Jean CHATARD

Jean CHATARD



Jean Chatard, notes sur un homme debout 

 

Jean Chatard est né le 12 février 1934, à Sainte-Terre, entre les vignobles de Saint-Émilion et Saint-Michel de Montaigne, sur les bords de la Dordogne. Nourri d’histoires de pirates et de flibustiers durant son enfance, il entre à quinze ans à l’École des Pupilles de la Marine, et à seize ans à l’École des Mousses : Et la mer se déchire un peu plus - dans ce pays défait où la mort incendie - le plus bleu du rivage - On ouvre le matin à petits gestes las - à petits gestes lents comme si le regard  - s’habituait au monde - et l’on garde toujours une blessure au front.  

L’œuvre est aussi prolifique que singulière. Entièrement dédiée à la poésie, l’idéal de vie de Chatard ; au poème, qui est le miroir de son monde intérieur ; cette œuvre est taillée d’un seul bloc dans un vécu qui n’ignore pas la dimension onirique et englobe aussi bien la création poétique en vers comme en prose, la fiction (relire les surprenantes nouvelles de Mortellement et Je vous écris du fond des mers) et la critique : Il faut choisir de brûler tout ou d’armer – les voiliers pour de nouveaux accents.

Il n’y a pas, il n’y a jamais eu de séparation entre ces activités ; complémentaires, elles nous restituent la dimension de l’homme qui s’embarque à l’âge de dix-sept ans, en partance vers les horizons Caraïbes, sur les traces de Blaise Cendrars, de Corto Maltese et de bien d’autres, à la différence que Chatard ne cherche pas l’aventure, mais à sauver sa peau : Juste assez de cris pour ne pas – s’ouvrir les veines juste assez – exactement ce qui convient de pire.

En 1951, il signe un engagement de cinq ans dans la Marine Nationale et accomplit de nombreux voyages en mer (J’avais vingt ans sous l’équateur), engrangeant souvenirs, émotions et métaphores, des "pages d'océan", tant sur le voilier l’Étoile que sur le cuirassé Richelieu : Demain est cet oiseau perdu qui vole nos regards. Mais le voyage est aussi ce rythme de la peau qui nous sacre vivants.

À vingt-deux ans, il quitte la Marine et entre dans les Transports parisiens, où il travaillera jusqu’à sa retraite. Il se retire alors en Normandie, pour se consacrer entièrement à l'écriture. Chatard est un explorateur des abîmes de l’être, où dérivent les caresses du feu. Ces longues années dans la marine formeront l’homme et le poète (Comprenez-moi j'avais vingt ans - la poésie à découvrir les gens du large à mériter), sa thématique, passes singulières gués fichés sur les ourlets du jour; son langage, qui ne fait fi, tour à tour, ni du réel, ni du surréel ou du fantastique ; son vocabulaire de mots tenant lieu de survie ou d'étendard du merveilleux, mots concassés, piétinés nouant l'ortie aux sables mouvants qui crissent sous la peau, sur l'autre sud des sabliers

Chatard publie son premier poème en 1955. Il a tôt choisi la poésie, car il s’agit d’un domaine où l’on ne peut pas tricher avec la « terrible réalité » ; il sait aussi que la poésie est avant tout un arrachement : on a mal à chaque mot donné. Le poème sera son navire de prédilection : je roule sur la rive du pourquoi.

Il y a chez Chatard, comme l'a écrit Jacques Taurand (in Le Cri d'os n°33/34, 2001), un phrasé intérieur dont les subtils mouvements se déploient et se recouvrent, fondus-enchaînés de vagues inlassables qui brisent leur rumeur sur les rivages des temps enfuis: ancolis, ifs, échos, pluies, exils, ces vocables s'entrecroisent tissant un sillage d'évocations aux confins de l'image et de la méditation, puisqu'il faudra mourir de ces aubes blessées.

Le poète est un explorateur des abîmes de l’être : Il y a la semence et il y aura l’ortie. Ces longues années dans la marine formeront l’homme, le poète, sa thématique, son langage, son vocabulaire : Nouvel émoi du nouveau sang j’hérite – chaque été d’une vague nouvelle.

Chez Chatard, il y a des escales, des naufrages, des vagues, des tempêtes, des accostages ; les mots toujours dans les voiles naviguent vers le rivage des émotions : Cayenne, la Martinique, l’Orénoque, Saint-Kitts, les Sargasses, toujours sans trompe l’œil, car : On coule doucement à l’envers du décor. Aucune mer ou presque ne lui est étrangère. Aucun démon, non plus : Oh je pourrai rouvrir la plaie – rien n’est plus facile qu’une trouée – dans le linceul. Chez Chatard, les mots toujours dans les voiles naviguent: Bientôt nous inventerons l'île puisqu'il faut - démâter puisqu'il faut prendre au col - le bruit de la rosée.

