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Lectures :

"Le tapuscrit de ce journal fut retrouvé très récemment, en 2016, dans les archives de Sașa Pană, directeur de la revue Unu, proche d’Ilarie Voronca (1903 – 1946) et figure centrale de l’avant-garde roumaine. En 1946, Ilarie Voronca s’est donné la mort. Le journal permet de mieux comprendre ce qui l’aura conduit à ce geste puisqu’il rend compte de l’année 1946. Il faut noter que Voronca est l’un des rares roumains exilés à Paris qui reviendra régulièrement en Roumanie, amplifiant sans doute, par ses retours, de terribles déchirures. Nous découvrons dans ces pages la puissance de ses angoisses et de ses tendances suicidaires. L’errance de Voronca, territoriale et spirituelle, malgré le recours permanent à la poésie comme seule axialité, n’a pas été contenue par les amitiés de Brauner, Tzara et autres. Le talent et l’amour ne suffisent pas toujours à compenser l’arrachement.

« C’était la femme d’avant la séparation que je cherchais. La femme de maintenant m’offrait les rides de son visage comme celles de son âme mais moi, je m’obstinais à ne pas les voir. J’aurais voulu l’emporter hors de la pièce, telle qu’elle était et m’enfuir avec elle vers le rivage de la mer d’où un bateau devait me reconduire vers le pays où j’avais organisé ma vie. J’avais décidé d’emprunter la voie maritime parce que les routes terrestres étaient exposées à trop de fatigues et de périls. Mais la femme et les amis et les parents qui l’entouraient ne l’entendaient pas ainsi. Il fallait emporter une partie de ce qui avait constitué sa vie pendant les années de la séparation. Remplir des coffres et des valises avec les choses matérielles de sa vie. (…) Embarqués à Constantza, nous n’avons quitté le bord qu’après trois jours de mouillage. J’étais encore dans l’extase de l’incroyable réunion et la femme réelle avait encore tous les aspects de la femme de ma mémoire ! Ce n’est que le sixième jour, pendant une longue escale dans le port bulgare de Varna que les premiers symptômes d’une vie qui m’était inconnue, se manifestèrent. »

La lecture de ce journal démontrera une fois de plus que la poésie demeure bien supérieure à la psychologie dans la connaissance des méandres de la psyché.

La deuxième partie du livre rassemble divers témoignages de Tristan Tzara, Stéphane Lupasco, Georges Ribemont-Dessaignes, Jean Cassou, Jean Follain, Claude Sernet, Eugène Ionesco, Yves Martin, Alain Simon, Guy Chambelland.

Ecoutons Yves Martin :

« Relire Ilarie Voronca, non pas dans le douillet, le silence d’un appartement, mais dans les lieux où il a dû être tellement perdu, les lieux qui l’ont usé, broyé après bien d’autres, Voronca, tu marches, c’est toi dans ce coin de métro, c’est toi qui regardes les draps de la Mort que chaque matin étend derrière l’hôpital Lariboisière. Tu te demandes si parfois il y a des survivants. Tu es de toutes les rues de la capitale, celle qu’un peu de soleil fait bouger comme une ville du Midi, celles qui glissent insidieusement comme Jack L’Eventreur. C’est toi qui es sa victime. Toujours toi. Tu ne vis pas le danger. A force de rêver d’indivisibilité pour être mieux présent dans chaque homme, dans chaque objet, tu te crois réellement invisible… »

La troisième partie rassemble l’intégralité de l’oeuvre poétique d’Ilarie Voronca sous le titre Beauté de ce monde.

 

          Extrait de L’âme et le corps :

 

« Comme un débardeur qui d’un coup d’épaule

Est prêt à se décharger de son fardeau

Ainsi mon âme tu te tiens prête

A rejeter le corps sous lequel tu te courbes.

 

Est-ce pour quelqu’un d’autres

Pour un fossoyeur ou pour un prince

Que tu portes cette chair un instant vivante

Dont tu es étrangère et qui te fait souffrir ?

 

Ah ! Peut-être que celui qui t’a confié mon corps

A oublié de te montrer les routes ensoleillées

Et pour me conduire du néant de ma naissance à celui de ma mort

Tu t’égares entre les marais et les ronces.

 

Réjouissons-nous, mon âme, il y a par ici une ville

Où les femmes sont comme des fenêtres.

On reconnaît leurs sourires dans les vitraux des cathédrales

Leurs voix sont les parcs, les fils de la Vierge.

… »

 Lisons et relisons Ilarie Voronca plutôt que le prix Apollinaire 2018, accordé lamentablement au médiocre Ronces de Cécile Coulon.

Rémi BOYER (in incoherism.worpress.com).

*

"Ilarie Voronca, s’étant suicidé, son Journal est resté inédit durant de longues années (de son suicide en 1946 jusqu’à nos jours) puisque sa femme Colomba le confia à Sasa Pana de l’avant-garde roumaine. On ne redécouvrit ce manuscrit qu’en 2016 et la publication en français est un événement « qui éclaire d’un jour nouveau la dernière année de vie d’Ilarie Voronca ». La traduction est de Petre Raileanu et l’édition française est assurée par ce dernier et Christophe Dauphin, le directeur des Hommes sans Epaules Editions. Las, ce livre est placé sous le signe des progrès du modernisme qui ne nous a apporté que les méfaits liés aux affaires, à l’industrialisation forcenée et à l’affairisme qui remplace la poésie. Certes, certains progrès sont bons à prendre mais c’est au prix de certains autres comme la poésie ou l’art qui est remplacé par les marchands (il n’est pas étonnant que Jeff Koons soit un ancien courtier de matières premières à la Bourse de Wall-Street !). Heureusement Petre Raileanu, parlant des premiers recueils de poèmes d’Ilarie Voronca édités en France, écrit : « … la capacité d’élever au rang de miracles les joies simples et même les contraintes de la vie » (p 11). Mais je m’éloigne du Journal d’llarie Voronca. Après une préface de Petre Raileanu et des repères chronologiques de Christophe Dauphin, le Journal peut commencer.

LE JOURNAL.

Christophe Dauphin souligne que Voronca part en Roumanie dès janvier 1946 où il retrouvera Rovena « qu’il n’a pas revue depuis 1939 » (p 44). Le Journal commence par l’embarquement sur le navire, la femme aimée est idéalisée « ce n’est pas la femme réelle, qui était devant moi, que j’ai embrassée, mais celle que durant six années j’ai portée dans mon esprit » (p 51). « Mais éveillé peu à peu de ma griserie, ce fut dans le port de Varna que je constatai la disparition de ce regard. Il y avait en lui moins d’affection, moins d’indulgence ; dans les gestes, une impatience, une vague tristesse qui recouvrait les yeux adorés d’où jaillissait autrefois, à ma seule approche, la flamme de la joie et du bonheur. » (p 52). « Le bonheur que j’avais échafaudé pendant six ans s’ébranlait » (p 58) On pourrait multiplier les citations ! « Quel genre de femme était cette Roneva après laquelle j’avais si longtemps langui (p 60) ? Ilarie Voronca est bien obligé de se l’avouer : avec lui sa soif d’inconnu jamais ne s’assouvirait ; l’amour fou n’est pas partagé ! Ilarie Voronca s’est suicidé pour échapper à « l’immense miroir de (sa) propre solitude » (p 64). Ce Journal n’évite pas les comparaisons, il est écrit dans une langue lyrique. Rovena est irascible (p 69), l’amour de Voronca pour Rovena est raté (p 70) ; dès lors ce Journal prend l’allure d’un ratage. Trahison de celle pour qui il avait quitté son épouse : « Pour la suivre vous avez quitté votre épouse. Pendant une longue séparation due à la guerre cette femme a entretenu par ses lettres la chaleur de votre passion. Vous avez fait de cette femme votre raison de vivre. Et voici que soudain cette femme vous traite avec mépris et même avec haine. Elle vous chasse, vous humilie… » (p 80). Après un essai qui est un échec, Ilarie Voronca finit par réussir son suicide le 4 avril 1946 à Paris, dans son appartement. Christophe Dauphin reprend ce Journal pour lui apporter une triste conclusion. Un poète n’écrira plus, un « homme bon, généreux, fraternel », comme le dit Denys-Paul Bouloc, (p 102) nous a quittés…

Suivent alors des témoignages d’époque sur Ilarie Voronca dus à ses pairs, des poèmes regroupés sous le titre de « Beauté de ce monde », une postface et une bibliographie de Christophe Dauphin…

Regroupés sous le titre « Retouches pour un portrait d’Ilarie Voronca » treize poètes (et non des moindres) donnent leurs points de vue sur l’auteur de « Poèmes parmi les hommes », suivis d’un poème intégraliste (en prose) de Christophe Dauphin (extrait d’Un fanal pour le vivant qui fut publié en 2015). A noter que ce choix de Retouches commence par celle de Geo Bogza, traduite par Petre Raileanu et que le plus grand nombre provient de la revue Le Pont de l’Epée…

BEAUTE DE CE MONDE.

