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Bloc-notes
Historien d’art et de la littérature érotique, essayiste et romancier, auteur d’une trentaine d’ouvrages, Sarane Alexandrian (1927-2009) s’est situé tantôt au cœur et tantôt en marge du mouvement surréaliste. A la demande d’André Breton, il dirigea après-guerre la revue Néon, et on lui doit l’Art surréaliste et Le Surréalisme et le rêve. Il fut critique d’art à la revue L'œil et au journal Arts, et critique littéraire à l’Express.
Sarane Alexandrian s’est intéressé à la magie sexuelle, chez Crowley par exemple (en témoigne son essai sur La Magie sexuelle, La Musardine, 2000), mais aussi à la philosophie occulte, chez Agrippa par exemple, et, en dépit de certaines approximations, son Histoire de la philosophie occulte (Seghers, 1983) est des plus utiles. Après L’Impossible est un jeu (Edinter/Rafael de Surtis, 2011), voici son deuxième ouvrage posthume : Les leçons de la haute magie (Rafael de Surtis, 2012), qui rassemble des textes sur la vie, la mort et les croyances sous le regard de l’occultisme, par un surréaliste en quête de la réalité de l’homme, de l’invisible et du monde.Certains écrits sont inédits, d’autres ont été publiés, respectivement en 2008 et 2011, dans la revue d’avant-garde Supérieur Inconnu, qu’il a dirigée depuis 1995.
Alexandrian s’interroge et nous interroge ainsi sur l’âme et l’esprit, le monde occulte, le grand principe du Tout, la phénoménologie des superstitions populaires, l’ontologie de la mort. Que l’on partage ou que l’on ne partage pas toujours (ce qui est mon cas), les réponses qu’il apporte à la lumière de son expérience personnelle, ses textes témoignent de la pensée d’un intellectuel à la croisée du surréalisme et de l’occultisme, en quête du salut par le rêve et l’amour.
Enfin, une petite étude sur « Joséphin Péladan et le rêve de l’érotisme mystique » éclaire d’une jour nouveau l’œuvre de l’auteur des vingt-et-un romains de La Décadence latine, dans un domaine où d’aucuns, sans doute, ne seraient pas allés le chercher, mais où Sarane Alexandrian a su mettre en évidence certains traits caractéristiques d'une forme d'érotisme sacré chez le sâr de la Rose-Croix catholique.
Serge Caillet
("Bloc-notes d'un historien de l'occultisme" in sergecaillet.blogspot.fr)
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Sur Incoherism
"Deuxième livre posthume de Sarane Alexandrian, Les Leçons de Haute Magie viennent éclairer un aspect singulier de la personnalité riche et surprenante du second penseur du Surréalisme après André Breton. La pensée et l’œuvre de Sarane Alexandrian explorent toutes les dimensions de la psyché, à travers l’art et la littérature bien sûr, notamment d’avant-garde, mais également à travers l’érotologie, l’hermétisme et la philosophie occulte. Le choix d’une alternative nomade aux impasses de tous les conformismes ne pouvait que conduire Sarane Alexandrian à l’étude de pensées et praxis autres, constantes cependant de l’expérience humaine. Les Leçons de Haute Magie font partie d’un ensemble, intitulées Idées pour un Art de Vivre dont elles forment le quatrième volet. Le premier volume, La Science de l’être traite des étapes de l’acheminement de l’être. Le deuxième, Le Spectre du langage, interroge la littérature, l’imaginaire et la poésie. Le troisième, Une et un font Tout aborde la question de la nature féminine, et des fantasmagories des rapports amoureux, question qui trouve son prolongement dans ce quatrième volume. Le cinquième, Court traité de métapolitique, s’intéresse aux travaux de Charles Fourier qui lui était cher, et pose les bases d’une politique transcendante. Le sixième, L’Art et le désir, est consacré à une esthétique ontologique et à une synthèse des arts. Comme le remarque Christophe Dauphin dans son introduction, cette œuvre se trouve à la croisée de multiples influences, André Breton, Charles Fourier, Aleister Crowley, Cornélius Agrippa notamment mais elle est aussi porteuse d’une profonde originalité. « Vérités nécessaires » ou « mensonges provoquant la rêverie », l’œuvre de Sarane Alexandrian veut éveiller au réel. Il distingue non sans pertinence, ésotérisme, hermétisme et occultisme, même si ces distinctions sont parfois difficiles à établir, afin de poser les jalons d’un enseignement qui vise une structure absolue, un principe dégagé des surimpositions culturelles et personnelles. Les Leçons traitent de l’âme et de l’esprit, du monde occulte, de la métaphysique, de la phénoménologie des superstitions populaires, d’une ontologie de la mort, du Rêve de l’Erotisme Mystique de Joséphin Péladan et, enfin, du Livre des Rêves de Luc Dietrich. Les Leçons, apparemment disparates, constituent bien un ensemble cohérent, non destiné à rassurer le lecteur, mais plutôt à le constituer comme un libre aventurier de l’esprit. On ne suivra pas Sarane Alexandrian sur son peu de considération pour Gurdjieff, son contre-sens, il est vrai courant, sur la quatrième voie, ou au contraire sa surestimation de Papus, certes excellent vulgarisateur et organisateur mais sans doute pas comme il l’avance « meilleur théoricien de l’occultisme qu’Eliphas Lévi ». On appréciera son analyse subtile de ce qui est en jeu dans la nécessité que connaît l’homme d’explorer, parfois avec maladresse, l’invisible, l’inconnu, l’indicible, le néant et la totalité. Le sens de la queste et son intransigeance ont pour corollaire une peur originelle qui pousse l’être humain à s’extraire des conditionnements, à s’affranchir des limites, à traverser, parfois sans ménagement, ce qui se présente, parfois au prix d’une vérité, parfois au prix d’un mensonge salutaire. Son analyse de la sexualité transcendante de Péladan est très juste, même si Sarane Alexandrian n’arrive pas à discerner clairement entre magie sexuelle, sexualité magique et alchimie interne. Il montre comment Péladan, à travers différents livres, présente les voies de couples et les différentes étapes de celles-ci. Celui qui a « glorifié l’érotisme sacré » ne pouvait que trouver en Sarane Alexandrian un lecteur non seulement attentif et passionné mais capable de le comprendre. L’érotologie de Sarane Alexandrian, le « sceptique intégral » ou le « gnostique moderne » que l’on lit aujourd’hui, n’est pas éloignée de celle de Péladan, « premier représentant de la mystique érotique dans la littérature moderne » qu’on ne lit plus, malheureusement. Les Leçons de Haute Magie introduisent à de nombreuses dimensions cachées de l’être. Elles témoignent également de la liberté de cet « homme remarquable », au sens le plus gurdjieffien qui soit, qui, en des temps hostiles, a osé traiter avec la distance nécessaire de sujets trop souvent tabous. "
Rémi Boyer (in incoherim.owni.fr, octobre 2012).
