002, et Le Sourire de corail, 2007), Noam Bonnand (Lolo tôtelle, 2001), Annick Toussaint (née en 1975, Mélodie en canard mineur, 1997, et Tragédie coccinelle, 2000), Cédric Rognon (né en 1973, C’est la suie des corps qui fait la nuit, 2001), Laurence Sylvère, alias Laurence Bouloumié (Claire de foudre, 1997), Frédéric Trannoy (Rue Véra Kolessina, 2001), Estelle Dumortier (née en 1977, Où l’air ne chute pas, premiers extraits parus en 2008) et Ivica Hénin (1975-2024, Je détruis les secondes qui m'ont fait naître, 1999)…
Au sein de cette nouvelle génération de poètes, la Génération de 99, toutes et tous ont saisi une invitation à venir partager des valeurs communes, une certaine idée du bonheur et de la justice, inséparable de l’expérience poétique, avec une vérité pratique essentielle, chère à Jean Breton : « Celle d’ouvrir les yeux des jeunes poètes non contaminés par le microbe du verbalisme. »
Cette nouvelle génération de poètes, dépasse bien sûr la vingtaine qui gravite autour de la Librairie-Galerie Racine et des Hommes sans Épaules. Marcel Jullian et Jean Orizet parlent à leur égard (in revue Poésie/Vagabondages n°29, 2002) de « Nouvelle Poésie de langue française « : « La jeune poésie d’aujourd’hui continue d’exprimer la révolte, la blessure et l’amour, et ne se satisfait pas forcément d’une abstraite rêverie métaphysique ou de fantaisies typographiques et verbales… Ce sont des poètes d’exigence et de passions. » Toujours dans le même numéro, le poète Jacques Küpfer parle de « lyrisme en partage » : « La poésie donne une légitimité à nos rêves, nous fait souvent changer de peau, elle nous emmène là où nous ne serions jamais allés. Elle nous révèle ce que nous sommes, ce que nous voudrions être, ce qui nous effraie en nous-mêmes. Elle nous renvoie à des questions, des souffrances, des angoisses, des jubilations qui ne sont pas toujours les nôtres, mais que nous accueillons dans le grand silence (et le vacarme intérieur !) du partage et de l’émotion. »
D’autres publications rendent compte de l’émergence de cette génération : « La nuit ne s’ouvre que de l’intérieur ou la Nouvelle poésie française » (in revue Les Hommes sans Épaules n°13/14, 2003), qui présente quinze poètes de Yann Robert à la Libanaise Tamirace Fakhoury, en passant par le Belge Pierre Dancot, le Camerounais Alain-Patrice Nganang ou Miriam Silesu. J’écris dans ma préface : « Le Nouveau Lyrisme qu’ils incarnent est incontestable (et ne se limite pas aux seules frontières de la France, mais s’étend à la francophonie dans son ensemble et sa pluralité) et ne peut être nié… Ce qui frappent à travers ses poètes, c’est qu’ils se défient du passé, des écoles, des clans, des partis, des idéologies, n’entendent pas ingurgiter, à leur tour, une culture déjà digérée et malaxée par d’autres… Les poètes nouveaux venus essayent avant tout de poser leurs propres repères avec une lucidité souvent troublante, et de trouver leur identité avec les seuls moyens dont ils disposent : le langage et leurs émotions… C’est à partir de la vie quotidienne, de la solitude de l’individu, que s’exprime avant tout cette poésie qui, sans la moindre prétention théorique, entend trouver sa place, en forgeant un lyrisme à vif (sans soucis d’appartenance à une quelconque école) qui puise sa sève dans la confrontation de l’être aux prises avec lui-même et un monde extérieur peu reluisant. Ceci non sans maladresses, parfois, bien sûr, chez les plus jeunes. Mais la « tripe et la patte » sont au rendez-vous… La poésie est spontanéité, mais surtout, un dur et long travail sur soi et sur le langage, un arrachement intérieur constant… »
Citons « Dix poètes pour un nouvel automne » (in revue Poésie/Vagabondages n°43, 2005), Les nouveaux poètes français de Jean-Luc Favre et Matthias Vincenot (Jean- Pierre Hughet éditeur. Rééd. 2003), qui comprend une cinquantaine de poètes de tous les horizons, nés entre 1955 et 1979. Moyenne d’âge : 35 ans. Dans son avant-dire, Jean Orizet, écrit : « Cette anthologie pourrait bien être la première du tout neuf millénaire. Bouteille lancée à l’océan des jours, elle veut apporter le message de voix nouvelles dans la poésie contemporaine de langue française. Celle-ci, n’en déplaise aux fossoyeurs attitrés du lyrisme, ne s’est jamais si bien portée, chez nous, comme ailleurs… Une génération nouvelle s’exprime ici. Il y a de l’émotion à se dire qu’en elle, s’affûtent des voix majeures de demain… »