Il y a comme un écho dans le poème liminaire de Beauté de ce monde de la rencontre avec Rovena en 1937 entre celle-ci et Voronca qui provoquera la séparation d’avec la femme de ce dernier, Colomba, l’année suivante. A noter que le suspens souffre quelque peu de la place du Journal dès le début du livre ; mais ce n’est qu’un reproche mineur !

Les poèmes, au surréalisme tempéré, sont relativement longs ; ce qui domine, c’est l’amour pour les proches, pour les humbles, pour le monde… Le poème, Les maisons et les hommes, n’est pas sans rappeler les Bâtisseurs de Fernand Léger. Ilarie Voronca est un optimiste. Ses poèmes en témoignent : ils encouragent les travailleurs les plus humbles à la patience. Un texte intitulé Préparez-vous au bonheur le dit parfaitement : « Préparez-vous à aller vers le monde / Où tout est grâce et beauté et joie » (p 163). Le Vous est remplacé par le Nous : Voronca rejoint la cohorte des travailleurs (pp 166-167). Mais l’optimisme est de trop : car les exploiteurs en profitent. Cependant on ne peut demander à un optimiste-né de se renier et de se transformer en pessimiste. Mais ce pessimisme est occasionnel (pp 168-169), l’espoir revient toujours. Ilarie Voronca est optimiste finalement. Ilarie Voronca dans Les Témoins fait preuve d’un retour à l’inquiétude, au pessimisme… Ses poèmes se font l’écho des incertitudes humaines comme la nature qui est chassée des villes ; mais le « merveilleux lendemain » n’est jamais bien loin, pourvu que l’homme s’en donne la peine en vivant au plus près de la nature : certes le chemin ne semble pas être pris ! L’homme balance entre optimisme et pessimisme, mais c’est l’avenir qui l’emporte. Cette opposition est symbolisée par la dichotomie prose / vers et renforcée par l’utilisation du caractère italique dans les pavés de prose et du romain dans les vers. La séparation forcée d’avec Rovena continue de hanter Ilarie Voronca (193) ainsi que les nombreuses allusions à la femme qui, parfois, se confond avec l’absente. Mais cela n’empêche pas Voronca d’écrire un poème sobrement intitulé Août 1942 ( p 288) qui montre qu’un poète vaut bien un résistant qui combat les armes à la main : les vers sont une arme parmi d’autres, Aragon l’a bien prouvé…

Le livre est utile pour mieux connaître (ou découvrir) un poète majeur du XXème siècle. Une bibliographie, complète à l’heure où ces lignes sont écrites (car sait-on jamais…), clôt cet ouvrage.

Lucien WASSELIN (in lafauteadiderot.net).

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Réunit le journal tenu par le poète en 1946, l'année de son suicide dont il permet d'éclairer certaines zones d'ombre, quelques témoignages et études (Tristan Tzara, Stéphane Lupasco, Jean Cassou, Jean Follain, Guy Chambelland...), ainsi que l'intégralité de ses poèmes écrits entre 1940 et 1946.

Electre, Livres Hebdo.

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Les Hommes sans Épaules éditions publie régulièrement des anthologies. Des volumes généreux, à la couverture blanche, et des mines de diamants taillés par Christophe Dauphin. Il édifie le parcours d’un auteur à travers les œuvres convoquées, dont les étapes sont motivées par ses choix éditoriaux. Ceux-ci sont expliqués dans une préface et une postface, dont il est l’auteur, ou bien qui sont signées par un de ses nombreux  collaborateurs. 

Et enfin un volume qui convoque un poète rare : Ilarie Volonca, présenté dans une édition établie par Pierre Raileanu et Christophe Dauphin. Un Journal inédit et une anthologie de ses textes, Beauté de ce monde, qui offre un panel de poèmes classés par ordre chronologique, de 1940 à 1946. Là encore un paratexte riche et qui propose des éléments pour situer l’homme et l’œuvre. Poète français et roumain, cette figure-phare de la littérature de l’Est participe dans son pays de naissance à l’édification d’une avant-garde qui favorise l’émergence d’une modernité littéraire roumaine. Il fonde avec Victor Brauner la célèbre revue 75 HP qui perdure de nos jours.

Ces anthologies sont donc des volumes précieux, qui plongent le lecteur dans l’univers d’un auteur, pas uniquement grâce à ses productions artistiques. Elles entrouvrent la porte d’une intimité qui n’est qu’esquissée par les liens effectués entre les éléments biographiques purement factuels et une mise en situation historique. Le plus souvent engagés dans une démarche critique, les poètes dont il est question offrent matière à ce que le lecteur prenne connaissance de leur apport dans l’avancée d’une littérature qui peine à s’engager sur de nouvelles voies en ce début de siècle. Et que leur nom soit peu ou pas connu, il n’en demeure pas moins que Christophe Dauphin et Henri Rode savent où s’écrit la Poésie, de celle qui ne se taira pas.

Carole MESROBIAN (in recoursaupoeme.fr).

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Comment échapper à la fascination qu’exerce une œuvre poétique lorsque l’on sait par avance que l’on en sera la victime consentante ? Poète de deux langues, le roumain et le français, Voronca en est le parfait exemple lui qui se suicida en 1946 à l’âge de 42 ans. Sur la corde raide de la recherche d’identité, la fragilité et le doute le tenaillaient en permanence et ravageaient sa conscience.


Son « Journal inédit » enfin édité se lit comme un complément à cette œuvre poétique traversée par des éclairs d’espoir et de désespoir. On ne remerciera jamais assez Christophe Dauphin d’avoir regroupé en cet épais ouvrage ces deux volets complémentaires. Les poèmes sont regroupés sous le titre de l’un des poèmes emblématiques de Voronca : La beauté de ce monde. Certains de ces textes semblent prophétiques dans une dimension lyrique et visionnaire qui n’avait pas été entrevue lors de leur parution malgré l’attention et le dévouement des poètes résistants dans les années sombres de la deuxième guerre mondiale : les Ruthénois Jean Digot et Denys-Paul Bouloc ou, par la suite, les éditeurs posthumes que furent Guy Chambelland et Jean Le Mauve.


On lira aussi avec une attention particulière les contributions d’une quinzaine d’auteurs choisis pour évoquer les multiples facettes d’IlarieVoronca. Exégètes dévoués et compétents, Petre Raileanu et Christophe Dauphin ont réuni leur parfaite connaissance de cette œuvre majeure pour proposer un livre qui fera date.

Georges CATHALO (in revue-texture.fr).

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Heureux de ce livre. Le Journal Inédit de Ilarie Voronca. Né en Roumanie, parti en France dans les années 30, ce grand poète fut l'ami de Brauner, Chagall ou Ionesco. Engagé dans la Résistance, il se suicide en 1946, peu de temps après avoir écrit "Le manuel du parfait bonheur".

Luca Niculescu, Ambassadeur de Roumanie en france, 4 juillet 2020.




Lectures critiques

« Les mots viennent sans cesse tressaillir du côté du vivant », écrit Alain Brissiaud dans Jusqu’au cœur (Collection Les HSE /éd. Librairie-galerie Racine,162 pages, 15 €). Oh que cela résonne ! D’autant qu’il évoque tout aussitôt cette « terre des mots, limon d’où surgissent nos fragilités, ici comme autrefois ». Avec ce poète né à Paris en 1949, qui n’a publié son premier recueil qu’en 2015, nous voici en pays d’humanité. Il cherche « l’étroit chemin menant de l’un à l’autre » dans des regards, des caresses, des amours… Il guette les présences visibles ou non d’autres humains. « Il y aura toujours un mot pour dire ce lien », affirme-t-il. »

Philippe SIMON (in Ouest France, 18/19 novembre 2017).

