Georges HENEIN
Georges Henein, né au Caire le 20 décembre 1914, est le fils du diplomate copte Sadik Henein Pacha, qui deviendra ministre plénipotentiaire du roi Fouad 1er, et d’une mère d’origine italienne, appelée Marie Zanelli de son nom de jeune fille. Elevé comme un rejeton noble, il ne fut pas envoyé à l’école mais confié jusqu’à l’âge de douze ans à un précepteur qui lui apprit à lire et à écrire, et lui inculqua tous les rudiments de l’instruction primaire. Voué ainsi dès sa naissance à la distinction et au cosmopolitisme, Henein railla plus tard les convenances qu’il savait au demeurant garder : « Je reçus très tôt la gifle de la bonne éducation », dit-il, en évoquant comme on l’incita à le pratiquer: « l’art de cacher les chagrins ». Ce fut à Rome en 1926, qu’il commença ses études secondaires, au lycée Chateaubriand. A seize ans, venant résider en France avec sa mère, il entra au lycée Pasteur de Neuilly et y prépara ses deux baccalauréats. Ensuite, travaillant à une licence de droit, il s’adonna en même temps à sa passion de la littérature, faisant de nombreuses lectures et en ne retenant que les auteurs les plus avancés.
En 1934, de retour au Caire, il y débuta à vingt ans avec une saynète, Suite et fin ; mais il avait déjà noué à Paris quelques relations qui lui permirent de s’y exprimer aussi. Il décida de se partager entre les deux capitales, séjournant en alternance plusieurs mois consécutifs dans chacune, et y menant des actions parallèles avec ses amis cairotes et parisiens. Au Caire, Georges Henein se mêla au groupe « les Essayistes », ayant pour secrétaire Gabriel Boctor, et dont l’organe mensuel, Un Effort, se flattait d’être en Egypte : « la seule revue désintéressée et le centre de l’idée libre ». En février 1935, Henein y publia son manifeste De l’Irréalisme, prouvant combien, il était déjà proche du surréalisme : "Rien n’est inutile comme le réel… Dès lors, pourquoi chercher la vérité où elle n’est pas, à l’extérieur, quand les ressources intérieures ne sont pas même explorées ? Le seul monde véritable est celui que nous créons en nous; le seul monde sincère est celui que nous créons contre les autres… En avant pour l’irréalisme, artifice par rapport au réel, vérité par rapport à moi, à l’extrême-moi… Ecrire n’importe quoi qui vous soit advenu intérieurement et qui n’ait pas été provoqué par une cause extérieure, et qui ne puisse pas se transporter ni s’utiliser dans le monde extérieur." Henein était l’enfant terrible du groupe et son impertinence n’avait d’égale que sa lucidité, ainsi lorsqu’il s’exprime en 1935 à propos des Cloches de Bâle de Louis Aragon : « Une œuvre littéraire n’est pas une affiche électorale. Ce qui ne veut pas dire que la littérature soit apolitique. Rien n’est moins vrai. Ce qu’il faut poser, c’est que la littérature garde le droit d’entrer en contact avec tous les éléments de la vie, donc avec la politique en tant qu’elle est un de ces éléments, tout comme le sport, la science ou l’industrie. Mais là où les choses se gâtent, c’est quand l’écrivain ne se tourne vers la politique et n’observe la vie sociale qu’au profit d’un parti et d’un programme. Il fait alors de la propagande. Il peut la faire brillamment ou pauvrement. Peu importe. L’écrivain est supposé juché sur un sommet d’où il apprécie librement la société, la politique et l’homme. Or le propagandiste juge non pas du haut en bas, mais du bas en haut ; dans la politique il ne voit que le parti, dans l’homme il ne voit que le partisan. Il demeure toujours au-dessous de l’humain. C’est ce qui arrive à Aragon et nous ne pouvons que le déplorer. »
A Paris, où il revenait chaque printemps, Henein donna à la revue marxiste de tendance trotskyste, Les Humbles, Le Chant des violents (juin 1935), appelant les prolétaires à la révolte avec un emportement brutal. Ce fils de pacha, loin de s’abandonner à la vie de la jeunesse dorée, manifestait d’emblée une sympathie ardente pour les pauvres et les opprimés. Il sentait qu’il fallait préparer une nouvelle Renaissance, imposant les idées capables de régénérer la société mondiale, et il voulait être parmi les hommes qui en prendraient l’initiative. Dans le numéro d’octobre 1935, d’Un Effort, dont la périodicité devenait irrégulière, Henein consacra au suicide de René Crevel un admirable article où il se montra acquis au surréalisme. Dès lors, le choix d’Henein est fait : il décide de se joindre aux surréalistes et écrit sa première lettre à André Breton. Ce fut en 1937 que Georges Henein présenta publiquement le surréalisme au Caire dans une conférence, et commença à organiser le groupe surréaliste égyptien. Cependant, Henein s’installa à Paris en 1938 pour préparer une licence ès lettres à la Sorbonne. Adhérant au trotskysme, Henein décida de nommer Art et Liberté son groupe, à cause de manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, qu’André Breton écrivit avec Léon Trotsky à Mexico.