Poète et marin, Jean Chatard sera également animateur, Rédacteur en chef des revues Le Puits de l’ermite (30 numéros de 1965 à 1979) et Soleil des loup, en référence à Tristan Corbière (24 numéros de 1985 à 1991), et le critique littéraire probablement le plus généreux et le plus prolifique de sa génération. Chatard a publié des milliers de notes de lecture dans de nombreuses revues, dont notamment Les Hommes sans Epaules, dont il est un fidèle proche collaborateur. "Si l’on voulait faire une image pour qualifier le verbe de Chatard, à écrit Norge, on pourrait dire qu’il écrit avec de la sève."

Pessimiste actif mais toujours fraternel, ce loup de mer et bourlingueur émerveillé, blessé, a besoin de fratrie, de fraternité : Je vous écris de nulle part je vous – invite à l’insomnie je – vous appelle de partout. Il donne ainsi des centaines de notes de lecture, des chroniques, des articles, sur des poètes, des peintres ; rechercher la poésie c’est aimer la vie, c’est être ouvert à l’autre et Chatard n’a jamais cessé de l’être, toujours à l’affût, aux aguets, dans sa création, dans sa vie, comme dans son travail critique : « Si l’on analyse quelque peu l’œuvre d’un poète, on constate qu’il se « découvre » beaucoup plus qu’il n’y paraît de prime abord et l’immunité dont il s’entoure est une fragile carapace qui s’avère – consciemment ou non – ténue, et donc facilement accessible. » C’est bien cette carapace qu’y importe pour Chatard poète et critique ; cette carapace qu’il faut percer afin de déposer ses cris et de planter ses racines.

La création de Chatard est un vaste labyrinthe jalonné par une quarantaine de publications, apparemment disparates. Il n’en est rien. Il y a une grande cohérence, une harmonie, une unité au sein de cet imposant ensemble qui forme un collier d’îles, un archipel où tout sonne juste ; cette superbe somme qu’est Les archives de la nuit, une anthologie des poèmes 1967-2005, le prouve à la perfection. Ce livre est peut-être l’incontournable de la création chatardienne.

Chatard n’est pas un poète d’eau douce, avec lui, la haute mer est garantie : recueil après recueil, on voyage dans ses mots, dans sa vie, dans ses émotions, dans son vocabulaire, dans ses douleurs, dans ses épices. Eloigné de toute gratuité, de toute esthétique, Chatard met tout son être dans son poème. Il a une voix bien à lui, un style, un registre, des images, des métaphores ciselées avec le cri des astres pour refuge. 

De la houle à l’exil terrien, entre l’escale et l’alphabet, Jean Chatard, ce passager du temps, habite un pays de mots, d'iode et de sel, bâtisseur de mondes errants ; Jean Chatard habite un bleu qui le concerne et lui sied, comme les souvenirs habillent d'or les fleurs d'acier des escales.

Notre ami et collaborateur Jean Chatard, le poète de la haute-mer et des sables mouvants qui crissent sous la peau, sur l’autre sud des sabliers ; notre ami Jean Chatard  est décédé le 14 septembre 2021, à l’âge de 87 ans.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Bruits d'escale (Le Puits de l'ermite, 1967), Monde rouillé (Traces, 1968), L'homme debout (Traces, 1974), Chercher le jour (Fagne, 1977), Dans les prisons imaginaires de Piranèse (La Foire à bras, 1982), Les merveilleux perdants (La Nouvelle Tour de Feu, 1982), Arme blanche (Traces, 1985), L'ombre d'un déserteur (Le Pavé, 1985), Cinéma d'ailleurs (Protée, 1986), Le chant des épidermes (Soleil Natal, 1988), Les éboulis de l'an (Soleil Natal, 1988), Mortellement, nouvelles (Soleil Natal, 1988), Amours d'herbes (Traces, 1990), Mâtures bleues (Le Bibelot, 1991), Espaces chanteurs (Le Bibelot, 1993), Les foudres et les dons (Traces, 1993), Paramaribo-bo-bo (Le Bibelot, 1993), Le naufrage des certitudes (Ed. du Soleil natal, 1993), Chants secrets (Ecrits d'écho, 1993), Les laisses de l'amour ordinaire (Décharge, 1994), Fauves scories (L'Arbre à paroles, 1994), Nuits murmurées (Atelier de Sagamie, 1994), Passager du ressac (Le Bibelot, 1994), Les hommes du rêve (E.L., 1995), Les balanciers de l'insomnie (L'Arbre à paroles, 1996), Correspondances, avec avec Jean-Claude Tardif (La Bartavelle, 1997), Le naufrage des certitudes (éd. Soleil Natal, 1997), Petits instants de la stupeur (Poésie en voyage, 1998), Je vous écris du fond des mers, nouvelles (De l'autre côté du mur, 1999), Paresse d'eau (Chantepleure, 1999), Demain n'existe plus (Bleu d'encre, 1999), Les Folies (A l'Index, 2000), L'Enfer par contumace (Froissart, 2000), Totems (Clapàs, 2001), La Vague à mes souliers (Éditions AB, 2001), Les Chemins profonds (l’Amateur, 2003), Pour le plaisir des hirondelles (éd. Soc et Foc, 2005), Les Archives de la nuit, anthologie, (L’Arbre à paroles, 2007), Dites-moi à quelle heure... (Airelles, 2010),  Nous irons tous à Valparaiso (La Découvrance, 2011), Les marins, chants des équipages, essai, (La Decouvrance, 2011), Et toute la plage s’effondre, tu sais bien (éd. Sac à mots, 2012), Vroum-vroum (Comme en poésie éd., 2013), Clameurs du jour (Editinter, 2014), Sous le couvercle de la nuit (Sac à mots éditions, 2015), Choisir l’été…, avec Jean-Claude Tardif (À l’index, 2015), Je vous écris du fond des mers et autres nouvelles, prose, (À l’Index. 2018).