*

" Au-delà des obédiences, des écoles et des mouvements, des mesures et des règles édictées, des discours et des gloses, existe la poésie. Elle échappe à toute tentative d’exégèse, car miraculeusement elle distend le signe et amplifie l’écho du langage. Alors les tableaux de vie ressassés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expérience humaine. Cet absolu, comme un cri ancestral, étoffe les poèmes d’Alain Brissiaud. Le lyrisme, si difficilement recevable lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une transcendance, trouve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renouveau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pourtant évocateur des thématiques romantiques, qui, pour l’une des plus récurrentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ainsi « terre d’octobre journal », « balises de brume », introduisent le recueil et annoncent les trois chapitres suivants, « la presqu’île », « les yeux fermés », et « communion solennelle ». L’automne, saison romantique, fut la saison de prédilection de ceux qui ont vécu en un dix-neuvième siècle hachuré par des séismes tant politiques que sociologiques. Saison de la maturité et signal d’une mélancolie existentielle, elle se veut représentative d’un moment propice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Brissiaud, outre le fait de convoquer octobre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms personnels des premières et deuxièmes personnes du singulier. Le ton est donc aux épanchements personnels et à l’évocation des sentiments.

 

« L’ange de la mort l’ange de personne
chantait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chanson du matin
la chanson du soir
la chanson du sang à la nuit
revenait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

maintenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pierres fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sensibilité propre aux romantiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si importantes au dix-neuvième siècle, est une des tonalités du recueil d’Alain Brissiaud. Mais là s’arrête tout rapprochement autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sentiments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Ce dispositif permet une mise à distance qui soutient la gravité des propos, et confère aux épanchements personnels une tonalité particulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une introspection, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il apparaît alors comme une manière de fatalité. Loin des effusions lyriques romantiques, il n’y a plus d’égo cherchant la vérité dans une transcendance. Aucune quête métaphysique n’est envisagée comme une finalité salvatrice qui permettrait au sujet de trouver un sens à ses errances terrestres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au discours psychanalytique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son histoire, il n’y a rien à y trouver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre destin que celui qui mène à un constat d’impuissance. Modernisant le sujet d’une énonciation personnelle, le poète ne cesse d’énumérer, à travers cette vacuité identitaire, l’avènement de sa disparition. Alors, l’écriture apparaît comme possible moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me parles dans le cercle d’écume
en silence
gardant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endormi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu marches dans le sommeil

vers quelle frontière fraternelle

et dérives cherchant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
derrière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de solitude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assurer toute communication est une thématique omniprésente dans les poèmes d’Alain Brissiaud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée sémantique supplémentaire. C’est alors qu’une possibilité apparaît, celle de transcender le réel et d’énoncer l’indicible solitude de la condition humaine. C’est également grâce à la poésie qu’il est possible d’approcher cette perfection insoutenable donnée à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi tendus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enclos dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

viendront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jaillies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée derrière tes paupières

et je nage contre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aussi
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ainsi, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une posture lyrique, de transmettre au pronom personnel toute substance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impossibilité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des première et deuxième personnes du singulier, Alain Brissiaud nous offre la réflexivité d’un regard qui ne peut intégrer la réalité et entonne son incessante renonciation à exister. Le poète brouille les pistes référentielles. Il apparaît comme une entité morcelée, vagabondant entre sa mémoire et ses perceptions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à disparaître, avec lequel un lien fugace et imparfait est source de souffrance. Toute communication est vécue comme impossible, ou pour le moins imparfaite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une solitude qui n’est surmontée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me montres parfois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psychose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce contexte, le chant amoureux, dont la thématique vient encore suggérer le Romantisme, ne peut être qu’un chant de désespoir. Le lien à l’objet désiré est donné à voir comme impossible, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Brissiaud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de constater, en une impuissance salvatrice, parce que porteuse de renonciation, l’impossibilité des êtres à communiquer, se rencontrer, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
saisissant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos visages enlacés
glissant sur la rivière

non

seulement
cet exil
circulant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui interroge le questionnement même, jusqu’au point ultime de ce constat de toute absurdité. Doit-on pour autant rapprocher les propos d’Alain Brissiaud d’une pensée existentialiste ? Si la libération vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absurdité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en conscience est le moyen d’affirmer sa liberté. Pour le poète Alain Brissiaud il semble que la rédemption soit dans la contemplation de la nature, de sa beauté insoutenable parce qu’il lui est impossible de s’y fondre, de l’intégrer et de toucher cette magnificence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Maintenant
je n’ai pas de mot

la première chaleur

flacon d’innocence déversé
dans le langage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sortie des crevasses de l’aube

se recompose »

 

C’est donc une poésie non pas du désespoir, mais de la quête de cette inimaginable perfection incarnée par la nature. Elle seule peut tenter d’en approcher l’immanence, de tracer les contours de cette beauté insoutenable parce qu’absente, inaccessible. Elle offre dans le travail abouti de la langue un moyen de dépasser les enfermements, les claustrations charnelles et verbales, les incompréhensions, le vide laissé par les souvenirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruissement d’un silence porteur de cette ultime transcendance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branches du tremble
jusqu’à toucher la braise
où tout souffle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Couple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand planent gestes et souffle affranchis
du choix des lèvres

viennent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Carole MESROBIAN ( in recoursaupoeme.fr, octobre 2017).

*

« Alain Brissiaud est éditeur, libraire et poète. Editeur, il a notamment édité des auteurs de la Beat Generation ou de la Pataphysique comme Alfred Jarry.

Après un très beau premier recueil intitulé Au pas des gouffres, Alain Brissiaud nous propose un deuxième opus en cinq parties. Toujours, la poésie constitue un approfondissement de la langue qui révèle alors des étendues insoupçonnées. La langue est à la fois un véhicule pour naviguer sur l’océan de la conscience et un outil magique pour traverser les apparences et libérer toujours plus d’Être.

Si les mots révèlent ici l’extrême fragilité de ce qui se présente, la multiplication des impossibilités, l’écho d’un « ce qui demeure » s’impose avec une élégance rassurante. Peut-être juste la beauté, mais n’est-ce pas déjà l’infini ?

En cinq parties, Terre d’octobre, Balise de brume, La presqu’île, Les Yeux fermés, Communion solennelle, Alain Brissiaud invite et incite à l’intime, non l’intime personnel, mais l’intime indicible qui ne peut qu’être suggéré, pressenti.

Au bord de l’abîme, la langue se montre la seule solution ailée pour ne pas sombrer. »

Rémy BOYER (in incoherisme.wordpress.com, août 2017).

*

"C'est le second recueil d'Alain Brissiaud chez le même éditeur, aprèsAu pas du gouffre, en 2016. Cinq parties jalonnent ce nouvel opus, où l'on passe petit à petit de la réalité extérieure à l'intériorité profonde: successivement: "Terre d'octobre, journal", "Balises de brume", "La presqu'île", "Les yeux fermés", "Communion solennelle".

Dès les premières pages, il est question de paroes - d'alluvions et de promesses - dissoutes, mais c'est le mois, la saison ou le lieu qui garde le coeur du poème : Se noie dans le martèlement - de la rosée. Mais rapidement la houle osseuse laisse la place à celles à qui s'adresse le poème, la mère, la fille, la femme. Et les sentiments, et les émotions se mêlent pour évoquer l'amour aussi bien que la mort: je mettrai sur mon corps une bâche - un poème impraticable. Et un certain lyrisme teinte toutes ces pages où Alain Brissiaud tente de démêler les noeuds psychologiques dans leurs contradictions: Tu me tends d'impeccables nausées, ou plus simplement dans l'analyse lucide du déroulement mental: de vains soulèvements - cisaillent notre pensée.

Une emprise de la foi se fait sentir comme en atteste la partie finale, même si la révolte lui fait écrire: ô mon âme - devenue sciure... On a parfois l'impression d'être un peu à côté du dialogue instauré dans le poème, mais la conviction de l'auteur rétablit l'écoute."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°176, décembre 2017).




À propos de L'Île-cicatrice

"Cette conjugaison, cette noce, de la rigueur dans l’expression avec une sensibilité si subtile, c’est rare."

Guy CHAMBELLAND (1986): cité dans Les Hommes sans épaules, n° 21, 2006, p. 40.