En novembre 1938, Henein fit paraître chez José Corti, Déraisons d’être, plaquette dans laquelle, son langage poétique est définitivement constitué. Il y révèle le souci d’échapper, par une scansion rythmique, au verbe amorphe auquel la versification libre aboutit trop souvent. A Paris, Henein assiste à toutes les réunions du groupe surréaliste et André Breton lui écrit : « Vous êtes celui dont les jugements et les mouvements m’ont le plus importé dans cette dernière période où la dépression me gagnait. » Après la déclaration de guerre, Henein retourna au Caire où il travailla dès lors avec son père, devenu directeur du service des Eaux. Le 19 septembre, entrant dans une librairie de la capitale, il y trouva une jeune fille qui, bien qu’elle lui tournât le dos, l’attira si irrésistiblement qu’il vint aussitôt lui parler, intrigué : c’était Ikbal el Alaily (Boula pour les intimes), sa future compagne de lutte et d’exil.
Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, Henein décide d’établir au Caire un centre intellectuel de résistance contre les menaces d’oppression, et d’y faire entendre avec son groupe la voix de la liberté et participe à la fondation de l’hebdomadaire de gauche Don Quichotte, dont il est le rédacteur le plus turbulent. Mais entre temps le groupe surréaliste Art et Liberté avait pu réaliser son grand projet : la fondation en janvier 1940 d’Al-Tattawor (L’Evolution), la première revue littéraire et artistique d’avant-garde en langue arabe. Tout en poussant son groupe à exprimer l’imaginaire absolu, sans concession à la réalité, Henein dirigeait une action politique déterminée. Bertho Farhi résuma ainsi son apport : « Je veux simplement rappeler ce qu’il fut, ce qu’il est, que l’on pourrait oublier : un fils de pacha à qui l’Egypte doit ses premiers mouvements socialistes. Un mondain qui a financé les contestations les plus secrètes contre sa classe. Le révélateur égyptien du surréalisme, de l’art moderne. L’homme à qui les meilleurs peintres et les théoriciens de la gauche d’Egypte doivent tout. Et un grand, un très grand écrivain. » En 1945, cessant d’aider son père à l’usine des Eaux, il devint directeur-administrateur de la Compagnie de tabac Gianaclis.