Citons encore, autour des jeunes poètes de Librairie-Galerie Racine : « Dix jeunes poètes vous tendent la main » (Librairie-Galerie Racine, 1999), dont j’écris en préface : « En prise directe sur leur époque : celle de l’épuration ethnique, des intégrismes et nationalismes assassins, du chômage et du Sida, de l’internet, du libéralisme de l’argent fou, des Sicav et des stock-options, les poètes de cette nouvelle « génération perdue », sacrifiée sur l’autel des marchés financiers, répondent par la poésie comme par une gifle au goût public. Toutefois, pas de méprise, la poésie, bien avant d’être sociale, apparaît ici, comme étant : vitale. Elle est alors envisagée comme une promesse, une rencontre humaine, un cri, le seul moyen d’expression, le lieu unique de vivre et de respirer. Parce que l’existence est un phénomène poétique, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Pour eux, la poésie n’est ni une fuite, ni un ornement, mais une appréhension du monde, un combat pour la vie. Ces poètes ne travaillent pas avec un mètre classique, mais avec leurs tripes, leur cœur, leurs propres impulsions nerveuses et rythmiques, réinventant par-là, le monde qui est en eux et dont les deux moteurs sont la révolte et l’amour… » Parmi les publications liées à cette « Génération de 99 », autour de la LGR et des HSE, citons encore le livret avec CD (poèmes magnifiquement lus par Yves Gasc, Rosine Favey, Albert-André L’Heureux et Philippe Valmont) « Poèmes pour demain » (Librairie-Galerie Racine/éditions du Vertige, 2005), autour de Sébastien Crépin, Cédric Rognon, Anne Kanapitsas, Yann Robert, Adrien Leroy, Christophe Dauphin, Ludovic Tournès, Lionel Lathuille, Sébastien Colmagro, Claire Boitel et Ivica Hénin : Chante leur venue dans des pieds fatigués – Leur permission d’un monde qui nous crache au visage. J’ajoute encore Frédéric Tison (né en 1972-2023, cinq livres de Les Ailes basses, 2010, à Nuages rois, 2021), qui est arrivé, par la poste un beau jour de 2007, et qui nous dit : « Le poème est un regard - le résultat d’un regard, et un regard continué. Il est une aventure de l’esprit qui se passe dans le langage. Mais il est aussi tissé de l’expérience sensible d’une personne, dans un lieu donné, dans un temps donné. On pourrait parler d’un tiraillement entre le rêve et le réel : mais le poème est justement le lieu où peut se résoudre ce conflit… - Le poème est un langage qui veille au sein des langues… - Le poème précipite le mot, le condense, le restitue à sa voix à défaut de le réunir à sa source insaisissable ; le poème fait de chaque mot un visage unique, infiniment précieux, à l’image des visages des hommes. »
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Lionel Lathuille : L’heure du thé, huile sur cyanotype sur papier marouflé sur panneau de bois contreplaqué, 102,5 x 50 cm, 2024.
POUR IVICA
Cher Ivica, l’annonce de ta mort a d’abord suspendu mon regard : je commençais tout juste de reprendre une peinture restée en marge d’autres travaux dans l’atelier, et, considérant les premiers éléments sur la surface, je l’observais en formulant l’intuition que l’issue serait dans un juste déséquilibre. Trouver le juste déséquilibre, c’est peut-être notre défi de chaque jour pour maintenir notre dynamique et notre trajectoire, pour trouver notre cadence et notre rythme autour d’un point de bascule situé en nous et à partir duquel nous nous élançons dans l’espace. Un défi de chaque jour, un défi de chaque seconde. Tu t’es cogné aussi à ce point de bascule. Et les secondes, tu savais les compter depuis ta naissance jusqu’à nous en donner le vertige.
Nous ne nous sommes finalement pas souvent rencontrés, Ivica, j’étais pour toi un ami d’amis, mais tu m’as toujours signifié une vive affection, une tendresse aussi généreuse que désarmante par la forme d’excès avec laquelle parfois tu l’exprimais. Sans doute l’excès aura été ton chemin et tes ravines. Comme péril et menace jusque dans la douceur, ou inversement. Exaltation croisant exaspération, déflagration côtoyant le merveilleux. Figure de danseur ou de funambule contraint à la liberté dans un champ de mines. Figure du vivant portant une terre de dévastation en dedans. Tu t’es dépeint en « clown dont les bras trop courts ne peuvent saisir ce qu’offre le monde », tu as pourtant furieusement éclairé des instants que nous avons partagés dans ce monde. Et lorsque ton geste a su trouver la formule par-dessus tes abîmes, c’est une puissante ligne de crête que tu as tracée pour nous. Un exorcisme à contrejour. Et nous en lisons les éclats dans ton recueil « je détruis les secondes qui m’ont fait naître ». Cette ligne de crête à laquelle tu étais parvenu promettait d’autres tracés dans la lumière, mais la terre est friable.