"Ce poète sait être dense d’emblée. Peu à peu les poèmes irremplaçables viendront. Déjà de L’ÎLE CICATRICE deux poèmes se dégagent. L’un sur l’hiver :
L’hiver foncier, sachant construire un ciel (page 78).
L’autre sur la nuit :
mais la nuit,/ chargée d’âge et de lenteur
mais le silence au poil ras qu’elle rassemble,
la nuit s’est faite au dernier étage,
dans l’intime des confins (page 82)."

Henri HEURTEBISE, in Multiples, n° 47 (1992), p. 63.

 

 




Lectures critiques

" Comment rendre compte d'une telle somme ? Paul Farellier a regroupé dans ce gros volume de presque 700 pages, 12 périodes s'échelonnant de 1968 à 2013 ; des œuvres quasi-complètes donc : mais en est-on vraiment sûr ? Quasi car Paul Farellier est toujours vivant et sans doute continue-t-il d'écrire et parce que, peut-être, certains poèmes ont-ils été écartés de L'Entretien devant la nuit… Si l'étude de Pierrick de Chermont publiée en postface met bien en évidence les caractéristiques de la poésie de Paul Farellier telle qu'on peut la découvrir dans cet ouvrage, il manque une approche scientifique établissant la correspondance entre les poèmes ici reproduits et les recueils publiés au fil des années. Mais le lecteur ne doit pas s'attendre à trouver dans cette édition un ersatz de la Pléiade ! L'Entretien devant la nuit contient les dix livres publiés entre 1984 et 2010 mais aussi des inédits anciens et Chemin de buées qui regroupe des inédits de la période 2009-2013. Pour les curieux, on peut affirmer, sans risque de se tromper, que Paul Farellier remet en cause la notion de poètes maudits (chère à un certain romantisme et popularisée par Paul Verlaine dans un ouvrage éponyme) puisqu'il suivit les cours de Sciences Politiques à Paris, qu'il est titulaire d'un Doctorat d'état en droit public et qu'il travailla sa vie durant dans l'industrie comme juriste international ! Mais Alain Borne ne fut-il pas avocat ?

Si Pierrick de Chermont dans sa postface, partant de réflexions sur la poésie contemporaine, met bien en évidence les caractéristiques de celle de Paul Farellier (un certain classicisme formel, une grande attention au proche et au présent, un attachement à la nature, une volonté affirmée d'honorer le simple et une attirance pour le mystère du monde et de la présence de l'humain dans ce monde), le lecteur peut être sensible à d'autres aspects de cette écriture. C'est ce qui va être mis en évidence dans les lignes qui suivent. Une grande part d'autobiographie est présente dans ces poèmes : ainsi le "Faux" Bonnard (avec son piano, l'étude et l'élève) rappelle-t-il que Paul Farellier a étudié le piano avec Fernand Lamy, parallèlement à ses études de droit). Il serait fastidieux de relever systématiquement tous ces ancrages dans la vie du poète, mais ils sont nombreux. Une certaine synesthésie n'est pas absente de certains poèmes, ainsi cette ductilité sonore dans Paroles du sourcier (1). Le monde est étrange, être au monde est étrange. C'est dans les poèmes "obscurs" que se dit le mieux cette étrangeté ; mais on y décèle une nostalgie angoissée face à une partie de l'être humain ; "l'éternité respire" constate Paul Farellier dès son premier recueil (vers qu'il faut mettre en regard de ces deux autres "le scandale permanent / de notre brièveté") ; c'est que le poète s'émerveille aussi de la splendeur singulière du monde. La notation est brève, si brève parfois que la pensée devient lapidaire ; ainsi, deux vers, par exemple, font sentence ou proverbe : "Qui chante juste / habite la poussière."

Quand on referme ce gros volume, on se dit que Paul Farellier maîtrisait sa voix dès ses premiers poèmes, aussi bien que son attitude face au monde qui, si elle a évolué, n'est pas radicalement différente, elle s'est seulement approfondie. La langue reste la même : à ces mots (p 59) "avéré, dans ma fibre de chose, je me reste, gravé sur mes yeux, incisé à quelque dur plaisir" font écho ces vers (p 654) "moins qu'une larme du temps, / une buée de retard // sur l'infime part du monde / qu'aura frôlée le regard." Même modestie de la vision, de l'écriture, même si la gravité est là : le poème de la page 653 ("Le temps venu / où tu comptes pour amis / moins de vivants que de morts…") exprime parfaitement cette gravité : effet de l'âge ?

Tout cela ne va pas sans une certaine préciosité dans l'agencement des mots : "Une aile captive joue dans l'absence unanime" (p 83), une préciosité de bon aloi qui amènera le lecteur à se demander quels rapports entretient Paul Farellier avec le surréalisme (même si ces mots sont extraits d'un poème de En ce qui reste d'été, des carnets écrits en 1979-1982 et publiés en 1984). L'émotion n'est jamais bien loin dans les poèmes de Farellier : "Ce cœur, tu le retiens pour plus large ; pour y bercer le plus vaste. Oui, tu l'ouvriras jusqu'à l'absence" (p 98). Le lecteur pensera alors à l'émotivisme défendu par Les Hommes sans épaules, pour dire vite…

D'autres seront interpellés par cette vision du monde présente dans la poésie de Paul Farellier, une vision parfois hallucinée mais toujours particulière, où l'obscur féodal de la fuite le dispute à l'aléatoire du feu, la montée, par le travers des brandes, conduit à ce que le poète désigne comme le Jugement dernier (p 125). C'est que le monde physique est complexe, tout comme la métaphysique. Le poème se suspend devant l'inconnu, les mots manquent : "Quelque chose parfois s'éloigne, sans voix, sans permission ; creusant l'éternité soudaine. Du familier pourtant ; mais qui, déjà, ne trouvera plus son nom" (p 149). Ce n'est pas le moindre charme de cette poésie… On n'en finirait pas de relever ainsi la spécificité chatoyante de la démarche de Paul Farellier : mais il faut laisser aux lecteurs le plaisir de la découverte…

Reste à expliquer (?) le titre de ce volume qui doit servir de point commun à ces poèmes d'une vie… On a l'impression que Paul Farellier n'en finit pas de s'adresser à la face cachée de lui-même, au mystère d'être au monde, un monde qu'il interroge sans cesse. D'où cet entretien devant la nuit. Une nuit si présente dans les poèmes, un exemple, un seul : "Il est temps encore. Tu peux fuir dans la nuit libre. // Pour moi, les mots sont tissés ; le regard, piégé. Je suis un arbre arrêté dans les étoiles" (p 116). Ce qui n'empêche pas l'émerveillement devant le monde…

Au terme de la rédaction de cette note de lecture, je suis tout à fait conscient de la légèreté de mes propos : il faudrait plus d'espace pour une approche sérieuse de l'œuvre de Paul Farellier (qui mériterait un essai complet). Et, en plus, il restera au lecteur à articuler ses propres remarques, éventuellement aux miennes ou à contredire ces dernières, pour découvrir l'expérience intérieure (qui peut prendre différents aspects mais qui reste profondément humaine) dont parlent Gérard Bocholier et Gilles Lades (en quatrième de couverture) : et ce ne sont pas là simplement paroles de lecteurs, fussent-ils poètes… Page 653, toujours, Paul Farellier écrit : "bientôt il ne t'étonne plus / d'aller ainsi de compagnie / dans les chemins du jugement. // C'est ton pas qui s'alourdit / et la terre qui s'allège / ou plutôt se divise"… Je pense alors au dernier recueil d'Aragon, Les Adieux, et à ces vers : "Un jour vient que le temps ne passe plus / Il se met en travers de notre gorge / On croirait avoir avalé du plomb / Qu'est-ce en nous qui fait ce soufflet de forge". Toute œuvre ne se termine-t-elle pas ainsi ? "

Lucien WASSELIN (Cf. "Fil de lecture" in recoursaupoeme.fr, novembre 2015).

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"Ce livre de près de 700 pages réunit, en douze recueils, l’œuvre poétique de Paul Farellier de 1968 à 2013. Un tel ouvrage, qui s’est vu décerner le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres 2015, inspire un sentiment d’accomplissement et d’exemplarité, tant s’y trouvent réalisées toutes les dimensions de l’engagement poétique.

