Les Hommes sans Épaules


DOSSIER : Georges HENEIN, La part de sable de l'esprit frappeur

Numéro 48
310 pages
17.00 €


Sommaire du numéro



Editorial : "La poésie en jeu", manifeste inédit, par Sarane ALEXANDRIAN

Les Porteurs de Feu : César MORO, par André COYNÉ, Jorge NAJAR, Roland BUSSELEN, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de César MORO, Roland BUSSELEN

Ainsi furent les Wah 1 : Poèmes de Marie-Claire BANCQUART, XAVIER FRANDON, Cyrille GUILBERT, Jean-Pierre ELOIRE

Dossier : "GEORGES HENEIN, la part de sable de l'esprit frappeur", par Sarane ALEXANDRIAN, avec des textes de Guy CHAMBELLAND, Yves BONNEFOY, Henri MICHAUX, Joyce MANSOUR, Poèmes de Georges HENEIN

Ainsi furent les Wah 2 : "Les poètes surréalistes et l'Amour", par Hervé DELABARRE, Poèmes de Paul ELUARD, André BRETON, Philippe SOUPAULT, Benjamin PERET, Louis ARAGON, Pierre de MASSOT, Joyce MANSOUR, Ghérasim LUCA

Le peintre de coeur : "Madeleine NOVARINA, la Fée précieuse", par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Madeleine NOVARINA

Une voix, une Oeuvre : Jasna SAMIC ou les migrations d'Avesta, par Thomas DEMOULIN, Poèmes de Jasna SAMIC

Les inédits des HSE : Dans l'embellie du jour, avec des textes de Janine MODLINGER

Les pages des Hommes sans Epaules : Poèmes de Elodia TURKI, Paul FARELLIER, Alain BRETON, Christophe DAUPHIN

Avec la moelle des arbres : Notes de lecture de Christophe DAUPHIN, Odile COHEN-ABBAS, Jean BENSIMON, Jean PEROL, Paul FARELLIER

Infos / Echos des HSE : Textes et poèmes de Jean ROUSSELOT, Christophe DAUPHIN, Simone WEIL, Lawrence FERLINGHETTI, Alain BRISSIAUD, Jimmy GLADIATOR, Jehan VAN LANGHENHOVEN, Abdul Kader EL JANABI, Adeline BALDACCHINO, François RUFFIN, Virgile NOVARINA

Présentation

GEORGES HENEIN, L’ESPRIT FRAPPEUR

(Extrait)

 par

Sarane ALEXANDRIAN

  

notre rôle n’a jamais été aussi beau

nous cultivons la première morsure des superstitions de l’avenir.

Georges Henein

 

(..) L’exil intérieur est un phénomène universel à notre époque : c’est ce sentiment d’être étranger dans son propre pays, de s’y trouver condamné au silence, à la pauvreté ou à la réclusion, parce qu’on ne pense pas comme les autres. Henein fut ainsi un exilé intérieur avant de connaître l’exil extérieur. Il s’irritait d’être enveloppé d’une atmosphère de dictature : « Nous descendons chaque jour un peu plus bas dans l’ineptie autoritaire du Prince au nez de sémaphore » (c’est ainsi qu’il appelait Nasser). Le tyran de La promenade philosophique du dictateur (in Notes pour un pays inutile), qui écoute la nuit incognito les divagations des « adorateurs clandestins du pouvoir », sera d’ailleurs trahi par « ce nez semblable à un maître de cérémonies dans un palais désert. » Un matin, en entrant dans son bureau directorial de la Gianaclis, Henein trouva assis à sa place un colonel, qui lui signifia qu’il était révoqué. Écarté de son poste sans préavis, il se prépara à l’émigration, non sans un profond déchirement. À Athènes durant l’été 1960, il nota (in L’Esprit frappeur) : « J’ai le sandwich infiniment triste… Il faut une énergie que je n’ai plus pour donner un sens au monde, mais d’autre part, il est épuisant de vivre à n’en plus finir dans le non-signifiant. Nous sommes les mauvais otages d’une cause qui n’a plus de nom. »