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Lectures
" Ce pauvre monde n’a plus / Que ses rêves sur ses os. Ces vers datent de mars 1943. Ils sont signés Marc Patin, 23 ans, réquisitionné au service du travail obligatoire en Allemagne. Il pressent peut-être qu’il n’a plus qu’un an à vivre. Il meurt d’une pneumonie en 1944. La mort l’a fait oublier jusqu’à la publication, cette année, de Les Yeux très bleus d’une nuit pareille à un rire sans regret (Les Hommes sans Epaules, 496 pages, 22 €). Il était l’égal d’un Paul Éluard qui l’avait d’ailleurs reconnu le qualifiant de « détenteur véritable des moyens de production de la liberté ». Car cet homme célèbre, ici et partout, la liberté, toute la liberté. Avec des mots simples et des images percutantes. "
Philippe SIMON (cf. Cultures-Magazine in Ouest France, 19/20 novembre 2016).
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"Malgré la biographie que lui a consacrée Christophe Dauphin en 2006, Marc Patin demeure injustement méconnu, dans l’ombre de Noël Arnaud et Jean-François Chabrun, ses deux collègues du groupe surréaliste La Main à Plume, bien qu’étant reconnu comme le poète du groupe. Ce volume consacré à son œuvre poétique (1938-1944) vient comme un nécessaire hommage de réparation.
Né en 1919 et mort dramatiquement en 1944 en Allemagne laissant une œuvre déjà exceptionnelle à 24 ans. Sarane Alexandrian évoque Marc Patin comme le « Rimbaud du surréalisme ». Christophe Dauphin parle de lui comme d’un grand poète surréaliste de l’amour qui sort enfin de son purgatoire », purgatoire qu’il analyse en ces mots :
« Comment expliquer alors ce silence inextricable autour du poète et de son œuvre ? Comment expliquer le silence autour du génie de ce poète que Paul Eluard, bien plus que son ami, avait salué son égal, l’une des voix les plus prometteuses de sa génération et du surréalisme, et qui fut foudroyé dans la force de l’âge ? Marc est mort jeune à l’âge de vingt-quatre ans, dans une époque trouble, et a peu publié de son vivant. Cependant ce silence n’est pas gratuit ; il a été entretenu par ceux qui n’hésitèrent pas à le lâcher et à le calomnier dans ce qui demeure la période la plus critique de Patin. Des accusations qu’il subit, Guy Chambelland sera le premier à démontrer l’absurdité et l’inanité, tout en saluant la « ferveur et les images aériennes » du poète. Il s’agissait d’un premier pas d’importance devant nous mener vers la « réhabilitation » de la mémoire de Marc Patin, comme vers la découverte de son œuvre. »
Fin 1937, est fondé le groupe d’inspiration Dada Les Réverbères autour de Michel Tapié, Jacques Bureau, Pierre Minne et Henri Bernard, que Marc Patin rejoint rapidement. Poésie, jazz, peinture, théâtre, le groupe est très actif, publie une revue du même nom dans laquelle Marc Patin publie régulièrement des poèmes. En 1938, il tombe amoureux de Christiane qui va exalter son don pour la poésie. Le premier numéro de la revue propose un manifeste « Démobilisation de la poésie » dont Marc Patin est signataire. Rejet des formes, y compris celles de la révolution poétique, et installation dans le merveilleux.
Après Christiane (1938-1940) et Les Réverbères (1937-1939) vient la période Vanina (1940-1944) et La Main à Plume (1941-1943). Vanina (ou l’Etrangère) va devenir, nous dit Christophe Dauphin, « le grand mythe de l’œuvre de Marc Patin ». La Main à Plume naît de la volonté de rassembler les surréalistes restés sur le territoire français pendant le deuxième conflit mondial. Son action s’inscrit dans la continuité des deux manifestes surréalistes. Marc Patin se rapproche alors de Paul Eluard. Leurs œuvres respectives se croisent de bien des manières, l’amour bien sûr mais aussi les incertitudes d’un monde en ruine. Mais Marc Patin tend vers « une libération totale de l’esprit ». « La grande affaire de la poésie de Patin, précise Christophe Dauphin, est de révéler l’homme à lui-même, de lui donner la possession de soi : « La poésie, depuis toujours, établit les rapports entre l’homme et le monde, retrace les moindres nuances de leurs conjonctions, replace l’homme dans son élément, lui incorpore l’élément cosmique… ». Au cœur de cette queste, la Femme magique, Vanina, tient une place essentielle, à la fois inspiratrice, initiatrice et clé de réalisation.
Dans sa courte vie, Marc Patin va écrire près de sept cents poèmes, la plupart encore inconnus, dont plus de la moitié ont été rassemblés dans ce magnifique volume."
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 11 avril 2016).
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"J'adore que les voyages et les cultures gomment âges, tailles, couleurs et tutti quanti! En particulier grâce au gros volume d'un trop jeune et tragiquement duisparu en camp de travail allemand vers la fin de la guerre, en 1944, Marc Patin, qui n'avait publié qu'une plaquette de poèmes, alors qu'il a fallu le bel effort de Christophe Dauphin pour assembler après sa mort à 24 ans à peine, les restes imposants de l'oeuvre inachevée, sous un titre lui aussi imposant: Les Yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire snas regret. Surréalisme en temps de guerre, poèmes soigneusement datés et remplacement d'André Breton exilé pendant l'Occupation tandis que qu'une amitié fervent l'unissait à Paul Eluard. Le livre mélange sans regrets poèmes anciens et récents, jeunes et à peine moins, d'amours adolescentes et déjà de beautés qui annonçaient un futur grand poète. Retenons le nom de Marc Patin pour nos lectures. comme de tout poète mort dans les camps."
