Le Théâtre à l'abîme

Collection Les HSE


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Le Théâtre à l'abîme

Henri RODE

Poésie

Livre épuisé
90 pages -

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Dans ces onze textes-poèmes d’Henri Rode, le mal complice d’une création manquée, poursuit son œuvre : un théâtre solidement planté sur une falaise vertigineuse, est projeté dans  le vide, pour la perte des acteurs et des spectateurs. Une bourgeoise normande, toute en finesse et douceur, pour vouloir arracher le double de son visage, qui la suit en la suppliciant, devient une criminelle. Acéré de trait et d’humour saignant, tout le recueil se passe ensuite dans la même dimension équivoque. Chez Henri Rode, peut-on parler de fantastique cérébral ? Possible. Mais les occurrences assez monstrueuses dont il entrave les faits et gestes de ses personnages se prolongent d’une poésie bien à lui et n’ont jamais la gratuité de ce qui s’invente. Rode débusque le cri humain jusque dans ses tréfonds et si ces personnages sont projetés dans l’exil où les rejette le quotidien intolérable, c’est qu’ils sont le jouet de la fatalité qu’implique le seul fait d’exister.

 

 

LA TETE PRETEXTE



               Robin est mort. Enterré ? Que non. Hautement, il a refusé la terre aussi bien qu’une tombe, fût-elle d’esthétique parfaite. Voici cinq jours, on l’a dépecé à l’Institut médico-légal après l’avoir laissé, un mois, en chambre froide. Un carabin, qui l’avait lu Le Rouge et le noir, a déposé sa tête avec componction et un baiser au front, sur une sellette. On peut s’apercevoir, en entrant par surprise dans cette glacière, que Robin sourit, comme lorsqu’il jouait, la tête un peu penchée, Sœur Monique de Couperin, ou du Satie, sur son vieux Pleyel cassé. Quel plaisantin (étranglez-le) a osé planter une pâquerette dans sa narine droite ? Robin voudrait l’arracher, la piétiner. Regarde-t-il ses membres, jetés de part et d’autre de la table à découper ? Oui, sans effroi, pour persifler : « Me voilà fier comme un poulet sur un carton de grande surface. Il y a ma cuisse, mon aile, mes abats, le tout bien propret, rose tendre, sous cellophane. J’en ris. J’échappe à tous. Robin ? Vous ne le trouvez plus qu’en morceaux frais – le plus laid, le plus bas, le plus puant de lui jeté dans un seau de plastique vert pomme, d’où ces restes partiront en container, vers le grand crématoire. Mon sexe ? Où est mon sexe ? »

             Tête bien droite sur son support, Robin le cherche de ses yeux d’opale brûlée, aux très longs cils. « Il montait si haut, mon sexe, sur ses deux hémisphères suspendus à ravir, avec un gros bigarreau gourmand au bout. Et ma chute de reins ? Une merveille, épiderme légèrement ambré, avec, un peu plus bas, une mini-vallée à la fine végétation poivrée, régal des papilles connaisseuses. Mon trois-pièces intime, après tout, je n’en ai pas fait un fainéant, soit avec les dames, soit avec les messieurs. Où avez-vous donc jeté mes mains, musiciennes de si noble envergure ? Les aurait-on greffées sur quelque accidenté ? En ce cas, je les souhaite aussi efficaces qu’elles l’étaient de mon vivant, sur les corps qu’il caressera, pourlèchera à satiété galvanisera. A mon insu, qui vont-elles tripoter, faire mousser ? (Robin cille, attristé de ne pouvoir assister à ce stimulant spectacle). Où est mon centre ? se questionne-t-il, soudain pris de détresse. Où se trouve l’endroit où, tout dépecé que je suis, il me serait possible d’atteindre le spasme parfait ? « Robin, d’un œil en coulisse, inventorie la salle, comme prise dans un bloc de gel gris, fixe la porte du fond : « Me demande si cette issue qui se veut immaculée, là-bas, ne cache pas des corps plus ou moins tailladés mais haletant dans l’espoir d’un dernier plaisir optime, prêts à se soulever et à se recomposer dans l’orgasme. La vie (ou la mort) leur doit bien ça. Mais comme tu restes obsédé, bonhomme ! »