Après un séjour au Maroc, Henein s’installa à Rome en 1962 et entra dans la rédaction de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Pour ce journal diffusé dans le Tiers monde, Henein effectua un travail culturel : « Je parle de Lewis Carroll aux Bantous et de Michaux aux Mauritaniens. Nous couvrons les sables, la savane et les deltas. Nous survolons les grands lacs… Je dirige une section intitulée Post-scriptum, assez étrange pour tout accueillir : de Brigitte Bardot à Raymond Lulle. » De temps à autre, un texte étincelant signalait sa présence. Par exemple, celui où il refuse les dogmes : « Bien des lecteurs nous demandent quelle est notre doctrine. Croient-ils sincèrement que les doctrinaires aient apporté au monde plus de liberté que de terreur, plus de beurre que de canons, plus de progrès matériel que de servitudes quotidiennes ? Les doctrines ont été conçues au niveau des principes et consacrées au niveau de la force. Elles partent de l’homme mais, trop souvent, ce départ est un adieu. »

En 1966, devenu rédacteur en chef de Jeune Afrique, Henein se fixa à Paris où son bureau avait été transféré. Henein publia là une chronique régulière, L’évènement ou la semaine en relief, rendant compte jour par jour des faits les plus importants de la semaine. En regard de la date du 28 septembre 1966, il écrivit : « André Breton est mort. Ce poète à qui l’on doit une prose resplendissante entre toutes a vécu dans l’intransigeance fragile et pathétique des âmes éprises de la rosée matinale. Il a toujours refusé de se soumettre à la dictée mesquine de la société. Il n’a pas composé avec les forces de décomposition. C’était le dernier druide, sorti de la forêt pour dire l’éclat du monde… Il apparaissait comme le provocateur des hautes œuvres, comme celui qui exige sans cesse davantage et ne se lasse que des esclaves. » Dès 1969, Henein fut chef d’enquête à L’Express, où il exposa les problèmes du Proche-Orient d’après les informations de ses envoyés spéciaux et son étude de la presse arabe.

On peut regretter qu’un poète si doué n’ait pas eu une production plus abondante, qu’un penseur à l’esprit si pénétrant se soit dispersé en de brillants articles dans des revues disparues, au lieu de se concentrer en un vaste essai. Henein se souciait plutôt d’avoir une personnalité que de faire une œuvre. Durant l’exil, quand il est devenu journaliste professionnel, Henein n’a pas publié de livre bien qu’il eût pu le faire : il était trop désenchanté de Paris et de ses intellectuels « engagés ». Henein disait : « Il s’agit de rejeter l’heure présente, l’heure Sartre… Le bon titre d’un traité de désartrisation serait : L’être et la cohue. » Henein s’enferma dans un silence éloquent, pesant, accusateur. Il se tut non par démission, mais par dédain envers une intelligentsia qui faisait écume à la surface des évènements, alors que son rôle était de susciter une vague de fond civilisatrice.

Georges Henein mourut à Paris dans la nuit du 17 au 18 juillet 1973, après plusieurs années d’une maladie qu’il nia farouchement, voulant vivre jusqu’au bout comme si de rien n’était, autant que possible. Ikbal fit rapatrier sa dépouille en Égypte. Georges Henein a été en notre temps ce que l’on considérait autrefois comme le meilleur compliment : un homme de qualité.

Sarane ALEXANDRIAN  

(Revue Les Hommes sans Epaules n°48, octobre 2019).

 

 

GEORGES HENEIN PAR LUI-MÊME

 

Q : Quelles sont les choses que vous détestez le plus ?

R : Prendre des décisions importantes. Bureaucratie haïssable de la décision : visas intérieurs que l’on se donne ou que l’on se refuse selon l’heure ou le prétexte, papier timbré du désir, séjour éternellement surveillé. Ce monde manque de marge. Et nos libres décisions ressemblent de si près à celles que la réalité prendrait pour nous si nous tardions à nous prononcer. C’est cela le fin fond de la liberté. Se décider, non pas le couteau sur la gorge, mais cinq minutes avant. Cinq minutes qui se flattent de sauver les personnes.

Q : quelles sont les choses que vous aimez le plus ?

R : Une sorte de hamac mental. La respiration ralentie et l’haleine des couloirs de paquebot. De temps en temps, l’entracte d’une voix traînante, au loin, posant délicatement un blues sur une blessure. Lire et relire sans cesse certaines phrases pivotantes (… Le Verbe Être de Breton, le rendez-vous dans l’Église de Rouen, dans Madame Bovary…) parmi les caresses impalpables, fines comme la pluie, circulaires, intelligentes, ruineuses en fin de compte, mais ce que j’aime par-dessus tout c’est qu’il n’y ait pas de fin de compte.