Paul VAN MELLE (in revue Inédit Nouveau n°279, avril 2016).
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"C’est là un travail exemplaire de Christophe Dauphin, qui a conçu le projet du livre de cette œuvre de première importance, dont quelques fragments – dans un premier temps –, puis une Anthologie suivie de Vanina ou l’Étrangère, dans un second temps, furent publiés par Guy Chambelland. De son côté, Sarane Alexandrian, dans sa revue Supérieur Inconnu, publia des poèmes et des récits de rêves de Marc Patin.
Quant à Christophe Dauphin, il découvrit les archives du poète, ce qui lui permet aujourd’hui de nous offrir près de 450 pages de poèmes rares et d’une belle efficacité ; poèmes assortis d’une présentation d’une vingtaine de pages et d’un portrait de Marc Patin avec, en prime, un dessin de couverture signé Tita.
Œuvre giboyeuse que celle de Marc Patin (1918-1944), qui rejoignit le collectif d’artistes se manifestant sous l’aile de la main à plume. Sa passion pour la pianiste Helena Delcourt – passion platonique, nous révèle Christophe Dauphin – l’entraîne à écrire abondamment. Ce livre énorme en témoigne. Rien de mieux que cela, pour nous faire découvrir les secrets poétiques et amoureux, ainsi que les élans superbes du poète.
Mieux qu’une anthologie, ce livre est un tout et ce tout est la vie même d’un artiste disparu prématurément et resté dans l’ombre durant trois quarts de siècle et qui, grâce à quelques passionnés, surgit comme une flamme dans l’univers poétique. L’écrivain surréaliste Sarane Alexandrian parle à son propos de « Rimbaud du surréalisme », et il est vrai que durant sa trop brève existence, vingt-cinq ans, il écrivit énormément, datant chacun de ses poèmes, les localisant même avec précision. Au gré des textes, qui forment cette révélation tardive, on découvre cette œuvre de premier plan.
Quant au titre quelque peu insolite : Les Yeux très bleus d’une nuit pareille à un rire sans regret ; il s’agit du dernier vers du dernier poème (« Écoute ! ») que le poète composa le 20 février 1944 et qu’il dédia à son meilleur ami, Jean Hoyaux. Marc Patin décéda le 13 mars de la même année, victime d’une embolie pulmonaire. Un livre indispensable."
Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°42, 2016).
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"L'ensemble de l'oeuvre poétique de Marc Patin (1919-1944), le poète le plus doué et le plus brillant de sa génération: il fut membre du groupe d'inspiration Dada, Les Réverbères, qui comprendra une vingtaine d'artistes et d'intellectuels, et organisera des manifestations artistiques ; il fut par la suite l'un des fondateurs et des principaux animateurs du groupe surréaliste de La Main à plume (dont le nom se réfère à Arthur Rimbaud).
Dans sa courte vie, Marc Patin va écrire près de sept-cent poèmes, la plaupart encore inédits, dont plus de la moitié ont étét rassemblés dans ce volume. Son oeuvre, marquée par la solitude et le malaise existentiel, atteint des sommets dans la quête du désir et du Merveilleux. "Marc Patin, dit Paul Eluard, est très précisément un oeuvrier, c'est-à-dire le détenteur véritable des moyens de production de la liberté." Ou, selon Sarane Alexandrian, "Marc Patin est le Rimbaud du surréalisme!"
Mirela Papachlimintzou (in revue Contact n°81, Athènes, Grèce, mars 2018).
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Lectures :
"Frédéric Tison est un poète des métamorphoses. Il n'est donc pas étonnant que dans sa constellation d’écrivains figurent Ovide. Mais dans ses "tables d'attente" et leurs vignettes et tableaux parisiens existent aussi des rappels à Hölderlin, Rimbaud, Baudelaire et François Augiéras. Les textes sont des miniatures qui contre les choses vues trop simplement créent des évocations de biographie parallèle entre rêve, légende et réalité en un temps où les toits, pour se soulever, pivotaient selon le caprice de la lumière. La vie se dédouble à la recherche des émotions les plus essentielles et qui n'ont peut-être jamais existé en des séries d’attentes voire de solitude. Surgit un "chant" qu’il faut écouter, accepter et comprendre. Un imaginaire particulier crée un château qui n'est pas de sable mais d'Espagne en plein Paris des Fleurs du Mal. Et pas seulement. Car il y a du mythe dans les évocations où Maurice Scève n'est jamais loin. Preuve que le regard et les mots sont plus larges que la ville, ses rues et ses palais. Ce sont les premiers - plus que le réel - qui enfantent l'air en grands oiseaux de sel qui ne cessent de briser la mer. Mais ici elle demeure souvent loin - comme le réel lui-même. Les merveilleux nuages l'emportent vers des contrées inconnues et des espaces mystérieux autour, dit l'auteur d'une image manquante et d'un visage absent que l'ombre des mots dessine."
Jean-Paul Gavard-Perret (in salon-litteraire.linternaute.com, 20 novembre 2019).
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Le titre est explicité par une définition extraite du Dictionnaire de l’Académie Française, 8e édition (1932-1935) :
« Table d’attente. Plaque, pierre, planche, panneau sur lequel il n’y a rien encore de gravé, de sculpté, de peint. Fig. : C’est une table d’attente, ce n’est encore qu’une table d’attente, se dit d’un jeune homme dont l’esprit n’est pas encore entièrement formé, mais qui est propre à recevoir toutes les impressions qu’on voudra lui donner. »
Frédéric Tison dresse ainsi sa Table d’attente autour, nous dit-il, d’un visage absent. Comme peindre un tableau dont il manquerait le personnage principal, absent mais pourtant présent par tous les éléments du tableau, impressionniste. On pense parfois à un doppelgänger, tant le témoin invisible, à la fois veilleur et lanceur d’alerte, est aussi le tourneur de pages de ce livre.