En regardant la petite peinture que j’évoquais plus haut, conçue en rapport à un ensemble dans lequel a priori elle s’insérera, j’avais imaginé ce titre provisoire : « Qui couve un citron - comme un conte ». Et associer cette peinture à une fable ou à un conte rappelle ce soir combien il y avait dans tes yeux le regard inextinguible d’un enfant ardent et inconsolable, d’un enfant auquel on aimerait conter une histoire, la bonne histoire, afin de l’apaiser.
Quand j’ai repris cette peinture quelques heures après l’annonce de ta mort, c’est avec ta présence et ta voix que mes gestes ont composé. Chaque geste se liant au cours des souvenirs comme notre regard s’accroche aux plumes d’un oiseau et se laisse emporter dans son sillage. Alors le motif du corbeau que j’explore depuis des années, quasiment à la manière d’un totem, est devenu le tien ce soir dans l’atelier : ton totem dans cette apparition rouge, inquiète et souveraine à la fois, dans son équilibre précaire – ou précisément dans un juste déséquilibre. Quant au marteau qui semble osciller au-dessus du crâne, s’il peut convoquer la menace, le métronome ou le balancier de la pendule, il fait aussi écho au « marteau sans maître » de René Char ; et ce soir résonnent autrement ses vers : « Enfant la jetée-promenade sauvage / Homme l’illusion imitée / Des yeux purs dans les bois / Cherchent en pleurant la tête habitable. »
Il y a seize ans, au terme d’une nuit de juin au cours de laquelle nous avions dégusté une grande quantité de champagne, encore rieurs dans l’heure fraîche et bleue du petit matin, quelques-uns d’entre nous ont improvisé des chants. Puis j’ai saisi un cor de chasse pour n’en sortir qu’un enchaînement de notes rudimentaires. De ton côté tu as investi le piano à proximité et tu as immédiatement fourni les accords qui manquaient, des accords sur lesquels mes notes répétées ont pu atteindre la qualité d’une mélodie méditative et hypnotique. Alors ce soir, et demain matin aussi, je rassemblerai à nouveau ces secondes partagées et notre musique improvisée durera.
Lionel LATHUILLE, Saint-Jean de Sixt, le 24 avril 2024
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Lionel Lathuille : Qui couve un citron - comme un conte, huile sur cyanotype sur papier marouflé sur panneau de bois contreplaqué, 102,5 x 50 cm, 2024.
9h30, samedi 27 avril.
Pour une fois, tu seras à l'heure.
Pour une fois, je sais avec certitude que tu seras là, que tu ne te déroberas pas.
Tu ne poseras pas l'un de ces délicieux lapins que tu nourrissais d'aventures épiques,
expliquant que tu avais dû te défiler à la toute dernière minute pour échapper à d'improbables poursuivants,
sans mot dire pour ne pas être découvert,
sur ton trajet entre Clichy et St Ouen.
Une couverture de trois semaines en Afghanistan,
un bref passage par les appartements de Shéhérazade,
une virée à dos de chameau du côté d'Istanbul,
l'emprunt d'un avion léger un matin de printemps
pour te rendre sur une obscure base militaire biélorusse afin d'y accomplir une action éclair,
tout était possible et jamais rien assez fou.
Tu vivais l'Odyssée à chaque coin de rue,
croisais l'imaginaire d'Ulysse,
perdu sur le chemin du retour à la maison,
avec celui du Petit Prince égaré sur une autre planète que la sienne,
et celle de Cyrano, batailleur pour le moindre bon mot,
toujours prêt à la moindre querelle pourvu qu'elle ait...
du panache !
Avec toute l'énergie et l'élan vital qui t'habitaient,
plutôt que de détruire les secondes qui t'ont vu naître,
j'aurais préféré que tu t'appliques à détruire celles qui te verraient mourir.
Habiter avec cette même fougue la simplicité de vivre.
Mais... de t'avoir toujours vu brûler de tous tes feux,
mêmes les noirs, mêmes les douloureux,
tu as intensément vécu,
et bien que souvent tombé (et quelles chutes !),
tu t'es toujours relevé,
comme un bras d'honneur vigoureux et superbe à tous ces assis.