Q : Quelles sont les choses que vous souhaitez le plus ?

R : Arriver à ce point d’extrême pureté où la littérature se substitue à la vie. Car c’est alors et alors seulement, qu’il vaudrait la peine de parler et que les mots auraient un pouvoir et l’être une unité.

Q :  Quelles sont les choses que vous redoutez le plus ?

R : La tyrannie. La tyrannie du détail. L’administration. Le droit de regard. L’esprit bohême. L’inimité comme moyen de bien se connaître. La psychologie du sentiment. Les prises de température à chaque nouveau silence. J’allais oublier deux noms qui me font horreur plus que toute la bourgeoisie mondiale réunie : Nietzsche et Dostoïevski. Je ne crains pas l’ennui. Je crains que les autres ne prétendent le distraire par des contorsions inspirées.

Georges HENEIN

(Revue Les Hommes sans Epaules n°48, octobre 2019).

 

CARTE POSTALE

 

Elle debout

les seins pris au piège

ses paumes au goût d’alcool

écartées sur des baies

de douleur brune

comme l’intérieur des peaux abandonnées

ses paumes au regard immortel

fait en verre uniforme

ses paumes qui reçoivent les voluptés errantes

ses paumes fertiles qui détiennent les caresses

maintenant son corps se brise

cerceau défiguré

son ventre saille veiné

offert à la griffe qui dévaste

et son nombril fleurit

comme un halo captif

enfin rendu à l’amertume des nuits

et son corps s’arrache

aux albâtres muets

jusqu’à l’éclosion des chairs

Déesse qui remue ainsi qu’une chevelure

traînée par un seul vent

ton rut de chaudière

émeut les sols profonds

et déchire avec râle les longues plaines fardées

les rivières se croisent en toute liberté

et les feuilles adultes

essuient ta lèvre humide

ton écorce blessée de Madone en couleur

dont bat le désir contre les murs hostiles

se fend dans une clarté

qui brûle les opéras

Toi incomparable

Toi qui saignes !

Femelle en jouissance

qu’irriguent les sueurs troubles

tandis que els lianes coupent tes glandes jaillissantes

Toi qui défies les étreintes

des colonnes rivales

le supplice qui te tue est la croix de joie

je vois sur la terre une cendre pareille

à l’extrémité d’un doigt qui pend

sans compter l’odeur calabre de la mort

Georges HENEIN

(Revue Les Hommes sans Epaules n°48, octobre 2019).



Revue de presse

Lectures :

Les Hommes sans Épaules : des voies poétiques

Souvent, les numéros des Hommes sans Épaules attirent par leur dossier, leur thème, le territoire qu’ils proposent d’explorer à ses lecteurs. On est enthousiasmé ou déçu, c’est selon. Peu importe d’ailleurs, au fond, que la poésie chilienne nous frappe singulièrement et que l’anthologie tahitienne nous laisse un peu froid. C’est la diversité des directions, la place offerte à des textes qui comptent. La manière dont il se combine avec des essais, des présentations toujours précises et informées. Il faut bien dire que c’est une revue qui s’apparente un peu à une ogresse. On n’y lésine pas sur la matière, sur les propositions. Il faut assurément une sacrée énergie, peut-être aussi un peu d’obstination, pour publier des volumes si variés.

Le 48e numéro propose un dossier comme toujours – ici consacré à l’écrivain surréaliste égyptien Georges Heinen. Journaliste à l’Express, à Jeune Afrique, il semble avoir quelque peu disparu de l’attention des lecteurs. Raison de plus pour s’attacher à une figure atypique et discrète. On y lira un portrait touchant d’un homme retenu, modeste, sous la plume assez douce d’Yves Bonnefoy, ou bien, et peut-on espérer meilleur éloge, ces lignes d’Henri Michaux qui le désigne comme un passant magnifique qui traverse le monde : « il aura vécu en se promenant dans la nature, la nature des hommes en société, des hommes de toute espèce, qu’en curieux il parcourait – les traversant sans les salir. Au-delà d’eux, il aspirait à rencontrer d’autres aventuriers de l’esprit. » Suivent un poème de Joyce Mansour, des textes d’Heinen lui-même, ainsi qu’une assez longue étude de Sarane Alexandrian disparu en 2009 dont le manifeste La poésie en jeu ouvre cette livraison de la revue.