« Dans ce pays, mes vêtements sont blancs (ma chemise est d’argent, mon pantalon de neige).
Dans ce pays, je fais le ciel mien.
Dans ce pays, je donne des fêtes douces et secrètes. Ici, je sème mes nuages et mes lois. Dans ce pays, j’ai mes rois et mes reines.
C’est dans ce pays que s’élève mon palais d’eau murmurante. »
« L’amour n’est pas là. Il ouvre des portes au loin. Il se trouble dans les miroirs.
Il se dresse dans une chambre vide. Il accueille des souffles et des regards soudains.
Il ne siège pas – il s’efface des trônes et de chaque jardin. Ses larmes sont avides de la mer, ses rires se brisent en silence.
L’amour n’est pas là – C’est un ange noir qui le retient prisonnier. »
« Beau visage, maître des silhouettes qu’on rêve et voit passer, je te place entre deux colonnes au sein d’une nuit.
Je te répands dans les rues et les herbes, je te dissous dans toutes les faces humaines et les années. Je trouble tes ombres dans la fontaine sculptée, j’y plonge des clefs lourdes.
Beau visage, maître des silhouettes qu’on rêve et voit passer, je t’ai contemplé. »
Cette saudade en langue française porte, à travers les fragilités extrêmes, vers la beauté.
« Fais tien le ciel, chante une heure et ce visage clair qui serait tien – dans tes yeux, dans tes miroirs incertains.
Fais tien cet appel et l’oiseau, le jeune carillon qui passe et tinte si vite ! Tandis qu’il cesse de seulement t’appartenir. »
Frédéric Tison engage un combat contre le temps, s’élève au-dessus des conditionnements pour marcher sur les morceaux de temps brisés comme autant de marches vers la clarté.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 10 février 2020).
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L’attente serait donc le mot clé d’une vie et de son poème. L’attente d’un ailleurs, d’une révélation, d’une rencontre. L’espérance pourrait-elle se substituer à l’attente. Dès les premiers poèmes du recueil, Frédéric Tison semble substituer l’attente à l’accompli puisqu’il écrit dès les premiers vers : « Je suis ici le vent d’un autre port, d’un autre pays, d’une autre fois » Le poème lui donne le pouvoir de revenir sur ses attentes passées qui se déclinent en état d’être et fixent des lieux, des sensations, des sentiments aussi. Les lieux ainsi nommés font resurgir un vécu réel ou rêvé, une ville portuaire, la mer et toujours beaucoup d’oiseaux. Les lieux nous confient les sentiments du poète, sentiments du passé et d’âge volontairement livrés au lecteur qui rythment les séquences dans une sorte de regard sur soi-même. J’avais dix-sept ans » avec Rimbaud et tous les espoirs de la poésie et d’ailleurs, lorsque j’aurai quarante-cinq ans, avec un poète qui ne serait pas un fantôme. Frédéric Tison déambule dans Paris, du boulevard Sébastopol au passage de la Main d’or qui évoque sans doute ses lectures d’André Breton et de Nadja, ses galeries parisiennes chères aux surréalistes et dans lesquelles se trouvent aujourd’hui encore des sources mystérieuses.
Le temps, cet espace qui ne peut réellement couvrir les heures d’une façon régulière vit sa vie selon les ressentis et la patience du poète « Je m’ouvre à l’attente – je ne confonds plus ma béance avec toute l’absence » profitant de cet état d’être plus lent plus attentif pour mieux regarder les êtres et les choses, éclairant son regard d’une autre lumière : « Les passants marchent dans le ciel : leurs têtes sont pleines de soleils et d’anges. Les arbres frissonnent. L’horloge n’est pas à l’heure ».
Pour le poète devenu « maître des marges » après en avoir été l’apprenti depuis plusieurs recueils, l’expérience est bien de fiancer la neige et le feu, le ciel et la terre et de relier poétiquement, « habiter poétiquement le monde ». Il nous appelle à « Regarder mieux, après les larmes de murs, de grottes et de sommeil » et si nous voyons toujours mal il se destine à changer l’image : « Je serai là, l’image qui manque, la ressouvenance, la pleine fenêtre et l’innombrable passant » (*).
(*) Je vous recommande l’étude approfondie de Jean-Louis Bernard dans le n° 77 de DIÉRÈSE sur Frédéric Tison et le rapprochement que l’on peut faire de ces deux poètes concernant l’attente et l’absence entre autres thèmes.
Monique W. LABIDOIRE (www.francopolis.net, juin 2020).
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« Je suis ici » : par cette anaphore se structure le premier poème. Il y en aura beaucoup d’autres dans ce livre-chant, ni péan ni thrène, plutôt mélodie lente à leitmotiv main gauche. Le poète blasonne ses désirs, ses blessures, ses chimères. « Je suis ici » terminera, ou presque, le livre (le « presque » est capital).
Se reconnaissant vassal de l’énigmatique « maître des fenêtres » (on croisera d’autres maîtres : des marges, des silhouettes, des buées, des pierres), il s’adonne à des prélèvements fugitifs du réel, que le regard métamorphose par sa seule puissance. « Je pose tes regards », écrit-il, mais ne s’agit-il pas des siens propres ? L’imagination est une ruse du regard : on feint de regarder ailleurs pour mieux le faire ici. Entre-temps, le poète aura photographié des moments plus que des lieux, des moments qui seraient en suspension le temps que le regard se cherche. L’objet qui en résulte serait le passage, le mouvement, bien davantage que toute action. Et donc voici l’attente, l’attente perpétuée. De quelque chose ou de quelqu’un ? Ou l’attente pure de Blanchot, celle qui n’attend rien ? Qui viendra « ranimer des visages » ? À qui appartiennent ces mains invoquées ? À l’ombre veillante ? À l’imaginaire, qui recompose nos héritages ? De qui ces regards (présents quasiment à chaque page) sont-ils le nom ?
