Vénus KHOURY-GHATA
Vénus Khoury-Ghata, dont l'oeuvre est aussi riche qu’abondante, n’est pas qu’un poète de l’exil. Ses deux mondes (Orient et Occident) sont sa richesse, et non sa douleur, comme elle l’affirme elle-même : « Avec la langue française, c’est une alliance conjugale de trente ans, alors que la langue arabe est comme l’amant qui se faufile dans mes phrases clandestinement et enrichit mes dialogues… J’habite la langue française et je me sentirai exilée le jour où je cesserai d’écrire. » Vénus Khoury-Ghata est l’auteur d’une quarantaine de livres de poèmes et de romans. Elle nous dit, dans un lyrisme sensuel, simple et fort, l’ancrage aux racines, à l’onirisme, aux chemins de l’enfance, à la Nature, aux sables migrateurs, au ciel du croyant, au corps sensuel, à la « peau » dont les limites sont fixées par le cosmos. Sur un ton plus grave, elle exprime l’exil, l’obsession des frontières selon les hommes, des thèmes ravivés par la guerre et par la mort d’un être cher. Il y a là un baroque, un art de décadrer les images de leur emploi habituel.
Vénus Khoury-Ghata a publié des poèmes dans la 2ème et la 3ème série des HSE. Elle a notamment été présentée (par Christophe Dauphin) et publiée dans Les HSE 19 (3ème série, 2005), comme « Porteur de Feu ».
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Vénus Khoury est née en 1937, à Baabda, près de Beyrouth (Liban), dans une famille catholique. Son père est un ancien moine devenu militaire, après avoir été quelques années interprète au près d’un haut-commissaire en France. C’est lui qui transmet la langue française à ses enfants. Sa mère est d’origine modeste, paysanne, native de Bcharré, une petite ville de montagne au nord du pays, où Vénus passe les trois mois d’été durant toute son enfance. Sa tante y est l’institutrice, un personnage très respecté. Le reste de l’année, Vénus vit à Beyrouth, une ville qu’elle n’aime guère, ce pourquoi le Liban qu’elle décrira plus tard dans son œuvre est celui de Bcharré, de la vallée de la Qadicha, et non pas celui de la capitale. Bcharré est la ville natale du grand poète et peintre Khalil Gibran. Sa sépulture domine d’ailleurs la ville qui lui voue un véritable culte. Comme dans tout le Moyen-Orient, la poésie occupe une grande place dans la culture libanaise. Bien que son père, homme sévère et rigide, y soit hostile, et que sa mère soit quasiment analphabète, Vénus nourrit très tôt un grand intérêt pour cet art. Son frère aîné de trois ans, Victor, écrit dès l’âge de douze ans des poèmes qu’il fait lire à sa sœur, en cachette de leur père.
Victor, le grand frère de Vénus Khoury, part en 1952 pour la France, où un grand éditeur lui a promis de publier ses poèmes. La famille n’aura pas de nouvelles de lui pendant deux ans, hormis une carte postale de Paris. Victor revient au Liban, en 1954, n’ayant pas réussi à être publié en France. Perdu, malheureux, il a sombré dans la toxicomanie. Son père, pour le punir plus que pour le soigner, le fait interner dans un hôpital psychiatrique. Victor y subit des électrochocs, tente de s’enfuir à plusieurs reprises, puis subit une lobotomie. À vingt-deux ans, il est désormais dans l’incapacité totale d’écrire, « réduit à l’état de légume » comme le dit sa sœur. C’est certainement ce qui la pousse à l’écriture : le devoir de « remplacer » ce frère mutilé.
En 1957, Vénus Khoury se marie à un homme important et riche. Elle aura trois enfants de ce premier mariage, qui vivent toujours au Liban. Vénus Khoury est une très belle jeune femme. Elle est élue Miss Beyrouth en 1959 à l’âge de vingt-deux ans. Son père est alors très fier d’elle, et Vénus dit ne l’avoir jamais vraiment aimé que durant cette courte période. Dans les années 60, après des études à l’École supérieure des Lettres de Beyrouth, elle exerce notamment la profession de journaliste. Elle publie à Beyrouth en 1960 son premier recueil de poèmes, Les visages inachevés ; puis, chez Seghers, à Paris, en 1968, un deuxième recueil de poèmes intitulé Terres stagnantes.
En 1970, Vénus Khoury rencontre Jean Ghata, scientifique spécialiste des rythmes biologiques, venu à l’Université Américaine de Beyrouth donner une conférence. Amoureuse du chercheur français, elle divorce de son mari libanais. En 1971, elle publie son premier roman, Les inadaptés, aux éditions du Rocher. Un an plus tard, en 1972, elle épouse Jean Ghata et s’installe avec lui à Paris. Elle a trente-cinq ans, et les années 1970 voient s’intensifier les conflits politiques violents au Liban. En 1975, c’est la naissance de sa fille, Yasmine Ghata, à Paris, alors qu’au Liban éclate la guerre civile, qui ravagera le pays durant quinze années et fera plus de cent mille victimes. Victor, le frère de Vénus, refuse de quitter l’hôpital psychiatrique dans lequel il vit depuis vingt ans, pourtant soumis aux bombardements. À Paris, Vénus Khoury-Ghata se lie d’amitié avec de nombreux poètes comme Georges-Emmanuel Clancier, Alain Bosquet, Robert Sabatier, Jean Orizet ou encore Jean Rousselot. Elle collabore à la prestigieuse revue littéraire Europe.