Nous les mortels savons coudre la plaie

de l’horizon menteur nous savons déserter

ces rades capitales où les bateaux ancrés

au nord des certitudes attendent pour s’ouvrir

les ombres et les plis de la mémoire offerte

 

J’ai pris les chemins creux de leur

flou quotidien et parfois les ourlets

de leur robe de bal

 

Partir ne s’apprend pas aux nasses du

hasard c’est un simple billet que l’on confie

aux matelots des plaines bleues

 

aux balanciers de l’insomnie

 

Bien sûr qu’il y a magie en nos corps rescapés

que l’habitude ploie et que le plaisir

sauve de la peur mais accrochés toujours

au gréement des  aubiers ils ne savent danser

qu’en présence du soir

 

Étendez moi encor sur le chemin de boue

celui-là que jadis  il nous fallut tracer

et tenez bien ma main mes petits arbres morts

mes rives dédouanées mes camions interdits

 

J’ai de la solitude vraie

qui prend son temps pour museler

l’encore exquis de nos stupeurs

 

Jean CHATARD

(Revue Les Hommes sans Epaules).

*

SEISME

  

Jamais autant de froid ne dévora le soir

de ces îles cousues à l’envers du rivage

lorsque les fleurs d’acier glissèrent jusqu’à nous

 

Plus le temps de s’ouvrir aux nuages fripés

qui tombaient de nos mains

comme autant d’oiseaux morts

 

(Mémoire de la pluie où chavirent les nefs)

 

J’ai vu l’aube incendier le volcan dédaigneux

où les plis de la mort coulaient leurs doigts de loup

 

Ramper jusqu’à l’utile de la peau

et déchirer la mer et

démêler ses gants

 

Mille fois je fus pris par les serres du feu

et toujours en courant je suppliais l’ortie

 

C’était le bleu qui nous sculptait parmi les fumerolles

et les instants poivrés – à peine plus acteurs

que nos effrois soudés – à peine plus offerts

à la mer murmurée

 

car nous fûmes enclins à mourir aussitôt

 

On ouvrait au chemin une porte certaine

que d’aucuns refermèrent

avec des gestes lents

 

 Jean CHATARD (in revue Les Hommes sans Epaules).

 

*

LES HOULES NECESSAIRES

  

J’écoute le gravier recoudre l’acacia

dans cette vallée d’or empruntée aux courlis

 

et même si le vent laboure un peu trop l’if

et même si la nuit se trompe de chemin

je sais qu’avant l’été le masque tombera

 

Il fera chaud sous l’arc-en-ciel

lorsqu’enfin l’ombre bleue nichera n’importe où

 

Demain chemin faisant nous

habiterons l’œil de ces chiens tapageurs

jouant un peu partout à séduire l’écho

à deviner la pluie

 

Singulier océan dont je romps les amarres

où le peuple des rois s’installe

pour rêver simplement à d’autres équipages

et parfois incendier le plus beau du couchant

 

La mort a répété mon nom sur

l’asphalte du cri

 

(je sais bien qu’en courant

l’homme entier porte au loin

sa semaille et ses dons)

 

Je n’ai pas peur du souvenir

mais de la nuit tachée d’envols

de cette mer recommencée

de ce lieu-dit

 

On aborde le quai où se métamorphosent

les replis d’un printemps capable s’il le faut

de hisser le soleil jusqu’au matin secret

 

de s’envoler à travers l’huis

 

On prend son temps pour museler

quelque ancolie pour murmurer d’autres refrains

mais tout est bien fini pour nos élans de feu

 

C’est vrai que l’autre aubier recommence

une trace c’est vrai que le sentier

s’allonge pour dormir

 

La poésie est ce discours étrange qui balaya

nos forces et nos paons qui se posa

dessus nos fronts sans demander jamais

si elle était chez elle

 Jean CHATARD (in revue Les Hommes sans Epaules).

 

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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