La table d’attente est opaque, à la différence du miroir ou du puits. Frédéric Tison dit y voir son ombre, ou une autre ; il n’est pas question de reflet. Cette ombre bouge au gré des souvenances, signe avant-coureur des métamorphoses, dionysiaque (« dans ce pays mes bras sont lierre et pampres ») plus qu’apollinienne. Ombre de l’être qui est, aurait dit Verlaine, « ni tout le même ni tout à fait un autre ». Souvenances de couleurs, de musiques… L’énigme de l’Autre nous renvoie à notre propre secret. Mais l’Autre n’est pas qu’image : il peut être aussi voix à travers le songe. Il devient alors langage. Car le songe affleure dans la présence au monde, cette présence qui ne se rejoint qu’à condition de traverser l’image (et de se transformer alors en l’essentielle présence-absence qui sourd à travers tous les pores du livre). Il s’inscrit alors dans l’évidence et l’immédiateté de cette présence-absence, fondement de tout langage. Un baiser volé, deux gouttes de pluie, quelques notes de musique : la légèreté est-elle rêve ou réminiscence ? Densité dans l’apesanteur : les mots de Frédéric Tison sont arrachés à l’indéchiffrable. Il les lance en douceur, comme cailloux dans l’eau, puis observe les cercles concentriques et les reflets soudain tremblés. Mots en résonance au-delà de leur sens. Mots chargés d’une épaisseur propre lorsqu’ici utilisés, mots que l’on peut contempler comme un tableau, le temps qu’ils flottent immobiles dans l’espace avant d’aller retrouver leur position lexicale.
Et puis il y a le non-dit à chaque page, le tu aussi (ce n’est pas la même chose). Parce que tout est fragile en poésie, même les ellipses. Il faut donc les rendre sensibles, en faire des respirations cathartiques. Une parmi d’autres : « Te souviens-tu ? Il nous faudra forcer des coffres de silence ». Le silence n’est pas, chez le poète, langage du dernier recours : Frédéric Tison a un phrasé des silences, sait les faire résonner avec ce qui les précède et leur succède. « Ici, ma beauté ne se tait pas, elle est silence ». Cette beauté qui se fond ici dans l’idée du sacré, c’est-à-dire de l’incompréhensible, nous laissant désarmés devant les désordres qu’animent ses surgissements. Cette beauté composée d’images (souvent maritimes, eaux de toutes sortes, eaux lustrales?) en équilibre précaire, tanguant dangereusement vers un possible naufrage, ramenées à chaque fois à la crête des vagues par le coup de barre juste adéquat. Phrase essentielle : « J’aurai parlé de l’image manquante dont mon langage est l’une des voix errantes ». Chaque mot compte : image, manque, langage, errance. Résultante : l’exil. L’exil est attente. Et presque toujours une addition d’ombres, une histoire d’absence. Ici, il est en plus rapport au temps, à la lumière, aux souvenirs qui s’estompent ou se réveillent, suzerain de l’obscur et de l’éclat. « L’exil, c’est laisser son corps derrière soi » écrivait Ovide (qui s’y connaissait). Le laisser sur cette table d’attente où s’imprime l’ombre d’un Autre (de ceux qui le constituent?).
Chaque paysage, réel ou fantasmé, est un portulan où le poète grave ses traversées, ses rencontres, ses silences. Chaque élément (pluie, vent, terre), est un outil pour libérer les mots du carcan où la réalité les enferme. Et si les ans défilent dans le désordre, c’est qu’il ne reste au poète, dans la confusion née des ombres innombrables qui l’appellent, qu’à ÊTRE chant, jardin, orage… dans une intemporalité revendiquée. Le voici alors dispersé, et peut-être en conséquence plus apte à pouvoir métamorphoser le réel par la seule puissance du regard, ce regard qui aura trouvé son identité propre dans l’obscur (« approfondir ma pénombre est mon entier trésor »).
Mais Frédéric Tison, poète saturnien, est tout autant prospecteur obstiné de toute clarté. Inlassablement, il donne parole à tout ce qui ouvre : portes, fenêtres, et aussi les miroirs et leur mémoire du reflet : « Des miroirs se souvenaient »… On pense à Cocteau : « Les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer n’importe quelle image ». Ce qui ouvre permet l’apparition, l’éblouissement. Et facilite la disparition, la perte. « Je » et « tu » vont et viennent sans cesse, mêlant temps et espace (temps = espace densifié ; espace = temps sédimenté). « Je » et « tu » arpentent à l’infini ces « villes prodigieuses » (déjà célébrées dans Le Dieu des portes), villes plus vraies que les véritables, villes du désir et de la perte mêlés. Tout est affaire de devenir et tend donc vers l’inachevé perpétuel. Comment s’étonner que l’écriture advienne ? Elle sera universelle, puisque Frédéric Tison est sur le seuil, là où son (notre?) monde et l’extérieur se filtrent réciproquement. Mais il ne s’agit pas ici d’immobilisme, le seuil est mouvant, et le poète sans cesse sur la crête entre adret et ubac, « cœur plein de soirs » contemplant « cette lumière qui n’est peut-être qu’une ténèbre qui ment ».
Cosmos de non-dits, de gestes esquissés et de souffles suspendus, tel est le livre d’un inventeur au sens où l’auteur porte au jour quelque chose de déjà existant, mais soigneusement dissimulé au sein de l’innommé. Styliste haute couture de la mélancolie, héraldiste de nos songes, le poète « met en ombre » les mots quotidiens (ces mots si souvent sommés d’être mis en lumière) : la lecture devient ainsi ultime métamorphose, coïncidence de l’intime et de l’apparence. Que votre table d’attente, Frédéric Tison, jamais en miroir ne se transforme : sinon, que nous restera-t-il ?
Jean-Louis BERNARD (in revue Diérèse, n° 78, été 2020).
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Où l’on apprend que la table d’attente désignerait une plaque, une pierre, un panneau sur lequel il n’y a encore rien de gravé, de sculpté, de peint dont le sens figuré peut se dire d’un jeune homme dont l’esprit n’est pas encore entièrement formé (p 4)…
C’est un recueil de poèmes d’amour (page 106, « Je ne sais si tu m’aimes, mais mon amour m’appelle — mon amour pour toi… » mais c’est un livre d’ignorance (page 97, « Je suis sur une terrasse, à ne toujours pas savoir » : les questions abondent (sur sa nature, sur son rapport au regard, à la pensée, à l’ombre, à l’écume, au corps).