Cette écriture détient dès l’origine sa forme : précise et déliée, sobre mais sans excessive ellipse. Homme et poète déjà construits. Et, pour parapher l’ouvrage, une adresse au lecteur à voix haute, délivrant les secrets de la diction, du souffle et de l’inflexion : ainsi l’œuvre prendra-t-elle le large, pour toujours animée.

La poésie de Paul Farellier réalise le paradoxe d’une extrême urgence et d’une extrême patience. C’est par une transgression positive que le poète accède à l’être :

« L’eau germe / dans la pierre de ta soif ».

 Sage aux lèvres minces, il s’en remet à « la communauté de la nuit ». Comment ne pas penser à Georges de la Tour :

 « Une bougie restée seule / tout le silence dans sa flamme droite » ?

Recueillement et dépouillement, articulés au socle de l’être, à la mémoire de l’œuvre humaine, se donnent pour mission de dire « l’intense déploiement de l’immobile ». Et le regard est d’abord un révélateur : la neige devient « lumière de l’obscurité », le poème « fenêtre noire ».

 Un temps, le poète se délie de la verticalité en épousant l’espace – « l’adorable frémissement des herbes » –, le plus cher de son histoire personnelle (évoquant ses parents :

« à jamais tu te relèves / entre leurs deux présences »).

Mais il se relance bientôt vers les limites :

« l’heure où l’on voit plus loin que sa vue ».

Dans cette poésie, et c’est un de ses secrets, chaque clivage permet de progresser vers une plus exacte densité. À l’extrême, l’intériorisation s’accentue au péril du néant :

« Prison refermée. Lapidation de la lumière ».

 Elle voisine cependant avec les germes d’espérance :

 « Ce ti-tit d’insistance / douce d’un oiseau qui ne dit pas son nom ».

 À l’évidement, à l’amenuisement, succède dans les derniers recueils un chant plus lié, plus ample :

 « Et toi que fige soudain / dans ta prière la peur / d’éveiller l’invisible,… rêves-tu déjà les étoiles / d’une secrète épaule ? »"

L’image, loin d’être enchaînée à l’image suivante, monte vers la pensée. La parole, invariablement inscrite dans sa mesure (chaque poème semble fait pour la page), confronte le passé médité, contemplé, au rebelle présent : « toi, le flagellé d’instants ». La tension, toujours à l’œuvre, comme celle de l’alpiniste qui va de prise en prise, se résout en interrogation face à l’absolu :

« Est-il une fin / où vont les pas // hors limite, avalés par le vide ? »

Gilles LADES, in revue Friches, n° 119, septembre 2015.

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"Ce gros recueil des œuvres de Paul Farellier donne au lecteur le sens de l’œuvre, le sens aussi de ce qu’est une œuvre, de sa puissance, entre émergence, disparition et résurgence.

Dans une postface élégante, Pierrick de Chermont évoque à son sujet une poésie de l’anonymat, dans un pays, la France, qui ignore la poésie. Cet anonymat pourrait être finalement plus qu’une chance ou une opportunité mais une véritable fortune. En effet, souligne Pierrick de Chermont :

« Sans aucune autre contrainte que son art inutile, entièrement consacré à lui, prêt à toutes les aventures de l’esprit, à tous les voyages, circulant seul ou presque dans la grande forêt de la poésie mondiale, n’ayant de compte à rendre à personne, le poète est la figure fantasmée de l’art contemporain. L’invisibilité de son art est donc une des sources de cette liberté. Elle le revêt d’une protection dont ne disposent pas les autres arts, qui eux sont exposés. »

Cette liberté, payée très cher le plus souvent par le poète, garde vierge l’espace de la création.

Sans prétendre à l’exhaustivité, Pierrick de Chermont retient cinq traits caractéristiques de la poésie de Paul Farellier. Tout d’abord un certain classicisme formel fait de « précision et exigence formelle » mais aussi d’une « économie de moyens ». Viennent ensuite « une attention au proche et au présent, un attachement à la nature et une volonté de dialoguer avec elle, une volonté d’honorer le simple et une attirance pour le mystère que recèle le monde ».

La saisie de ce qui se donne à voir, de l’instant présent, porteur d’une ouverture infinie, est au cœur de la poésie de Paul Farellier qui exprime une grandeur de la banalité, une beauté du quotidien, un abîme aussi de la limite, de ce qui nous borne dans l’apparaître des choses."

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 3 novembre 2014).

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" Sous la direction magnifiquement tutélaire de Christophe Dauphin, Les HSE (Les Hommes sans Epaules éditions) poursuivent leur travail éditorial considérable en poésie. Outre la revue ‒ dont chaque livraison est à elle seule un livre‒ elles éditent, rééditent, restituent, récapitulent.

Ainsi de cet ouvrage de 659 pages : qui n’aime pas Paul Farellier ne le lira pas… Mais qui ne connaît pas Paul Farellier s’y précipitera : à ce prix-là (25€) on peut se permettre de découvrir un poète ‒ qui importe plus qu’un navet au cinéma, ou les tripatouillages politico-érotiques d’un(e) pipole dont on aura oublié le nom plus vite que celui de Paul Farellier.

Visionnaire.
Compagnon du Mystère ‒ et cependant du « chaotidien ».
Célébrant ‒ mais pris de silence comme on peut être « pris de Parole ».

Né à Paris en 1934 (comme Jean Chatard !), Paul Farellier collabore à de nombreuses revues, comme poète bien sûr mais aussi comme chroniqueur et critique. Il est membre du comité de rédaction de la revue Les Hommes Sans Épaules. Membre du jury du Prix du poème en prose Louis Guillaume.

Mais il est d’abord, et avant tout, poète. Certains diraient « prolixe ». Moi j’écris :«fécond ». Ce bel ouvrage « L’ entretien devant la nuit » paraît donc pour l’anniversaire du poète en 2014. C’est une somme, une part de sa vie et de son écriture. Mais ainsi qu’il l’écrit lui-même page 116 : «Il est temps encore. Tu peux fuir dans la nuit libre. »
Je vous conseille, ainsi qu’il le dit achevant ce poème, de le suivre :

« Je suis un arbre arrêté dans les étoiles »."

Roland NADAUS (cf. rubrique "Ici et là", in site de la Maison de la Poésie de St-Quentin-en-Yvelines).

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"Depuis près d’un demi-siècle, Paul Farellier poursuit une œuvre poétique dispersée, comme c’est souvent le cas, dans plusieurs maisons d’édition (L’Arbre à Paroles, la Bartavelle, Le Pont de l’Épée…). La réunion de ces poèmes en un fort volume est pour le lecteur un vrai bonheur et pour l’amateur (ne parlons pas de critique pour la poésie…) une excellente manière de déceler les lignes de force de ces recueils. On a beaucoup galvaudé, dans les grandes tendances de la poésie contemporaine, l’expression « poésie du quotidien », lorsque l’on puise l’inspiration dans le monde qui nous entoure plutôt que dans la culture classique ou les grands mythes du passé. Car il y a mille façons de regarder le monde : une évocation de sa beauté et de sa singularité, une approche de la plénitude par le fragment, du fugace par l’éternel, l’irruption d’une formule foudroyante, une expérience quasi mystique de la dépossession de soi par la communion au monde… On retrouve un peu de tout cela chez Paul Farellier, mais sans cette systématisation qui transforme l’émerveillement spontané en procédé. « J’écoute vivre », glisse-t-il : le taillis, la cigale, un doigt, un sourire, une étoile… Tout est porte d’entrée dans le monde créé par le regard, et le mot.

Le mot, plutôt que la formule. Trop souvent, le poète succombe au bonheur d’expression, à l’image fulgurante. Un mot suffit à Paul Farellier pour la transmutation du réel. Le « procès d’une fin de jour », la « montée maigre du sentier », « l’affrètement d’éclairs du soir », et nous voyons par son regard, nous sentons, nous palpons, nous entendons… Et soudain « l’oiseau a sauté hors du texte ».

