Présentation et historique

 

 
La première série des HSE : 1953 – 1956

hse+avignon.jpgLa première série des Hommes sans Épaules compte neuf numéros publiés entre février 1953 et décembre 1956. Son comité de rédaction, dirigé par Jean Breton est composé de Hubert Bouziges (co-fondateur de la revue), Maurice Toesca, Léon Couston, Henri Rode, Pierre Chabert, Patrice Cauda, Serge Brindeau, Frédérick Tristan et de Jacques Réda, pour le dernier numéro.

Durant trois ans, de jeunes poètes de vingt à vingt-cinq ans, révoltés et soucieux de leur liberté, de leur indépendance, inscrivent leurs premiers textes, choisissent des poèmes d’inconnus dans le courrier, réclament des inédits à quelques aînés selon leurs affinités, réfléchissent pour la première fois, plume en main, aux problèmes de la création et à sa gestion (abonnements, relations publiques) sans aucune subvention d’aucune sorte. Ce qui marque cette première série, c’est le très grand nombre de rencontres, de manifestations organisées autour de la revue, l’activité critique qu’elle développe dans la presse de l’époque et le « terreau » constitué par l’effervescence de quelques jeunes, dans une expérience collective revendiquée par tous les participants. À partir de quoi, nombre d’entre eux, mieux préparés, frottés aux autres – à ceux surtout de leur génération – pourront mûrir, faire décoller leur écriture personnelle. Observatoire de la poésie, documentation permanente sur les courants ou les combats en cours, choix entre le laboratoire et la criée populaire (ou toutes les nuances de l’entredeux), développent des racines verbales dans un tour de France continu de la « jeune poésie » – car une revue voyage, s’échange, se prête et se commente ardemment. À l’époque, la correspondance entre les poètes tissait partout son réseau. Les aînés proches et amis, eux-mêmes, répondaient volontiers aux lettres et participaient à la vie du groupe : André Breton, Blaise Cendrars, Georges Bataille, René Char, André de Richaud, Alain Borne, Jean Rousselot, Pierre Seghers, Henry Miller, Jean Tortel, Jean Follain, Gaston Puel ou Lucien Becker, à qui sera consacré le dernier numéro de la revue, qui fait toujours référence à ce jour. Les revues sœurs des Hommes sans Épaules étaient d’André Malartre et André Miguel à Domfront (Orne), Parallèles d’Alain Bouchez à Lille, Alternances de Robert Delahaye à Bayeux, Marginales d’Albert Ayguesparse à Bruxelles, Les Cahiers du Sud de Jean Ballard à Marseille, La Tour de feu de Pierre Boujut à Jarnac (Charente).

Appel aux riverains, le manifeste des Hommes sans Épaules, parait en 1953 : « La poésie ne saurait se définir par sahse+becker.jpg mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Loin d’être prisonnière de l’encre qu’elle emploie, la poésie embrasse les facultés les plus diverses qui sommeillaient en nous, met le feu aux poudres, et nous conduit, tôt ou tard, à ce chant de liberté et de justice qui patientait dans nos poumons… Nous voudrions réveiller le poète derrière sa poésie ! Nous voudrions ranimer sa conscience par friction. Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… » Après l’Appel aux riverains, c’est Henry Miller, le romancier de Tropique du cancer, ami de Jean henry-miller.jpgBreton, qui signera (in n°7, février 1956) le deuxième manifeste important du groupe, Recoupements sur Avignon : « Jeunes hommes d’Avignon à qui ces mots sont adressés… Demeurez les hérétiques que vous avez toujours été. Ne vous adaptez pas, ne pliez le genou. Plus extraordinaire qu’aucune de celles connues par la terre, une révolution va s’accomplir. Elle nivellera toutes les classes, tous les partis, toutes les factions. Demain, le centre de gravité se déplacera de nouveau vers le Sud, là seulement où la puissance peut se changer en lumière, là seulement où la justice peut être administrée sans la souillure de la tyrannie… Le nouvel homme qui émerge des cavernes du sommeil ne nous apparaîtra pas vénérable à force de sagesse, mais nu et invulnérable. L’homme n’a pas encore connu la jeunesse. Il a été, à travers sa lente évolution, pareil à une larve dans l’intimité de sa propre chrysalide. Jusqu’à présent, l’homme a été le prisonnier de l’homme. Bientôt il se servira de ses ailes. N’oublions pas, lorsqu’il jaillira de son cocon, que ses ailes puissantes et malheureuses auront poussé pendant son sommeil. Félicitations, ô jeunes hommes d’Avignon ! Ne vous dites pas « très jeunes ». Dites seulement que vous êtes jeunes, éternellement jeunes. Tout près de vous, les genoux et les coudes dans la boue du Rhône, rampe le symbole du Vieil Homme, l’échine brisée… À bas les Papes – dans tous les domaines ! Laissez-les se faire somnambules dans les salles de la mémoire, pour qu’ils puissent un jour, tel saint Augustin, y rencontrer Dieu. »