Au risque de poser trop de questions, que veut dire l’aube de mon bien (p 24) : le choc d’un terme concret à un mot plus abstrait n’est pas signifiant… Il y a trop d’entretiens un peu longuets comme cette vieillesse qui tourne vers moi son regard étonné (p 101). Qui est ce tu qui s’en va vers les fables et les splendeurs (p 109), mystère ! Les mots non courants ne sont pas rares, tel ce terme d’oriel (« Un oriel pour mes yeux », page 24)… Ce qui ne va pas sans une certaine gratuité, le pluriel d’yeux n’est-il pas oeuils.
Citons-le encore : « Cette table d’attente, je la dresse dans ces pages ; j’écris dans ses marges, autour d’une image manquante, Je m’y penche, et j’y vois mon ombre ; parfois j’y aperçois celle de quelqu’un qui veille par-dessus mon épaule. » Ceci explique sans doute cela…
Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, 5 janvier 2021).
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Dans La Revue de Belles-Lettres :
Ces poèmes en prose, récemment révélés au public, constituent non un recueil mais un livre fortement unitaire, qui frappe tant par la hauteur de son inspiration que par la puissance et l’originalité de son écriture. Il y a comme un vrai bonheur à voir cette poésie – dégagée des modèles de l’actualité littéraire – reprendre en charge la langue exténuée que traînent bien des ruisseaux contemporains et la vivifier soudain, redonnant aux mots l’ampleur et le souffle perdus. Plus encore : la profondeur et l’élévation se tissent d’un humour sans mépris et l’équilibre s’établit, miraculeux, entre la gourmandise lexicale et le sensible du monde.
Nous allions décontenancés face aux bourgeons de la vigne, aux cerises dans les arbres, vertes comme des sauterelles. Même la pierre voulait agrandir la toge empire des vieux lichens. Le printemps est une marche trop petite pour la gloire, le cycle des soleils, une vieille au manteau trop étroit pour le culte. Venez enfants druides, venez célébrer ce que les oreilles écoutent mais n’entendent pas ! Cueillez en paix ce que les paroles promettent de fraîcheur ! Redites comme la marguerite pigeonne au champ, le chevreuil à la fontaine de vos yeux et comme tous palpitent d’or sous la lune ! (Extrait de « Verdure »)
Le poète, on le voit, parvient à imposer à la force du verbe une confrontation assidue au réel. Ce réel, quel est-il pour lui ? À la question, cette note, nourrie d’une lecture attentive des poèmes, mais aussi d’entretiens avec leur auteur, tente une réponse qui ne soit pas trahison. Ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Y coexistent mesure et démesure : ainsi une Méditerranée, dehors « infini et clos », à l’opposé d’un Océan, dehors « des vertiges et du vide », avec lequel le poète entretient une complicité toute bretonne.
Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer. Dans le poème intitulé « Sillon », le paysage vu du train et la page d’écriture du voyageur ne cessent de se superposer, jusqu’à y découvrir leur impossible perméabilité – entendons tout à la fois l’impossible dissolution de l’un dans l’autre, comme l’impossible clôture entre les deux : « Folie que vouloir retenir les âmes sur des rails terrestres ! »
Cependant, le dehors, comme tout être vivant, résiste à la prise de possession. Les choses ne se laissent pas faire. Le poète nous initie à l’art de composer, au sens le plus tragique du mot : il faut délocaliser ses états, se fragiliser. Non pas tourisme avec garantie de rapatriement, mais exil sans retour, entraînant perte de repères et lente déréliction. Au bout, encore des marches à descendre, le déracinement final d’un soi, présent certes, mais dont rien ne peut plus assurer qu’il soit distinct du monde : « Aucun lien ne peut m’arracher aux forces du provisoire, à son absorption dans le tourbillon noir de la cendre. » On relève cette singulière et impressionnante figure : « Il monde ! Il pleut ! Parole impossible à prononcer… » d’où se dégage l’effroi d’une impossible extériorité au monde. Rien ne nous en distingue, nul endroit où se tenir et le tenir sous le joug d’une observation. Nous voici dans cet état que le poète appelle « néantitude ».
Parvenir à soi-même, faire cesser cet exil, se rendre extérieur au monde ? Seul le permettrait un saut dans l’absolu. Mais ce livre n’en sent pas le vouloir. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain sont sillonnés : que ce soit sur le pavé des villes ou à travers les terroirs, un Ulysse, évidemment rusé, parcourt cette « néantitude ». Balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… tels sont les Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes de notre appartenance au dehors, de notre résidence forcée en quelque sorte, et voici donc, non sans étonnement, que s’en découvre « l’usage » ! Il y a là, pour le regard et l’écoute, une faculté merveilleuse que le poète appelle « l’âme » dans le beau poème « Résistance à la négation », que nous citons intégralement :
Qui veille adossé aux parois du jour ? Qui considère la nuit avec espérance ? Qui forme les emplois inédits de ce que nous sommes et dont il fait soif ? Qui fait silence et suit en arôme les contours d’une parole ? Qui garde une disponibilité suffisante pour s’immiscer dans le labyrinthe de nos gestes ? L’arbre livre au soleil le battement des saisons. La pierre aux océans, la courbe et la langueur de vivre. Tous offrent des réponses et des questions aux réponses. Qui s’en approche et les écoute ? Qui tourne et fouille notre obscurité ? Qui cherche un salut dans une langue oubliée, une promesse derrière l’entêtement ? Qui voudrait un rapport neuf avec ce qui ne meurt pas ? L’âme, notre fierté, notre passe-droit. Unicité sans encoche, fraternité aux enroulés stellaires. En elle, les fragilités de la vie sauvage, la torpeur du cristal, la harpe éblouie de l’aurore, la fierté du sel, l’appétit de nos villes, le rire écume des océans. En l’âme, le miracle du livre unique. Une langue nouvelle, avec une grammaire, des voyelles et un vocabulaire neufs, parfaitement éternels, parfaitement recevables par l’autre. En l’âme, l’homme debout, droit comme un soleil.