Entre l’éclat et l’infini, l’œil a souvent besoin d’un cadre : s’il y a chez le poète un appel vers l’horizon, le ciel, la nuit, le vent, l’océan, le silence, tout ce qui ne conçoit pas de limite, et si le tremplin du minuscule nous permet d’y sauter à pieds joints, il y a souvent un plan intermédiaire, un cadre, une fenêtre,

Car tout fait clôture ici,

tout est serré dans ce poing

qui pourtant n’enferme que le vide,

oblige à des riens d’ombre, à des façons de taire

Et c’est ce double mouvement, du tremplin de l’infime au cadre de la fenêtre puis à l’infini de l’horizon, qui donne le vertige au lecteur. Le vertige d’une expérience partagée, d’un arrachement à soi. On plonge, « heureux comme on pourrait l’être dans l’oubli de soi » : la poésie a produit son effet, et l’on peut refermer les yeux, apaisé dans cette communion subtile (« nous, ce plaisir habitable »…), conscient d’être le monde et le poème : « je dors, superflu sous ma paupière »."

Jean Claude BOLOGNE (in jean-claude.bologne.pagesperso-orange.fr/#site)

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"Mes préférences

Paul Farellier fait paraître L’Entretien devant la nuit (Les Hommes sans Épaules éditions) qui rassemble ses poèmes de 1968 à 2013. Dans sa postface fort intéressante, Pierrick de Chermont situe le poète dans ce qu’il appelle « la poésie de l’anonymat », un courant majeur de la poésie d’aujourd’hui. Il dégage cinq traits emblématiques de cette poésie, tous présents chez Paul Farellier : « un certain classicisme formel, une attention au proche et au présent, un attachement à la nature, une volonté d’honorer le simple et une attirance pour le mystère que recèle le monde. » Il faut entrer dans cet univers de nuit où la nudité de l’écriture s’applique rigoureusement à la nudité des choses. Rien n’est fermé, l’évasion vers le plus inaccessible hante toujours l’homme des frontières :

 

Ce qui s’est joué sur des frontières,

leur passage,

ta fuite au sentier de nuit,

 

n’y retourne pas,

mais prolonge plutôt la dernière étoile,


le secret qui recommence."


Gérard BOCHOLIER (in revue ARPA, n° 112, 1er trimestre 2015).

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" Paul Farellier est un poète qu’il faut lire dans la durée. C’est le chemin lancinant qu’il emprunte qui lui donne toute sa force. Ce poète est un chercheur qui pose sa parole devant la nuit. Plus que les réponses, il voudrait constamment parfaire sa question. Quelqu’un a écrit qu’il ne nous prenait pas à témoin. Lecteur depuis quelques années de la poésie de Paul Farellier, où je retrouve ici des poèmes que je connais comme ceux de Tes rives finir ou d’Une odeur d’avant la neige, je ne le ressens pas de cette façon. Dans cette somme que propose l’édition des Hommes sans Épaules, on est emmené par le poète dans une méditation qui touche par sa patience et sa cohérence. La respiration et les silences sont aussi importants que les mots eux-mêmes. Il s’agit d’accéder à la vérité intérieure. La seule qui permette d’aller vers le lecteur en évitant pose et malentendu. L’imaginaire du quotidien est installé dans sa réalité, l’importance des proches est là dans son évidence, et comme le dit avec justesse Pierrick de Chermont, il se manifeste là une présence étrange. J’oserai dire dans une certaine lumière. Mais c’est bien l’ombre, cette «somptueuse» qui est recherchée. Les derniers poèmes éclatent de fraternité exigeante. Le poète est arrivé au moment de sa vie où il continue sa quête, le père, peintre, n’est pas loin, avec la compagnie des disparus. Cette somme poétique, exemplaire de la nécessité poétique contemporaine, nous dit Pierrick de Chermont dans sa postface, en est un fleuron. "

André PRODHOMME (in Les Hommes sans Epaules n°39, mars 2015).

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"Dans ce livre admirable, c’est un chemin de vie que Paul Farellier nous offre, avec justesse et retenue. Des interrogations sans réponses et du constat d’une vie reportée à plus tard qui se font jour dans les recueils du début, en passant par de courts tableaux dans lesquels le poète interprète ce qui s’offre à sa vue, recherche une enfance perdue et dit ses craintes d’un temps dévastateur, nous parvenons à des poèmes où Farellier, en quête d’un monde inconnu, s’interroge sur l’acte même d’écrire avec des mots qui savent à peine nommer.
 Quand on interroge Paul Farellier sur ce qui lui a fait tantôt choisir le poème en vers, tantôt le poème en prose, il avoue qu’il existe une sorte de nécessité et que « le vers descend tout armé de son rythme dans la main qui l’écrit, car nous n’avons plus la férule de la rime, donc le rythme est indispensable ». Et Farellier conclut : le vers est dans l’espace d’un chant. Notre poète aime aller à la nature, car pour lui le paysage n’est pas une abstraction, « c’est un ailleurs dans l’ici ». On y apprivoise le provisoire, car l’on y apprend ce qui va mourir. On peut dire que dans sa poésie il y a une appropriation quasi charnelle du paysage : « le silence venant à l’épaule comme un suint de l’été ». Mais les terres vraies de Paul Farellier sont le plus souvent cachées, le « tu » qu’il utilise peut être celui de l’amour, mais ce peut être aussi le pronom de la prière. La plupart de ses poèmes sont écrits au présent, le passé est invisible nous dit le poète, mais il porte une trace évolutive : « je suis un flagellé d’instants, j’ai voulu sortir du tourbillon de l’agenda des vivants » et il ajoute : « je n’ai pas fait que subir le temps, je l’ai aussi aimé d’une sombre ferveur ». « Nous voulons la naissance des flammes, non le charbon ressaisi ».
Aussi dirons-nous, sans conclure, car ce livre étonnant est celui d’un visionnaire que l’on aimera lire et relire : Paul Farellier est un véritable alchimiste qui sait déceler des couleurs sous la nuit. Pensant à ses chers parents disparus, il sait nous rendre sensible: « Leur visite, chaque soir, l’entretien devant la nuit. » "

 Sylvestre CLANCIER

 (Texte présentant Paul Farellier, lauréat du Grand Prix de Poésie, au nom du Jury, à la SGDL, 23 juin 2015).

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"L’Entretien devant la nuit rassemble en plus de 600 pages des poèmes de près de cinquante ans de poésie. Certains sont inédits, d’autres, la plupart, ont déjà été publiés. Ce gros recueil témoigne, selon la juste expression de Pierrick de Chermont dans la postface, d’une « poésie de l’anonymat », même si l’expression personnelle se fait plus sensible au fil du temps, par exemple dans des confidences discrètes sur l’insomnie d’hôpital, / le couloir d’urgences (« Heures », 1998) ou dans  « Maintenant, visage fixé », qui date de 2003 et est dédiée à son « père, qui était peintre ». Dans « La nuit passante » (1999), l’interrogation sur le temps et sur soi, se fait plus pressante. Mais ce qui reste stable dans cette traversée d’un demi-siècle est plus frappant que ce qui change. La qualité essentielle de ces poèmes est peut-être ce que l’on pourrait résumer par le terme de « délicatesse ». Délicatesse des sentiments, une pudeur constante qui évite tout excès sentimental, même quand la nostalgie ou une « pensée déchirante » menacent l’équilibre. Le « je » cède le plus souvent la place à un « on », qui renvoie sans doute à des circonstances et des personnes particulières, mais élargit à l’humaine condition, comme l’infinitif déracine ce qui serait trop précis : Poindre / au plus effacé du songe. Délicatesse des notations attentives à saisir l’instant où un oiseau s’envole, une cigale chante, la neige recouvre un paysage, les liserons se penchent sous la pluie… C’est la tâche du poète que de les dire pour défendre la beauté : une beauté de feuilles, d’oiseaux, de cascades, / j’ai rassemblé ces choses / dont je suis encore le lien secret. À la délicatesse s’adjoint la douceur : Seule monte la lueur de ce front / à la douce conquête de l’ombre. […] la douce insistance de l’heure. Le temps se décline à travers les saisons et les mois, avec, semble-t-il, une préférence pour l’hiver, la neige, le blanc, qui annulent toute aspérité. La sobriété qui caractérise le ton de ces poèmes va de pair avec leur brièveté qui fait parfois songer au haïku : La table de ce côté./ Le couvert pour traiter l’ombre./ Nous dînerons d’une pensée déchirante. Le vers libre, le plus souvent très court, alterne avec des poèmes en prose, le plus souvent faits d’un seul bloc. La disposition sur la page est, selon les dires de l’auteur, liée à un souci d’oralité. Et il est vrai que c’est une voix qui nous murmure que la poésie est « immense en peu de mots ». « J’écoute vivre », dit Paul Farellier. Vivre, en dépit de tout et de l’absurde toujours menaçant : l’arbre gagné par la nuit continue à se dresser."