Et c’est ce texte qui donne une tonalité au numéro, qui lui donne une direction. Car si on trouve des textes toujours aussi riches, depuis Breton, Éluard, Aragon, Péret, Soupault, mais aussi des études et des extraits de César Moro ou Roland Busselen, ainsi que les habituelles notes de lectures, une réflexion de Christophe Dauphin sur la peinture de Madeleine Novarina, c’est bien la question de ce qu’est le poème, la poésie, le rapport du poète avec le monde qui compte ! On lira ainsi les mots inauguraux du texte d’Alexandrian : « L’essence de la création littéraire se découvre à l’horizon de cette folle question : qui, du langage ou du silence, possède une existence autonome et que le surgissement de l’un ou de l’autre vient rompre ou troubler ? »

Ce sont les mêmes interrogations, à la croisée de l’intime et du monde social, comme mises en partage qui portent les textes inédits de Marie-Claire Bancquart que publient les Hommes sans Épaules. Elle écrit : « Essayer de parler, et si possible de faire sentir, selon ce décalage essentiel avec un usage paralysant de la langue et de l’existence, un poète ne peut rien d’autre. Mais son emportement est irremplaçable/ Il (elle) crie le cri, pour susciter d’autres cris. Et aussi d’autres amours, d’autres joies devant les choses. Il change, non sans doute la vie, mais les rapports avec la vie. » Ajoutant qu’elle écrit de la poésie parce que « ces idées, ces conduites, ces mots qui figent la pensée, on ne peut y répondre que par la poésie. Elle est tout le contraire : un emploi propre du mot propre, la mise en évidence d’une relation. »

Ce que dit Marie-Claire Bancquart relève d’une sorte particulière d’étonnement. Il s’y entend un d’enthousiasme lucide, une lutte dans la langue pour conserver un rapport émerveillé au réel, pour ne pas choir dans une déréliction stérile. Elle souhaite une poésie du sujet certes mais qui ne soit pas isolée, qui demeure ouverte, généreuse, accueillante. Il se trouve une liberté dans la langue et la poésie représente « un besoin vital, une énergie, un moyen d’‘être (un peu) là’ en approchant le monde. » Il se trouve que, bien souvent, cette exigence, ce désir, cette énergie, animent les revues, ceux qui les font, les portant en quelque sorte à se dépasser.

Hugo PRADELLE (in www.entrevues.org, le 23 novembre 2019)

*

Chaque parution de cette revue dirigée par Christophe Dauphin a l’extrême mérite de faire flamber plus haut encore le mot poésie. Tout y est : qualité, fraternité, beauté. Le lecteur lit chaque rubrique avec intérêt.

On pourra les énumérer toutes : l’ouverture reprend en hommage à l’écrivain Sarane Alexandrian parti il y a dix ans son texte La Poésie en jeu. Je vous laisse découvrir, entre autres, ce qu’il définit comme les trois temps poétiques majeurs. Une citation cependant, pour laisser percevoir la force de l’ensemble : « Le silence est troublé, le langage est troublant, et de la qualité de ce trouble double dépend l’émotion poétique. Plus loin : « Mais on sera ému par la création même de l’émotion, plutôt que par sa nature propre ou par l’objet qui la motive. »

« Les Porteurs de Feu » invitent les poètes César Moro et Roland Busselen à refaire surface. A la présentation, véritable portrait, succède des choix de poèmes révélant la portée de leur œuvre : Je parle… de certaines larmes sèches – qui pullulent sur la face des hommes (Moro). Je vois un matin – deux matins – une éternité de matins – où je cherche mon sang d’enfant – au creux des artères de ma mère – Tout ce qui tourne sans l’homme – trouvera sur mes lèvres – le nord de la terre vieillie – Mon nom est imprononçable – que ma mère repose en paix (Busselen).

« Ainsi furent les Wah 1 » accueille les poèmes de Marie-Claire Bancquart (oh le bel hommage !), de Xavier Frandon, Cyrille Guilbert et Jean-Pierre Eloire : Le froid avait déjà attaqué plusieurs maisons, - picoré nos silhouettes, - basculé un piano dans le ruisseau. La mise en lumière de ces trois derniers poètes est révélatrice de cette revue. Elle offre en partage des voix plurielles et sauve de chacune d’elle l’indispensable et rare singularité. Une large part laissée à la biographie du poète confirme cette volonté de ne jamais sérier l’homme de l’œuvre.