Lorsque Henein vint passer ses vacances à Paris, en avril 1946, il y précéda de peu André Breton, qui y arriva le 31 mai, de retour des Etats-Unis. Henein se retrempa dans le surréalisme parisien chez les peintres Victor Brauner, Jacques Hérold, où il rencontra Yves Bonnefoy alors au début de sa période surréaliste. Le 15 février 1947, Henein fit paraître au Caire, La Part du sable, cahier de textes poétiques et critiques de ses amis. Arrivant à Paris fin avril 1947, Georges Henein trouva autour de Breton, un groupe en effervescence, contenant de nouveaux adeptes. Je venais de me rallier au surréalisme, à dix neuf ans. Je fus tout de suite séduit par la désinvolture intellectuelle d’Henein, contrastant avec son regard attentif à autrui derrière ses lunettes noires. Nos vues concordaient sur bien des points : nous pensions l’un et l’autre qu’il fallait élargir le surréalisme, le renouveler en sacrifiant ses éléments illusoires (refus systématiques de la littérature, recours à certaines valeurs marxistes-léninistes dont l’histoire même dénonçait la faillite, etc.) et l’engager à être exclusivement une idéologie de l’anticonformisme pur, exemple suprême des générations à venir. En mai, le groupe de Paris fut convoqué un soir dans l’atelier du peintre canadien Jean-Paul Riopelle, afin de régler les dernières modalités de la VIIIe Exposition internationale du surréalisme chez Maeght. A la fin du débat, André Breton déclara qu’il devenait nécessaire, pour établir la liaison avec les différents groupes étrangers et coordonner les témoignages d’adhésions, de fonder un secrétariat international du surréalisme : « Ce secrétariat s’appellera Cause et sera dirigé par trois membres : Georges Henein, Henri Pastoureau et Sarane Alexandrian. » La principale affaire qu’eut à traiter Cause, fut le violent litige opposant à Breton et à ses fidèles des jeunes surréalistes parisiens inscrits au PCF. Ainsi naquit la déclaration, Rupture inaugurale, traitant de la position politique du surréalisme, et qui fut rédigé par Henri pastoureau, Georges Henein et moi-même, sur la table d’un café de Montparnasse. Mais durant l’été 1948, Henein écrivit à Breton pour rompre avec l’activité collective du mouvement : « N’êtes-vous pas frappé de constater que ce qui a maintenu le surréalisme depuis la fin de la guerre, ce sont les actes et les œuvres individuels, tandis que tout ce qui tendait à l’expression collective aboutissait au plus cruel échec, quand il ne minait pas l’édifice patiemment élevé ? » Au Caire, Henein continua de faire paraître sa revue La Part du sable et publia les poèmes de L’Incompatible. Le climat du Caire devenait oppressant pour Henein, qui n’était pas plus satisfait du nasserisme que de l’ancien régime. Il s’irritait d’être enveloppé d’une atmosphère de dictature : "Nous descendons chaque jour un peu plus bas dans l’ineptie autoritaire du Prince au nez de sémaphore", (c’est ainsi qu’il appelait Nasser).
Après un séjour au Maroc, Henein s’installa à Rome en 1962 et entra dans la rédaction de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Pour ce journal diffusé dans le Tiers monde, Henein effectua un travail culturel : « Je parle de Lewis Carroll aux Bantous et de Michaux aux Mauritaniens. Nous couvrons les sables, la savane et les deltas. Nous survolons les grands lacs… Je dirige une section intitulée Post-scriptum, assez étrange pour tout accueillir : de Brigitte Bardot à Raymond Lulle. » En 1966, devenu rédacteur en chef de Jeune Afrique, Henein se fixa à Paris où son bureau avait été transféré. Henein publia là une chronique régulière, L’évènement ou la semaine en relief, rendant compte jour par jour des faits les plus importants de la semaine. Dès 1969, Henein fut chef d’enquête à L’Express, où il exposa les problèmes du Proche-Orient d’après les informations de ses envoyés spéciaux et son étude de la presse arabe.
On peut regretter qu’un poète si doué n’ait pas eu une production plus abondante, qu’un penseur à l’esprit si pénétrant se soit dispersé en de brillants articles dans des revues disparues, au lieu de se concentrer en un vaste essai. Henein se souciait plutôt d’avoir une personnalité que de faire une œuvre. Durant l’exil, quand il est devenu journaliste professionnel, Henein n’a pas publié de livre bien qu’il eût pu le faire : il était trop désenchanté de Paris et de ses intellectuels « engagés ». Henein disait : « Il s’agit de rejeter l’heure présente, l’heure Sartre… Le bon titre d’un traité de désartrisation serait : L’être et la cohue. » Henein s’enferma dans un silence éloquent, pesant, accusateur. Il se tut non par démission, mais par dédain envers une intelligentsia qui faisait écume à la surface des évènements. Georges Henein mourut à Paris dans la nuit du 17 au 18 juillet 1973. Ikbal fit rapatrier sa dépouille en Egypte. Georges Henein a été en notre temps ce que l’on considérait autrefois comme le meilleur compliment : un homme de qualité.
Sarane ALEXANDRIAN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
A lire : Déraisons d’être (José Corti, 1938), Un temps de petite fille (Minuit, 1947), L’Incompatible (La Part du sable, 1949), Le Seuil interdit (Mercure de France, 1956), Le Signe le plus obscur (Présence, 1977), La Force de saluer (La Différence, 1978), L’Esprit frappeur, carnets 1940-1973, (Encre, 1980), Œuvres (Denoël, 2006).