Joëlle GARDES (note à la revue Phœnix, hiver 2015, n° 16).

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"Quarante-cinq ans de poésie. 684 pages de texte. Une postface de Pierrick de Chermont. Le récent ouvrage de Paul Farellier est sans aucun doute un événement dans la vie poétique d’aujourd’hui. Ce superbe pavé regroupe les poèmes publiés de 1968 à 2013.

La postface tout d’abord, qui décortique avec autant de talent que de soin, la poésie qui se pratique de nos jours.

Ce qui intéresse au plus haut point dans ces textes c’est l’explication qu’en fournit Pierrick de Chermont qui ne se contente pas d’évoquer la technicité naturelle de Paul Farellier mais qui, globalement, explicite la poésie qui se crée aujourd’hui.

Quant à la poésie de Paul Farellier elle emporte l’adhésion, dès le premier texte repris d’un recueil publié en 1968. Cette masse imposante (plus de 650 pages !) ne comporte que des pièces de haute qualité dans lesquelles la syntaxe privilégie la métaphore. À l’endroit où l’envolée fait image et l’image à la fois couleur et douleur.

D’un quotidien assez quelconque, Paul Farellier extrait des sensations et des ancrages aux limites du Surréalisme. Dans tous les cas, des vers d’une audace mesurée dans leur lyrisme naturel se côtoient dans la fraternité de la création.

« Le jour qui monte retourne à l’oubli. La minute

blanche, ailée, s’est piquée au plus fort du courant »

Dès les premiers poèmes publiés, il semble que Paul Farellier ait adopté un rythme tout personnel créant ainsi un univers à sa mesure où les idées sont véhiculées dans un cadre défini dans lequel il évolue avec une aisance admirable. Poésie du bonheur et poésie de la mélancolie. Poésie dans laquelle chaque mot est irremplaçable.

Cette impressionnante publication démontre une nouvelle fois que la poésie est en effervescence et que les poètes actuels chantent avec talent sur la plus haute branche.

À lire absolument."

Jean CHATARD (note à la revue Diérèse, n° 64, automne-hiver 2014/2015).

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"Compilation de poèmes en vers libres ou en prose mus par une même volonté de célébrer l'instant présent, la nature et les plaisirs simples de la vie. Grand prix SGDL de poésie 2015 décerné à P. Farellier pour l'ensemble de son oeuvre. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.




Sur L'Homme est une île ancrée dans ses émotions

"Le ton de Christophe Dauphin est très neuf. Il ne tente pas de se faire surréaliste. Il est lui-même et c’est assez ! De plus il a, je le constate au fil des années, le talent, et même plutôt le don, de mélanger les cris et révoltes de la poésie (engagée) et celle des images souvent involontaires. Au total ce qui apparaît le plus, c’est une puissance de verbe et une imagination contrôlée qui laisse le lecteur pantois, se demandant de quel univers il est question, entre les dérives et malfaisances de la société du fric-roi et un humanisme fougueux où se retrouvent les leçons du passé et les nouvelles approches sociologiques encore en formation. Un grand poète, ce Christophe Dauphin, qui restera comme ses aînés surréalistes des années autour de 1930, puis d’un après-guerre encore plus internationaliste."

Paul Van Melle (Inédit Nouveau n°248, décembre 2010).

"L'Homme est une île ancrée dans ses émotions", est un récit autobiographique mêlé à des poèmes. Christophe Dauphin utilise là tous les grands thèmes qui traversent sa poésie: la révolte, l'amour, le rêve, les rencontres avec d'autres poètes (Joyce Mansour, Ilarie Voronca, Max Jacob, Paul Nizan). Les scènes d'horreur défilent comme dans un film (camps de concentration nazis, Sarajevo, la mort de Malik Oussekine): "Très tôt j'ai compris que seuls les mots et mes émotions me tiendraient debout." Face à la solitude, face à la violence et aux idéologies, le poète n'a qu'une issue: développer son monde intérieur et se dresser contre les idoles et les croyances frelatées: "le poème est le reflet d'une explosion de l'être".

Gérard Paris (in revue "Chemin des livres" n°24, été 2012).

"J’ai eu la chance, enfin, de lire Christophe Dauphin il y a quelques années. Que de temps perdu jusque là ! Et depuis sa parole, si proche, si justement essentielle, ne m’a pas quitté. Comme une voix d’ami dans les joies et dans les peines. Puis, lors d’un printemps des poètes, j’ai eu cette fois l’heur de passer deux jours avec lui, dans l’Eure justement, son département. J’ai compris que cet homme intègre, vrai, serait effectivement un ami désormais quoiqu’il advienne : sa voix et lui ne faisaient qu’un. Et si j’ose parler d’amitié, de cette valeur suprême qui nous est commune, c’est que nous habitons tous deux sur une même île ouverte à tous les vents, tenus par la même conviction inébranlable quant à l’urgence du rêve et de la poésie. Comme moi, entre l’amour et la révolte, il choisit l’amour et la révolte !
 
 Dès ses premiers textes en 1985 (comme un Rimbaud, il n’a alors, et peut-être à jamais, que dix-sept ans) ce chantre de l’émotivisme écrit que « l’amour est à réinventer » et cet aphorisme augure, et ce de façon magistrale, de l’œuvre qui suivra. Dès ce moment, la poésie de Christophe Dauphin claque, cogne et caresse comme une évidence et avec une sûreté extraordinaire qui n’est agie par nulle certitude mais par la vraie rébellion, par le plus brûlant amour. Christophe Dauphin nous fait croire plus que jamais à cette aventure fabuleuse des mots de sang qui est l’honneur des hommes.

Avec lui, la poésie est belle et rebelle. Belle parce que rebelle quand « La révolte et l’amour logent dans l’étoile de nos pas ». Belle aussi contre tous ceux qui voudraient enterrer le mot « beauté ». Nous avons là une écriture quasi incendiaire (le feu y est aussi présent que le cri), une poésie du sens multiplié bien au-delà de cette polysémie absconse des petits maîtres qui trop souvent confine à l’insignifiance.

Il a trouvé le juste accord, la tonalité exacte de l’image surréaliste à hauteur d’homme. Une image d’une extraordinaire sensualité : « tes jambes prennent leur source dans mes mains » ; « ce sont les femmes qui m’inventent » ; « c’est une femme/Enroulée comme une bague autour de moi »… L’envie me prend de tout citer.

Dauphin, un grand poète ? Au diable ces qualificatifs éculés ; la poésie n’a pas à être grande mais à être vraie. J’ose dire ici simplement que Christophe Dauphin est peut-être le plus vrai poète français de ce temps.

« Je suis venu au monde
Comme on joue aux dés
Parmi les étoiles aux cheveux bien peignés
Le 7 août 1968 » C.D.

Christophe Dauphin est issu d’une famille normande, commerçants et ouvriers du côté paternel, artisans, travaillant le bois, du côté maternel). Son arrière-grand-père, Arthur Martin, était charron. C’est dans la maison que ce dernier acheta, en 1920, dans le village de La Madeleine-de-Nonancourt, après être revenu d’Allemagne où il était prisonnier de guerre, que Christophe Dauphin (dont la naissance sera déclarée à Nonancourt) est né en 1968, tout comme, avant lui, son grand-père, Raoul Martin, ami de Pierre Mendès France, et sa mère.

« Mon enfance fut normande
Comme la mer qui tourne en rond
Dans le fond de ma poche
Un village onirique
Avec lequel on voudrait partir
Un village que je transporte depuis dans une cage »

Ou encore :
« Au fond de mes poches, l’enfance demeura cette pierre qui serrait les poings. »

À l’enfance normande succède une adolescence tumultueuse dans la banlieue ouest de Paris. Au tout début des années 1970, le bidonville qui « siégeait » au pied de la tour qu’il habitait avec ses parents lui fit tôt prendre conscience de l’injustice sociale. Christophe Dauphin écrit ses premiers poèmes en 1985, dans la cité des Fossés-Jean, à Colombes.