LA POESIE POUR VIVRE & POESIE 1 : 1957 - 1986

poC3A9sie+pour+vivre.jpgC’est au sein de la première série des Hommes sans Épaules, que Jean Breton développera pour la première fois son concept, qui fera école, de la Poésie pour vivre. « Nous n’écrivons pas pour le divertissement des oisifs et des érudits ni pour être jugés à tout prix – compliments hyperboliques ou lèvres pincées – par nos confrères. Nous nous sentons aussi éloignés de la prétention raffinée des mandarins que d’un populisme de pacotille qui ne nous a jamais fascinés... Si je ne trouve pas dans une œuvre quelques pulsations de l’homme ordinaire, elle me paraît sans légitimité », pourra-t-on lire dans Poésie pour vivre, le manifeste de l’homme ordinaire, qui, co-écrit avec Serge Brindeau et publié en 1964 à La Table Ronde, fera couler beaucoup d’encre. Les poètes comme la critique, se divisant en deux camps : les défenseurs de l’homme ordinaire et les gardiens d’un laboratoire verbal réservé à une élite. « Nous avions la trentaine, du talent, de la fougue. Nous étions sept ou huit à pouvoir et à vouloir afficher nos volontés et nos espoirs. Le groupe s’est vite réduit à deux personnes prêtes à faire un travail en profondeur. En 1960, la revue Tel Quel, expression du maniérisme dandy, archi-cultivé, à la parisienne, inaugurait ses sévices. Poésie pour vivre a sonné l’alerte et a regroupé les poètes de la sensibilité. Cet « essai » était une adresse aux poètes, comme l’a expliqué Georges Mounin dans sa préface, pour la réédition (le cherche midi éditeur, 1982). Reprenez-vous. Refusez la casaque pédantesque. Restez vibrants dans la sève de vos journées. Ne choisissez pas chacun de vos vers à travers le miroir de l’œuvre des autres... Un peu plus de panache, s’il vous plaît ! Je partage grosso modo le point de vue de cette époque. Avec quelques nuances que j’ai exprimées çà et là, par fragments », déclarera plus tard Jean Breton (in Christophe Dauphin, Jean Breton ou la Poésie pour vivre, Éditions Librairie-Galerie Racine, 2003). De 1955 à 1964, le groupe des Hommes sans Épaules, bien qu’ayant cessé de publier la revue (qui disparaît faute d’argent en 1956), est responsable du bureau parisien de la revue du poète et romancier belge Albert Ayguesparse, Marginales, pour laquelle Jean Breton rédige la chronique de poésie, Henri Rode celle des romans et Jacques Réda celle du jazz.