Pourtant, en dépit de ces moments de gloire, la vie intérieure est toute d’opposition et, à toute tentative de possession, dresse autant d’obstacles que le dehors lui-même. Ce cocon n’est pas prêt à se rendre, à se soumettre à cette absence de bord, à la perte de soi-même :
Chaque matin, je réapprends qu’un autre que moi existe. Il serait ni chose, ni bien comestible, mais un vide insondable au cœur, irréductible à l’intelligence. Par le jeu des millénaires, quelques modes de coopération me furent enseignés, un petit pécule remis pour tout échange entrepris dans les règles de l’art. Mais que sa parole soit prière ou bariolure, toujours je la reçois avec violence. L’autre figure une lutte avec un dieu impossible. D’homme, il ne porte que les cendres et sa mort annoncée. (Extrait de « Éloge funèbre »)
La vie intérieure, aussi sauvage que le dehors, recèle une violence inouïe, une capacité à renier tout ce qui n’est pas elle-même. Ulysse encore en représente la figure emblématique : tellement marqué, brûlé dans ses intérieurs par le voyage au dehors que, rendu à lui-même en reposant pied sur Ithaque, il n’est plus capable de se gouverner, de demeurer auprès des siens, d’apprivoiser le quotidien. Justiciable des dieux seuls : autant dire de personne !
À rapprocher ces deux électrodes que sont le dehors, infini et clos, et la vie intérieure, il y a pour le poète, non seulement une forme d’aventure, de recherche d’inconnu, mais un choix de vie, qui relève d’une foi, d’une confiance en la présence/absence de l’Être-Dieu pour l’homme. Très significatif d’un engagement chrétien, ce verset de Saint Paul placé en épigraphe : « Lui, ne retint pas Dieu en lui. Au contraire, Il s’anéantit homme parmi les hommes. » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».
Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.
Paul FARELLIER, in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009.
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Critiques
" Lisez ce beau recueil qui convie le lecteur à une recherche patiente, là où jour et nuit se mélangent en de curieuses et bouleversantes alchimies, alors que l’instant, par sa fragilité même, ouvre les chemins de la durée: (...) il te faudra te ressaisir, / recommencer contre l’obscurité, / l’amenuiser de son triomphe même, / tenir des promesses précaires. Car il s’agit bien d’un perpétuel recommencement, non sans douleur, mais sans amertume, puisque cette vie quotidienne et menacée doit conduire à sa propre naissance. "
Catherine FUCHS, in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995, p. 137.
" Dans les trois parties de cet ouvrage […], Paul FARELLIER se met à l’épreuve, avec une rigueur impitoyable et douce. Être est d’abord descendre en soi, avec certitude et quelque effroi mais c’est aussi en venir à ce point d’acuité qui épouse les choses défaites, jusqu’à délivrer « le flux rapide de l’éternel ». […] Toujours, Paul FARELLIER a un sens aigu des pouvoirs de perception : la moindre vibration libère un sens multiple, une lumière dont l’excès serait mortel. La fin provisoire du chemin, dans la complexité indiscernable, s’émerveille des cris les plus élancés malgré la lancinante prison intérieure. Un secret, terrible, rassurant, veille. "
Gilles LADES, in Friches, n° 45, hiver 1994.
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Lectures
C’est pratiquement au centre du recueil, à la fin de la première partie d’un poème appelé « Dialogue du solitaire » que le vers retenu pour titrer l’ouvrage apparaît, sans majuscule : « tu vas attraper froid, » (p.54). La ponctuation est bien celle-ci, le poème s’inachève, si je peux dire, par une virgule. Et cette affirmation de l’incomplétude doit être rattachée au sous-titre de l’ouvrage : « (éthopées) ». On se souvient peut-être que l’éthopée renvoie à un dictionnaire de rhétorique et que la figure fait signe vers la mise en action de personnages qui révèlent un caractère moral. L’éthopée est une grande figure morale. Georges Molinié, dans son Dictionnaire de rhétorique écrit ainsi : « Elle consiste en la description morale et psychologique d’un personnage, de manière à ce que le développement du discours soit commandé par ce traitement. » Mais ici, le tableau moral et l’analyse psychologique, s’ils pourraient apparaître, semblent volontairement raturés. L’écriture de Tu vas attraper froid s’en dégage tout en proposant d’abord de suggérer le portrait d’un être humain qui se place dans une lignée poétique clairement affirmée : je par exemple nomme je - le je de ton surréel - je est un autre mais - Qui - inventa cela nommer je - ne se peut pas louons je - jouons-le aux dés à la mécanique-descartes - bien aplatir des deux côtés - les bras élevés vers le ciel - pour l’abolition d’une marée (p.55-56).
Passent dans ces deux strophes, outre les références rimbaldiennes et surréalistes, une esthétique qui pose, avec le jeu de « dés » et « l’abolition », une action sur la langue : celle, justement, de donner une image réfléchie de l’être. Et cet être d’apparaître divers, tantôt dans une sorte d’arrêt sur l’ouvrage lui-même, méditant sur des « Pages d’écriture » et cherchant à présenter sans mythologie l’urgence de l’écriture en même temps que l’énergie énigmatique qui préside au geste : D’aucuns font l’amour, d’autres jardinent, ou politiquent, scandent, interpellent, chantent, peignent, creusent, musiquent, remplissent des vides. Qui saurait dire si de la poésie, concentration d’atomes plus ou moins fissurés, habite l’existence, si ce qui s’est écrit tend à provoquer quelque mouvement d’âme (ou de ce qu’on veut) chez les rares lecteurs de poèmes. (p.88) Tout se passe comme si Éric Sénécal s’appliquait à ne pas hiérarchiser l’action (l’activité ?) humaine pour arriver à plus de sincérité dans le geste lui-même. Ce serait justement la condition d’émergence de l’être. Et celle-ci de passer pour ainsi dire par presque tous les états du langage. Le poème d’Éric Sénécal, en prose et le plus souvent en vers dit assume la multiplicité des registres, passant du plus recherché au plus vulgaire, traquant les faux-semblants. Parfois l’être poétique devient « Le moribond moribondera ». Et le poème passe en revue la vie depuis « Un cri petit infiniment / un muet petit d’homme / et le silence est atrophie » (p.12) pour construire des « séquences qui ne feront pas un film » (p.17). Dans une sorte de raréfaction du signe, l’existence se confronte à « la poussière larme à larme / les / morts / s’alourdissent » (p.20). Et, la dernière strophe de conclure, sans qu’on puisse dire si son premier mot est nom ou verbe, constat ou conseil : songe à rebondir en des terres lointaines - mains qui sonnent ternes mais douces - aux marges d’un visage (p.21).