             Là-dessus une aide-chirurgien, plus habile à dépiauter les anus d’un ongle incarnat qu’à coiffer les dépouilles, vient fourrager dans les boucles de Robin, puis les laque en volutes, tant bien que mal, sans ôter la pâquerette de sa narine, l’idiote : « Cou tranché, cette coiffure très Grèce antique doit quand même m’aller. Ma tête surveille tout. Bientôt, tout là-haut, bien au-dessus de cette ville immonde, je me rassemblerai, me retrouverai. « On dira encore « Il est beau comme le soleil, Robin ». En attendant, messieurs en blouse blanche à peine souillée, découpez-moi au plus vite, mais avec art. Morcelez, cisaillez, triez, fignolez sur les muscles (affaissés), les nerfs, les tendons, liez en nœuds gordiens les intestins. Soyez les fétichistes de ma chair qui fut si attrayante. Je ne vous en veux pas. Je vous la lègue. Vous m’avez laissé ma tête. Elle pense, me pense, la grande chérie, et, à sa façon, me réajuste à souhait. Alerte ! Tout en petits morceaux, lardons, tout en viscères sanguinolents que je sois, me voilà encore moi. Et mes dents ? Comme ma verge, elles étaient des plus brillantes, performantes, et le sont encore. Embrassez-moi. Sucez ma langue intacte, au goût sapide de jeune mâle un peu fou. Appréciez. »

             Robin interrompt son soliloque, soupire et songe : « Julia est venue, hier, toute en noir et l’air d’un merle navré. Léonce l’accompagnait en lui tenant les hanches, comme si elle allait crouler. Ils n’ont pas osé arracher ma pâquerette. Voir le hachis de celui qui leur donna tant de joie les pénétrait de respect. Julia était si folle de moi que, si on lui eût fait cadeau d’une boulette de mon foie, elle en aurait donné la moitié à son chat bien-aimé, bestiole de grand appétit. »

            Robin se reprit à marmonner : « Une question : allez-vous, messieurs les chirurgiens, me rassembler tant bien que mal pour le grand voyage, pour cette éternité de mort, cadeau suprême de l’existence, qui est aussi le droit inaliénable de tout vivant ? Je suis prêt. Mains, genoux, cuisses, pieds, testicules, ventre, rejoignez vite ma tête. Soyez un moment, vous l’interne blond filasse si adroit à me disséquer, la Persée qui la promènera, toute bouclée, avec son insolente pâquerette, à bout de bras. Puis revissez-la bien sur mes restes requinqués. Ne ratez pas recomposition. »

             Robin eut un hoquet. Le crépuscule, couleur de peau meurtrie, tombait derrière les baies voilées. Bien qu’il tentât de se gourmander, il mesurait combien sa verve devenait laborieuse, à se dire : « Après tout, qu’est-ce qu’un être même en vie, sinon des bouts de viande crue sur un squelette qui, très vite, branle et tient à peine debout ? Ouf ! Je n’en suis plus là. Au fait, je devrais me sentir aussi bien, découpé sur cette table, que je l’étais de mon vivant. » Un nouveau soupir fit une bulle sur ses lèvres sèches. Mais le mécanisme de sa pensée flottait encore : « Je joue mon va-tout devant l’Eternel. Egoïste, voire égocentrique, menteur, tricheur, pervers, jouisseur en diable je le fus bien plus souvent qu’à mon tour, et ne le suis plus. Je vous demande, vous tous, de me suivre. Allons saluer ce sacré bon Dieu et demandons-lui pourquoi il a cru bon de me faire dépecer après m’avoir fait naître. Là est l’énigme à éclaircir et j’y tiens, tout réduit à ma caboche que je sois. L’énigme est si obsédante que je finis par en glousser et en rire sur cette mesquine sellette. Mon rire circule et il rénove même mes dents et le contour de ma tête. Qui peut mieux, dans mon état ? »