En octobre 1959, paraît le numéro 8 de la revue Le Pont de l’Épée (qui comptera quatre-vingt-deux numéros de 1957 àle+pont+de+l5C27C3A9pC3A9e.jpg 1983), fondée par le poète et éditeur Guy Chambelland. Le groupe des Hommes sans Épaules se rallie en masse, pour travailler avec Chambelland à des recueils individuels et à des numéros anthologiques. À cette époque, Guy Chambelland vient de publier dans sa revue, l’article-manifeste, « Cerner le poète » : « Poète, ton cœur mis à nu, ce n’est ni pensée-philosophie, ni magie, ni mysticisme, mais Amour, amour des formes (qui te distingue du mystique), élan vers l’objet, aimantation par l’objet qui se met tout d’un coup sous ton regard, comme sous la baguette magique de la fée, à rayonner, à appeler, à signifier, tu ne sais pas forcément quoi, car ce serait peut-être détruire l’objet … Toujours tu pars de la forme qui contient sous ton regard de poète la BEAUTÉ ». Ce programme séduit le groupe des Hommes sans Épaules. Jean Breton évoquera plus tard Chambelland et leurs années de luttes (in Christophe Dauphin, Jean Breton ou la Poésie pour vivre, Éditions Librairie-Galerie Racine, 2003) : « Je dois dire qu’une quasi totale identité de « réception » poétique me rapprochait de Chambelland. C’était un intellectuel-manuel. Grand, le front vaste, chevelu et moustachu à la Gustave Flaubert, le teint clair rosé des Bourguignons, il avait démissionné d’un poste de professeur de lettres pour se reconvertir dans la typographie au service du poème. J’étais d’un caractère plus « souple » que le sien, mais non moins têtu. Que de démarches communes pour débloquer la situation de la poésie, des années durant ! pour retomber toujours sur le clivage : aînés connus super encensés, nouveaux venus qui indiffèrent ou, presque à l’identique : noyau dur parisien / émiettement de la poésie régionale. Courageux, violent, il était à l’époque à peine hanté par l’idée de l’échec. Beaucoup de choses, dont l’allégeance au vin et le ressourcement par la Femme et la nature – bien avant les écologistes – nous tenaient à cœur ».

jean+et+guy.jpgEn 1964, Jean Breton publie avec Serge Brindeau, Poésie pour vivre, le manifeste de l’homme ordinaire, à La Table Ronde. Il s’agit d’une invitation à venir partager des valeurs communes, une certaine idée du bonheur et de la justice, inséparable de l’expérience poétique. « Une vérité pratique essentielle ; celle d’ouvrir les yeux des jeunes poètes non contaminés par le microbe du verbalisme ». « A vrai dire, Poésie pour vivre entend avant tout entreprendre une campagne de démystification : le poète n’est pas un être à part, ni un être au-dessus. Il n’est pas et n’a jamais été un être élu. Il s’exprime vaille que vaille, coincé entre les pierres et la lumière. Il considère sa profession toujours banale, retenu par la couleur des murs, appelé par le temps qui passe. Simplement il essaie de vivre, dans sa peau, dans ses rêves, de faire face à ses obligations, à ses amours. À tâtons, il avance vers le vrai, l’utile pour tous… Si le poète ne peut vivre qu’en mettant le feu au langage, nous nous chaufferons à son brasier », écrit Jean Breton (in Le Manifeste de l’homme ordinaire).

En 1969, Jean Breton lance Poésie 1 (on retrouvera au comité : Serge Brindeau, Guy Chambelland, Jean Orizet, André Miguel, Henri Rode et Alain Breton), une revue à la réputation internationale et au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique de 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont il sera, avec son frère Michel Breton, le responsable de 1969 à 1987, soit cent-trente-six numéros, sept mille abonnés, mille six cent poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus, et qui demeure à ce jour une entreprise inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires, selon les numéros). Les découvertes de cette revue la rendent unique, avec ses numéros spéciaux éclairants, attendus et lus dans le monde entier. Chaque numéro de Poésie 1 sera imprimé au minimum à vingt mille exemplaires et régulièrement réimprimé par Marabout, en Belgique.

Légende, photo ci-dessus à gauche: Jean Breton, Guy Chambelland, André Laude et Michel Breton, à Paris.

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