Le désespoir constitue parfois l’être du poète ou du poème mais il n’est jamais un terme et l’écriture semble refuser toute complaisance dans la douleur – tout pathétique, en somme – pour privilégier le cri ou plus simplement la colère. Celle-ci trouve dans le réel l’occasion de se manifester sans jamais s’enfermer dans un engagement qui asservirait l’écrit à un message prédéterminé. Le poème « Bout du quai / chair de souvenirs » sous-titré « (fugue) » est sans doute le meilleur exemple de cet aspect du recueil. C’est une sorte de prélude aux travaux de rénovation d’un quartier historique à plus d’un titre, le Bout du Quai à Dieppe, qui « accueillait les harenguiers de toute la Manche et de la mer du Nord » (p.29). Depuis Baudelaire, on sait que « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des mortels. » Le poème, en prose, note ce que rien n’aura retenu : Oui, écrire une histoire de la lumière dans ce quartier, sur les murs, en petits cercles mécaniques ; échapper au poids des seuils, des fleurs lourdes au surplomb des chambranles. Aucune photographie, aucun mot n’outrepassera l’accalmie des fins d’après-midi d’été au bout du quai – avancer, laisser le temps au visage de reprendre feu dans l’hiver naissant. Un fragment du monde est donné à lire, il n’existe plus. La dénonciation n’a pas besoin d’être militante pour toucher à la justesse du lieu et être présente par un écrit qui ne se limite pas à elle. Et le poème de restituer l’être de ce qui disparaît. Finalement, c’est une figure lyrique et mouvante qui se découvre au fur de la vingtaine de poèmes réunis dans ce recueil. L’être humain ne se laisse pas réduire à une conscience uniforme, chaque poème peut porter mémoire d’une histoire qu’elle soit familiale, amicale, amoureuse, ouvrant ainsi l’éventail des sentiments, des sensations, se heurtant à la mort des autres comme au suspens de l’amour, dans un vers libre qui joue de tous les rythmes mais trouvent sans doute plus de force dans un mètre très bref comme ici, à la fin du poème « fugue » : évinçons momentanément - la rumeur inquiète et molle - prisonnier - de la clarté - d’une jupe légère l’ombre - des cuisses découvre la ligne - du tendon - d’achille - la cheville au sud - du pantalon - boussole en rond - traces inoccupées - vers un passage étroit - prisonnier - entrouvert - émaillé - friches qui s’accumulent - sur les - hommes inutiles - aux grands yeux bleus - et blancs - il - a peur - il aimerait - retrouver une idée - où il est seul souriant - à regarder passer de - délicieuses - miettes de glace - entre les épaules.
De l’éthopée reste ici le portrait en creux d’un autre qui est peut-être soi, la morale se tenant sans doute dans le désir d’écrire réuni à l’humilité du geste.
Alexis PELLETIER (in Poezibao, 24 novembre 2012)
Avec Et me sucer jusqu’à mourir, ça commence fort. Chute. Saignement. Solitude. Des petits pavés de prose qui accompagnent un enfant de dix ans qu’on empêche de voler… le drame de l’albatros et Mozart qu’on assassine. Ça remet les pieds du poème sur terre. Le moribond moribondera ; un poème comme une feuille de route. La vie se termine mal on le sait, mais entre le premier cri et le dernier souffle, si tout est loin d’être un long fleuve tranquille et rose, il existe la résistance des beaux jours. Les éclairs de joie. De l’écriture à la faucille étincelles comprises. Bout du quai/chair de souvenirs. Personnellement j’aime le géopoétique. Pas toujours, mais souvent. Ici la flânerie errante me convient ; je lui embraye le pas et entre dans la songerie déambulatoire de ce vieux quartier de Dieppe que du coup j’aimerais arpenter en compagnie d’Éric.
Écrire parfois, écrire souvent apaise les raideurs de la nuque, retient le fouet de la branche de noisetier. On contemple l’Écureuil, fraîchement.
se rappeler
pas se souvenir
le puits sans pièces regarde le ciel vide de son orbite énucléée
tant d’absence
poésie pour écoper le trou
L’absent ici c’est Dédé, l’aviateur, le héros… et le présent la froide réalité qui vient poser le silence. Des poèmes… Des textes… Comme autant de moments de vie… Une vie d’homme.
Patrick Joquel (rubrique "ici è là" in biblioblog.sqy.fr, février 2013).
(..) Eric Sénécal est multiple. il propose plusieurs facettes de son écriture, tant et si bien qu'on pourrait être un instant dérouté. Il joue aussi bien sur différents registres poétiques que sur des proses variées. En fait, c'est le manque d'habitude de trouver tout en un, dans un même étui. Une route teintée de hautbois. Aussi bien le poète quasi surréaliste, que le révolté au langage éclaté, ou bien le fin connaisseur de la langue... Les mains en musique - plaquent des gémirs. Percent à travers les pages des thèmes récurrents qui unifient définitivement l'ensemble: l'enfance en particulier (la souffrenfance), avec des souvenirs familiaux, hommages et déceptions, l'amour du solitaire grinçant à l'érotisme acide: on aguichera des fantômes de filles - on leur mettra la main sur le désordre... Eric Sénécal fait preuve d'une égale sincérité aussi bien dans ses poèmes aux vers tendus et filiformes ou aux versets à l'italienne que dans ses pages d'écritures, le pluriel est à souligner. Il écrit à nu, à l'os et ça se voit. tout bêlement écourte le printemps.
Jacques Morin (in revue Décharge n°157, mars 2013).
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