« Moins ordurier que Rimbaud et moins criminel que Villon, nous dit le poète, je n’étais pas un ange »

En novembre 1986, alors étudiant, il prend part aux manifestations étudiantes et lycéennes contre le projet de loi dit Devaquet. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des voltigeurs motocyclistes de la police française passent à tabac un jeune homme, Malik Oussekine, qui meurt de ses blessures. Christophe Dauphin, profondément marqué par les évènements, se trouvait non loin ce soir-là, rue Racine, devant la librairie du poète Guy Chambelland, qui devait devenir son ami trois ans plus tard.

« … Matraques sur les vertèbres des étoiles
Le poumon vomit son goudron

Les chiens sont lâchés
La nuit est armée
Quarante-huit motos de trial rouge vif
 
Sirènes hurlantes
Vrombissements
Les motos giclent d'une rue à l'autre
Et zigzaguent sur nos vertèbres… »


« … Tir tendu
Énucléation de l'œil
Fracas de la face

La pluie lèche les fleurs noires de leurs plaies
Qui sont aussi les nôtres

Fracture de la base du crâne
Enfoncement orbitaire
Amputation d'un membre

Malik!

Les matraques peuplent notre nuit
Jusque dans les halls des immeubles… » C. D.

Dans son poème, « Malik Oussekine », écrit en 1986, au moment des événements, la voix de Christophe Dauphin s’impose déjà, elle a déjà trouvé son timbre, sa force, sa conviction (« Mes convictions constituent ma patrie », dit-il). Il n’a pourtant que  dix-huit ans. Elle porte tout à la fois l’amour, au plus incandescent, la liberté et la révolte. Autant dire la poésie elle-même ; belle et rebelle, j’y tiens. Quand bien même il y aura chez Christophe Dauphin des expériences langagières multiples que l’on pourra découvrir ici, expériences jamais gratuites, jamais dans l’aboli bibelot d’inanité sonore, la voix ne changera pas, une « voix résolument insoumise » ainsi que l’affirme Lucien Wasselin. Une poésie irréductiblement fidèle à son auteur quand lui-même est irréductiblement fidèle à la poésie. 

« Une écriture qui ne triche pas avec la vie,
Un être qui ne triche pas avec l’être » dit le poète.

« Il est primordial, écrit-il encore, d’être à l’écoute d’une pulsion exempte de toute fabrication et de tout trucage. »

Oui, tout le matériau est là dans cette double ascendance de la poésie pour vivre de Jean Breton et du surréalisme.

« J’étais un poète de la poésie pour vivre, bien avant de rencontrer Jean Breton, car tout comme lui, je ne me suis jamais retranché derrière la littérature pour faire exulter l’imaginaire. En effet, écrire, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. Au même titre, j’étais surréaliste avant de rencontrer Sarane Alexandrian »

Autant dire, qu’avant ces deux rencontres, l’émotivisme, que je conçois comme une magnifique synthèse entre ces deux courants, est en acte avant d’être théorisé.

« J’ai défini ma démarche, ma création, par le concept d’émotivisme. J’ai adopté ce terme en hommage à feux mes grands amis et ainés Jean Breton, tout d’abord, et Guy Chambelland. L’émotivisme, qui conjugue la poésie pour vire et le surréalisme, ne s’incarne, ni dans une école, ni dans un système, ni dans un mouvement idéologique, mais dans un groupe défini au sein duquel, l’individu, éloigné de toute complaisance, se tient au plus près du fatum humain contemporain, et demeure relié à l’autre, aux autres, par des affinités secrètes. » C.D.

L’émotivisme c’est d’abord fondamentalement une exigence, l’affirmation d’une intégrité sans faille loin des « arrivistes ligotés dans leurs intérêts de parti ou de classe », la réalité d’une résistance souveraine, d’une révolte comme « conscience du monde »

En somme « L’émotivisme est un art de penser et de vivre en poésie », un « renversement moral » qui va de pair avec un changement social que le libertaire Christophe Dauphin ne cesse de revendiquer.
L’affirmation de l’émotivisme a donné corps à une superbe anthologie parue au Nouvel Athanor en 2009 : Les Riverains du feu.

Guy ALLIX

(Présentation de "L'émotivisme de Christophe Dauphin" dans le cadre des Rencontres d’Arts et Jalons, le samedi 26 avril 2014, à Saint-Mandé).




Lectures :

" L’écriture n’est ni fémi­nine, ni mas­cu­line. Le tra­vail d’écrire, avec la matière du lan­gage, puise à l’universel, par-delà les genres...

On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipo­gramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curio­si­té du lec­teur un recueil com­po­sé de poèmes lipo­grammes : la lettre a en est absente. Que signi­fie cette non pré­sence vou­lue déli­bé­ré­ment ? Sans doute cette ques­tion est-elle mal­ve­nue puisque Élodia Turki affirme en qua­trième de cou­ver­ture : « Une cen­taine de poèmes lipo­grammes, comme des gués sur le che­min étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le che­min lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de che­min. Le che­min se fait en che­mi­nant »

Tout lan­gage écrit est lipo­gram­ma­tique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alpha­bets… Il serait donc vain de cher­cher à élu­ci­der de quoi la lettre est le sym­bole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gra­tuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeu­nesse. Car elle conti­nue­ra d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.

 Notons que le poème est court, la plu­part du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses rela­tions avec un tu jamais iden­ti­fié. S’agit-il de la des­crip­tion de l’amour, de la pas­sion ? Notons aus­si le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tis­sée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / enso­leillés de lunes » (p 8). Est-ce le stu­pé­fiant image dont par­lait le sur­réa­lisme ? Élodia Turki aus­culte son corps car elle est sen­sible à ses chan­ge­ments. Cela ne va pas sans obs­cu­ri­tés que sou­lignent ces mots : « entou­rés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouro­bo­ros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus cou­rante est celle d’un ser­pent qui se mord la queue, le plus sou­vent. Ce vers « Et voi­ci le poème d’où sur­git le poète ! » n’est-il pas éclai­rant (p 16) ? Élodia Turki sou­ligne qu’elle ne faci­lite pas la lec­ture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre fur­tive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour tou­jours dif­fé­rent » (p 21).

 

Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).

 

 Et puis, il y a cette soif inex­tin­guible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette atti­rance de l’ombre… Etc !

 Élodia Turki dit haut et fort sa fémi­ni­té et la pas­sion amou­reuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gra­tui­té du jeu poé­tique ? Mais je ne peux m’empêcher de pen­ser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et pre­mier leurre » (p 41)"

Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, juin 2018).

*

Le poète, dans son dénuement, se dépouille souvent de la ponctuation, la mise à la ligne faisant office de respiration. Parfois, il sacrifie les majuscules ou, au contraire, les magnifie. Titres et table se dissipent au gré d'enchaînements subtils. Voici qu'Elodia Turki nous propose la complicité d'un texte sans la lettre A (hors son propre nom, les première et quatrième de couverture ainsi que les pages de garde).

Simple jeu ? En fait, la contrainte librement consentie tôt s'évapore. Cette lettre A, pourtant si prégnante dans notre langue, est devenue virtuelle, telle une ombre à la fois présente et immatérielle. Comme un désir intensément palpable mais sans corps et sans trace. Désir immensément présent, envahissant, obsédant tel un amour qui taraude, privé de l'être cher : De toi je suis si près - si loin de nous - / Moi loin d'ici loin de tout en si petite vous, lors que Mes doigts écorchent le crépi des murmures (...) Pour Tituber sur les broderies du temps. Peu à peu, l'on comprend que le maçon a renoncé au ciment : mur de pierres sèches. Que l'ombre de l'être aimé incendie Mes doigts tendre mémoire de son Infini Désir (en majuscules). Que la lettre A, tel un cri primal (dans le sens freudien) s'est faite absence, non comme un jeu ou un exercice de compagnon en mal de cathédrale, mais comme un manque existentiel devenu déchirement : je mendie le cri d'une étoile. Rendons les choses simples : ce recueil, dont la langue est si pudique mais si riche en images, est un long cri d'amour. Il prend de plus en plus de sens à la relecture. C'est peut-être là d'ailleurs, une caractéristique de la poésie : Le vent étourdit les feuilles les lunes les frissons - Tu restes ce mystère - cet inconnu - qui tremble en moi - l'infini désir de l'ombre. Non pas langue véhiculaire mais elle-même objet d'art, objet de mystère où se frottent et s'incendient l'une, l'autre, les pierres sèches, où se confrontent les verbes dans leur structure primitive. Comme des silences tout au fond des entrailles, tout au creux du rêve.

Claude LUEZIOR (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).




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