Samedi 27 avril, 9h30 à l'église St Joseph des Epinettes,
avec nos amis et la poésie, je viendrai.
Ce serait tellement bien
si tu pouvais
nous jouer l'un de tes tours de magicien.
Je te promets qu'on ne t'en voudrait pas,
on ne s'en étonnerait même pas tant que cela.
On dirait juste
une fois encore
qu'Ivi a exagéré.
Si tu persistais,
si tu ne te relevais pas,
j'inscrirai sur ta tombe des mots que tu connais :
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi — pas pour son bien ! —
Ci-gît Pierre Ivica Hénin
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
Sébastien COLMAGRO
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Hommage à Ivica Hénin, Attichy (Oise), samedi 27 avril 2024.
LETTRE À IVICA
Mon cher Ivica, C'était le 12 mai 2009 à L'entrepôt à Paris. Je t’avais demandé d'être un de mes deux clochards célestes avec le poète Nicolas Cariven, dans une soirée nommée "Le souffle de Kerouac" avec Laurent Epstein au piano. Cette soirée je l’avais imaginée, un peu avant dans les rues d’Agen avec notre ami Sébastien Colmagro. Soudain nous criâmes le titre « Le souffle de Kerouac » et dans le feu de l’action, sans doute, déjà le tien, Sébastien et moi avions été rattrapés in extrémis, par Maguy, mon épouse, avant qu’une voiture ne nous renverse !
C’était toi le choix évident pour être Ray Smith, en fait Kerouac lui-même un des deux protagonistes principaux de ce chef d’œuvre, avec Japhy Ryder - Gary Snyder. Tu étais pour moi, si près Kerouac, lui voulant fuir le monde et la ville, en marchant dans la montagne avec Gary Snyder (peut-être aujourd’hui, le dernier survivant de la Beat Generation) à la recherche de son âme perdue...Toi né dans un pays qui n’existe plus…tu voulais « Détruire les secondes qui t’ont vu naître ».
J’ai une vidéo, de cette soirée. Je l’ai visionnée hier. Comme vous étiez gracieux tous les deux, Nicolas et toi, Ivica. Comme tu bougeais bien après en disant tes poèmes, en allant comme un danseur étoilé vers Le piano, vers Laurent, puis vers le milieu de la scène, comme vérifiant si nous étions encore là.
Sur l'affiche, tu t'étais présenté ainsi : Ivica Henin né en 1975 dans un pays qui n'existe plus. Riche en aventures et en miracles. Marin sans histoire ni avenir, mais dans un immense présent. Comblé par tout ce qu'une vie peut supporter sans plier. A faire, à suivre. Pardonnez-nous nos enfances. Pour le meilleur et pour le rire.
Plus tard avons eu une nuit de la Saint-Sylvestre, dans ta maison de Compiègne, où aidé par Maguy qui était née dans un restaurant et adora parler cuisine avec toi, tu nous offris, en ange tourmenté aussi rieur que douloureux, quand cette image de Croatie, où tu étais allé, puisque ton pays n’existait plus, revenait en boucle du « sniper » qui te vise et que tu vises, un repas digne des Dieux de l'olympe ; au petit matin, nous te couchâmes en te berçant comme un enfant...
Il y eut une autre nuit où, entre mets fins et grands crus que tu m’offris dans un bon restaurant montmartrois, nous parlâmes de ce miracle si beau, si poétique, mais si douloureux pour toi d'être en vie. Je me rappelle que tu avais décidé de me rendre riche. Et que lequel avait commencé ? nous avions ri aux larmes, en parlant de lingots d’or, de tes métiers, de tes voyages en mer de nos amitiés, nos amours, nos enfances. Oui c’est ça avec toi la vie faisait rire aux larmes !
J'avais déjà plus de 60 ans et je rentrai ensuite embrasser ma vieille mère vers Montsouris, le cœur battant doucement, sans lingots d’or mais les artères pleines de l'or du temps, chère à André Breton, et de celui d’un Château Margaux je crois, et peut-être du sang des justes.
Ton dernier message, il n'y a pas si longtemps, c'était : " mon Dédé, c'est quand tu veux. Moi qui aurais tant aimé t’aider à « reconstruire » « les secondes qui t’ont vu naître », je vais peut-être continuer ma vie avec un remord...
Dors bien, mon cher Ivica, mon clochard céleste, mon Peter Pan ; peut-être, pourras-tu saluer pour moi, mon frère Patrice. Fais attention, il est fragile.
Ton vieux Dédé.