             Ce qu’il redoutait le plus, le soir venant, depuis qu’il était là ? C’était quand, repêchés dans le fleuve proche, on jetait des corps de noyés (mes frères, murmurait-il) sur les chariots ripolinés, encore que certains eussent l’épiderme d’une splendeur funèbre, dans l’irréalité de leur pâleur. Ils étaient ailleurs. Ils planaient. Les traces de balle, de coups de couteau étaient comme des fleurs peintes sur leur torse. Des ombres s’affairaient, pour, en s’effaçant, laisser place à l’épaisseur d’un silence, que troublait seulement, appel fatidique, inexorable, le hululement d’une péniche, repris par d’autres péniches. L’outre-monde ouvrait son antichambre de suie, en aspirant jusqu’à son cerveau. La pièce prenait alors l’aspect d’un inéluctable purgatoire, vestibule de quel enfer ?

             Pourquoi Robin, ce soir-là, revit-il, près d’une place en grisaille de quelque ville de l’Est et sous la pluie, l’enseigne de ce cabaret rococo ? Il y entra. Une chanteuse hors d’âge aux paupières bleuis d’un fard gras, parée d’aigrettes de jais et d’un boa cramoisi, dégoisait, pitoyable de nostalgies narquoise :

                                    Combien je regrette

                                   mon bras si dodu

                                   ma jambe bien, faite

                                   et le temps perdu…

             c’était déchirant. Ses yeux s’embuèrent. Comme s’il disposait de son corps entier, Robin se sentit transi, sans recours en ce monde ni dans l’autre. « Robin est beau comme le soleil », répétait une voix d’ailleurs. Ces mots, comme une lumière magicienne, traversaient sa pauvre cervelle. Ils poursuivirent Robin durant toute cette nuit si longue. Il se mit vraiment à pleurer des chapelets de larmes qui tombèrent, une à une, sur le carreau blanchâtre. Son corps lui manquait à en mourir – et son piano claqué. Une frousse le traversait par à-coups : et si quelque homme de ménage distrait (ou méchant) jetait sa tête dans le seau vert ? Ou bien si l’homme s’en débarrassait comme d’un détritus dans la cour de l’Institut, où des gamins futés, s’en amusant, se mettraient à jouer au ballon avec elle ?


Henri RODE

(Textes-poèmes extraits de Le Théâtre à l’abîme, Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Epaules, 2000)


Dans la revue Les HSE

"Le poète nous livre onze textes-poèmes, au sein desquels le fantastique rejoint les vertiges intérieurs de l’être, ses obsessions les plus reculées, les plus inavouables. Maldoror-Rode est de retour. Suivre Carmel, Liza, Norma, Robin, Anja ou Milan dans leurs aventures nous met devant notre propre destinée. L’être est-il autre chose que le jouet de la fatalité, qu’implique le seul fait d’exister ? Quels étranges desseins peuvent donc se tisser en nous ? Voilà autant de questions que soulèvent ces textes-poèmes, dont la vérité, l’humour grinçant nous renvoient à la violence de la société contemporaine, ainsi qu’à celle de la condition humaine. Si Norma tente d’échapper à la lame de fond du temps, Robin-Don Juan (qui n’est autre que le Robert du Pur Amour), gagné par la mort, assiste, pour sa part, à la découpe de son corps, sur une table d’institut médico-légal. Rode débusque le cri humain jusque dans ses abysses et si ces personnages sont projetés dans l’exil où les rejette le quotidien intolérable, c’est qu’ils sont le jouet de la fatalité qu’implique le seul fait d’exister. Le Théâtre à l’abîme est la dernière publication de l’auteur, de son vivant."

Christophe DAUPHIN (Revue Les Hommes sans Epaules n°29/30, 2010).