Le « dossier central » est consacré à Georges Henein, La part de sable de l’esprit frappeur, avec des textes de Guy Chambelland, Yves Bonnefoy, Joyce Mansour, Henri Michaux et Sarane Alexandrian, qui précèdent les poèmes de Heneien. « Les poèmes de Georges Henein sont l’expression de la modernité dans ce qu’elle a de plus dramatique : Intelligence et l’impuissance », (Chambelland). « Né d’un désert, il réussissait en toutes circonstances, en tout drame, et contre tous, à garder la part de sable », (Michaux). Des poèmes de Henein présents, je citerai ce vers et lui seul comme une invite à lire ce dossier et relire ce poète : la neige est comme une lettre qu’on a négligé d’ouvrir.

« Ainsi furent les Wah 2 » présente les « poètes surréalistes et l’amour ». Ensuite, Christophe Dauphin présente (à sa belle façon), le « peintre de cœur » Madeleine Novarina, dont on découvrira aussi la poésie. « Une Voix, une œuvre » invite la poète Jasna Samic (née à Sarajevo), après les Inédits des HSE (Jeannine Modlinger). Puis, se lisent les « Pages des HSE ». pulse là le cœur poétique des membres de cette revue. « Avec la moelle des arbres » se découvrent des notes de lecture, non simples recensions, mais authentiques études. « Infos/Echos » est un rubrique originale axée sur l’hommage, la fraternité et, oui, la solidarité. Dans le paysage contemporain de la revue littéraire, Les Hommes sans Epaules est une revue incontournable. Il faut la lire, car le Feu est là porté haut et le lecteur a en retour le beau rôle de le recevoir et de le transmettre. »

Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°34, novembre 2020).

*

« La revue de Christophe Dauphin est, chaque fois que je la décortique, remplie d’éléments variés qui sont toujours intéressants. Poètes en particulier qui, à titres divers, se révèlent passionnants.

L’édito pour commencer est laissé à Sarane Alexandrian (mort en 2009) avec un texte inédit : « La poésie en jeu ». Il pose justement la question : Doit-on écrire parce qu’on est ému ou écrire pour émouvoir ? Il balaie ensuite en tant que philosophe de la poésie, dadaïsme, élémentarisme et poésie érotique…

Deux porteurs de feu ensuite, singuliers et étonnants : César Moro, né au Pérou en 1903, qui écrira surtout en français. Tendance surréaliste bien entendu, avec des vers sidérants comme ceux-ci : Le prix des allumettes étant vraiment trop élevé / J’ai mis du persil haché sur mes souvenirs… (mort en 1956). Et Roland Busselen, né en 31 à Bruxelles, qui a créé la revue L’VII avec Alain Bosquet, puis la revue B + B. J’ai relevé cette métaphore : …avec le dé à coudre de ma mère / je vide l’encrier de mes souffrances et cette formule digne d’un proverbe : exister c’est toujours parce que / exister ce n’est jamais pourquoi

Est évoquée la disparition de Marie-Claire Bancquart, poète majeure, qui a inventé pour parler de la poésie l’image « braille du vivant ». Elle écrit : La difficulté ne vient pas d’une expression obscure qui épaissirait encore le mystère, mais d’un improbable, que la langue traverse d’une certaine lumière. Xavier Frandon, conseiller pénitentiaire, deux recueils (Citron Gare et Cygne) : spécialiste de rien, compétent sur tout, également : Ceux dont je m’occupe, la vie leur tombe des mains. Jean-Pierre Eloire, travailleur rural toute sa vie, qui n’écrit que depuis peu, rappelant ses travaux durs et pénibles : …la vieille batteuse hivernale / vomissait ses jours sales, […] et toute la campagne se blottit / dans un seul sac de blé.

Le dossier du n°, c’est « Georges Henein, la part de sable de l’esprit frappeur ». En fait, il s’agit de la reprise en grande partie d’un n° de la revue Le Pont de l’Épée de 1981. Et l’on a grand plaisir à relire quelques anciens comme Guy Chambelland qui fait part de son scepticisme de second lecture à propos de ce surréaliste de seconde génération à l’écriture sourde, compacte, étreignante, carcérante où il perçoit à la fois densité et abscondité ; Yves Bonnefoy parle de sa touchante gaucherie entretenue par la générosité dans la maîtrise de soiNonchalant seigneur j’ai nommé Georges Henein écrit Joyce Mansour.