André PRODHOMME, La Pommeraie, Val Couesnon le 24 avril 2024.
Cimetière d’Attichy (Oise) : Yvon Bedu, Estelle Dumortier, Sébastien Colmagro, Sandra et Christophe Dauphin.
MA FORCE ME DÉPASSE
Ma force me dépasse, je ne serais pas un Homme ordinaire.
Je suis venu bousculer les certitudes. Telle est mon immense aventure,
telle est l’aventure de l’ombre. Je ne suis pas une force, je suis une vitesse.
Je serpente dans un possible qui n’est pas le vôtre.
N’ayant pas vos limites, je n’ai pas votre morale.
Vos pires cauchemars sont aux chevets des sommets dont je suis capable.
Je serais le monstre si je n’étais pas la merveille.
Je suis sans limite, alors je peux être sans scrupule.
D’un côté je suis fléau, de l’autre, bénédiction.
Je suis un acte de dictature qui rétablit l’équilibre.
Ivica HÉNIN (Poème inédit).
JOURNAL D’UN INCONSCIENT
J’étais un petit garçon. Jusqu’à l’immanquable jour où je suis devenu un grand garçon. Ça changeait tout. Hélas pour moi, de ce jour je ne garde aucun souvenir. Plus tard et à ma grande surprise, j’ai appris en avoir presque fini avec l’adolescence. Quant à l’homme dont on m’habille, celui-là j’en ai bien entendu parler, sans jamais arriver à le saisir en moi. Sauf que pour avoir une idée de quelque chose d’aussi grave, il faut s’y reconnaitre. Or, je m’y perds complètement, moi. Comment voulez-vous que, privé de toute enfance par les adultes, je voue un appétit à ce qu’on appelle la raison ? L’âge de raison, je l’ai atteint le jour où j’ai mis le feu à mon école pour la première fois. Personne ne m’en a félicité d’ailleurs. Ils ont préféré fermer les yeux. À croire que la flamme brûle moins une fois les yeux fermés. Voilà. Les histoires des adultes dont j’avais entendu parler. Ils savent faire des films. Des guerres. Et des enfants pour remplacer ceux qui y vont en fermant les yeux. Ceux qui y meurent sans avoir eu le temps de dire merde. Pour tous ceux-là, je dis merde à tous les adultes que je n’ai pas l’extrême douleur de connaître. Et les autres. Un peu pour moi aussi c’est vrai. Je suis un bon élève de la vie. Mettre le feu à l’école n’était peut-être pas une excellente idée. Mais je dirai pour ma défense que personne n’a voulu m’aider à obtenir pour l’enfance quelques sièges au Parlement. Il est aussi à noter que, récidiviste et ne m’étant jamais fait surprendre, j’ai toujours accompli mes ouvres pour l’Enfance Libre dans la plus grande discrétion et le moins de sérieux possible. Je choisissais pour épicentre de mon brasier les en• droits où seules les grandes personnes avaient le droit de se rendre. Salles de professeurs, bureaux, etc. Ma seule erreur fut de sous-estimer l’adulte. L’adulte a des moyens de contrôle sur beaucoup de choses, dont l’enfance et le feu. Les deux sont dangereux pour l’adulte. De telle sorte que je n’ai jamais réussi à en tuer un seul. Même pas un tout petit. J’ai également appris que l’adulte est un redoutable spécimen de prédateur. L’adulte mange ses enfants par l’enfance aussi inexorablement qu’un virus détruit nos défenses. L’enfant est un univers de sens et de métamorphose. L’adulte, lui, aussitôt sacré Roi de sa peine, est incapable du moindre mouvement. Il traverse le monde en avion mais il est également inapte à percevoir les mille et-une-forêts qui peuplent les chambres d’enfant.
Voilà l’adulte : un sac de racines !
Le soleil ne fait pas d’ombre à sa lumière. Il fait jour. Il fait jour. La nuit, il brille par son absence. Il brille encore. De toutes façons, qui écoute les enfants ici ?
Alors, à quoi bon éteindre mes feux ?
Ivica HÉNIN
(Poème extrait de Je détruis les secondes qui m'ont fait naître, éd. Librairie-Galerie Racine, 1999).
Le Banquet des poètes en hommage à Ivica Hénin : Christophe Dauphin, Cédric Maupin, Alain Breton, Claire Boitel, Sissi, Estelle Dumortier, Sébastien Colmagro, Tristan, Sandra, Philippe Valmont, Yvon Bedu et Paula. Puteaux, samedi 27 avril 2024.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : CHRONIQUE DU NOUVEAU LYRISME n° 13 | Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58 |