Durant la guerre civile, ses trois enfants libanais la rejoignent à Paris. Ils vivent avec elle quelques années puis repartent pour travailler avec leur père au Liban. En 1978, son recueil de poèmes Les Ombres et leurs cris, publié chez Belfond, obtient le Prix Apollinaire. Son mari Jean Ghata décède en 1981. Vénus Khoury-Ghata ne parvient pas à faire son deuil et sombre dans une sorte de déni de la réalité qu’elle transmet à sa fille. Yasmine Ghata fera paraître un roman, Muettes (Fayard, 2010), qui relate cette sombre période. Son recueil de poèmes Monologue du mort (1987), largement influencé par la maladie puis le décès de Jean Ghata, obtient le Prix Mallarmé.
En 1993, Vénus Khoury-Ghata reçoit le Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, pour l’ensemble de son œuvre. Quatre an plus tard, parait son Anthologie personnelle, qui reçoit le Prix Jules Supervielle. Son frère Victor décède en 2000. Vénus Khoury-Ghata lui rend hommage dans son roman Une maison au bord des larmes, paru en 2005, qui narre la douloureuse existence de ce frère tant aimé. Son roman Le moine, l'Ottoman et la femme du grand argentier (2003), reçoit le Prix Baie des Anges, prix décerné à l’occasion du Festival du livre de Nice. Vénus Khoury-Ghata reçoit en 2009 le Grand Prix de poésie de l’Académie française, pour l’ensemble de son œuvre poétique.
Poète, romancière, critique littéraire, Vénus Khoury-Ghata est l’un des plus grands noms de la littérature francophone contemporaine. Elle fait partie de plus d’une dizaine de jurys littéraires, et son œuvre est traduite dans de nombreuses langues. C’est pourquoi elle voyage énormément à travers le monde. Mais elle fait surtout voyager ses lecteurs dans des textes où se mêlent presque toujours l’Orient et l’Occident, où se confrontent ou se rejoignent leurs conceptions du monde et de l’humain. Voyage à travers les mots aussi, puisque sa langue française est remplie de tournures arabes. « J’ai maintenant vécu aussi longtemps en France qu’au Liban, mais je ne suis pas guérie de mon Orient », aime à dire Vénus Khoury-Ghata. Une ambivalence qui transparaît dans une œuvre dense et riche.
Baptiste Chrétien
Oeuvres de Vénus Khoury-Ghata :
Les Inadaptés, roman, Le Rocher, 1971
Au Sud du silence, poèmes, éd. Saint Germain des Prés, 1975
Terres stagnantes, poèmes, Seghers
Dialogue à propos d’un Christ ou d’un acrobate, roman, Les Éditeurs Français Réunis, 1975
Alma, cousue main ou Le Voyage immobile, R. Deforges, 1977
Les Ombres et leurs cris, poèmes, Belfond, 1979
Qui parle au nom du jasmin ?, Les Éditeurs Français Réunis, 1980
Le Fils empaillé, Belfond, 1980
Un faux pas du soleil, poèmes, Belfond, 1982
Vacarme pour une lune morte, roman, Flammarion, 1983
Les morts n’ont pas d’ombre, roman, Flammarion, 1984
Mortemaison, roman, Flammarion, 1986
Monologue du Mort, poèmes, Belfond, 1986
Leçon d’arithmétique au grillon, poèmes pour enfants, Milan, 1987
Bayarmine, roman, Flammarion, 1988
Les Fugues d’Olympia, roman, Régine Deforges/Ramsay, 1989
Fables pour un peuple d’argile, suivi de Un lieu sous la voûte et de Sommeil blanc, poèmes, Belfond, 1992
La Maîtresse du notable, roman, Seghers, 1992
Les Fiancés du Cap-Ténès, roman, Lattès, Lattès 1995
Qui parle au nom du jasmin ?, Éditions des Moires, 1995
Anthologie personnelle, Poèmes, Actes Sud, 1997, rééd. 2009
La Maestra, roman, Actes Sud, 1996, collection Babel, 2001
Une maison au bord des larmes, roman, Balland, 1998, Babel 2005
Privilège des morts, roman, Balland, 2001
Elle dit, suivi de Les sept brins de chèvrefeuille de la sagesse, poèmes, Balland, 1999
La Voix des arbres, poèmes pour enfants, Cherche-Midi, 1999
Compassion des pierres, poèmes, La Différence, 2001
Zarifé la folle, nouvelles, François Jannaud, 2001
Alphabets de sable, poèmes, illustrés par Matta, tirage limité, Maeght, 2000
Le Fleuve, suivi de Du seul fait d’exister, avec Paul Chanel Malenfant, Trait d’Union, 2000
Ils, poèmes, illustrés par Matta, tirage limité, Amis du musée d’art moderne, 1993
Version des oiseaux, poèmes, illustrés par Velikovic, François Jannaud, 2000
Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier, roman, Actes Sud, 2003
Quelle est la nuit parmi les nuits, Mercure de France, 2004
Six poèmes nomades, avec Diane de Bournazel, Al Manar, 2005
La Maison aux orties, Actes Sud, 2006
Stèle pour l'absent, Al Manar, 2006
Sept pierres pour la femme adultère, roman, Mercure de France, 2007
Les Obscurcis, poèmes, Mercure de France, 2008
À quoi sert la neige ?, poèmes pour enfants, Le Cherche Midi, 2009
La Revenante, roman, L'Archipel, 2009
Où vont les arbres ?, poèmes, Mercure de France, 2011
La fiancée était à dos d'âne, roman, Mercure de France, 2013
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : JOYCE MANSOUR, tubéreuse enfant du conte oriental n° 19 |