C’est Sarane Alexandrian qui dresse la vie de Georges Henein (1914-1973), fils d’un diplomate copte, il passa sa vie entre Le Caire et Paris. Il publie un manifeste en 1935 : « De l’Irréalisme ». Deux ans plus tard, il organise le groupe surréaliste égyptien « art et liberté » dans lequel se trouve aussi l’écrivain Albert Cossery. Il fonde ensuite deux revues : l’Évolution puis la Nouvelle revue. Avant La part de sable : plage où l’on aborde et piste déjà effacée. Il se trouve au secrétariat international du surréalisme. De sa poésie émane beaucoup de sensualité : ...un certain nombre de créatures / incomparablement nues / de la tête au ciel […] jetant sur les épaules des femmes / un manteau de pluie fine / pour les protéger du beau temps… et pour clore cette chute du poème « Une rose entre deux seins » : et son premier émoi en pays étranger / est pareil à l’épi d’où naîtra / le pain de l’enfer

Hervé Delabarre donne une étude sur l’amour et les Surréalistes, avec les deux références majeures que sont Freud et Sade, en se penchant sur des poèmes d’Eluard, Breton, Soupault, Péret, Aragon…
Christophe Dauphin s’intéresse à la peinture de Madeleine Novarina, avec ses trois périodes et son travail sur vitraux. Thomas Demoulin a rencontré Jasna Samic qui témoigne et milite à Sarajevo. Janine Modlinger donne de belles proses entre poésie et automne…

Enfin poésie et critiques avec Christophe Dauphin qui rappelle la vie en Algérie de Jean Sénac et son écriture spermatique, assassiné en 1973. Puis Ilarie Voronca et Jean Malrieu… Tombeau ouvert de Jehan Van Langhenhoven après la mort de Jimmy Gladiator, revuiste hors pair avec Le Mélog, Camouflage, la Crécelle noire et j’en oublie…

Encore un numéro plein comme un œuf ! »

Jacques MORIN (cf. la Revue du mois in dechargelarevue.com, 1er mai 2020).

*

Les Hommes sans épaules ne sont pas à proprement parler une revue. C’est une somme, le tour complet d’un horizon déterminé par la thématique ou l’auteur abordés à travers l’élaboration des dossiers trimestriels.

A côté il y a des rubriques récurrentes, qui structurent l’ensemble. Le tout offrent une plongée en général profonde tant elle est riche et pertinente, dans les domaines abordés, ou bien proposent des textes d’auteurs qui y côtoient les rédacteurs appartenant à des domaines disciplinaires variés.

Ces numéros 48 et 49, respectivement du dernier trimestre 2019 et du premier trimestre 2020, sont un bon exemple de la diversité de mise en œuvre de ces volumes toujours importants tant au niveau de leur épaisseur physique que de leur contenu.

Le numéro 48 annonce un dossier Georges Henein, “La part de sable de l’esprit frappeur”. Après un éditorial signé Sarane Alexandrian vient la rubrique “Les porteurs de feu” qui offre pour ce numéro son espace à deux poètes, cette fois-ci César Moro et Roland Busselen, qui sont présentés  par un rédacteur, qui varie bien sûr en fonction de l’auteur publié, avant une série de poèmes à découvrir ou à redécouvrir.

Les Hommes sans épaules, n°48, Nouvelle
série/second semestre 2019, 307 pages, 17 €.

Encore une ouverture que rien ne contraint, car ces avant-propos offrent juste des clés de lecture, et accompagnent au seuil de la découverte de ce qui est proposé ensuite. Puis les nouvelles rubriques : les “Wah 1“, où sont proposés des poèmes de divers auteurs contemporains, et les “Wah 2“, dans ce numéro une thématique, “Les poètes surréalistes et l’amour”. A côté de ces passages incontournables, d’autres rubriques viennent enrichir l’ensemble,  “Les pages des HSE”, et “Avec la moelle des arbres”, où on peut trouver des notes de lecture.

Le numéro 49 obéit au même protocole éditorial, mais son dossier thématique concerne “La poésie brésilienne”. Autant dire une somme, une espace de découvertes et de réflexion, et une ouverture, comme c’est toujours le cas, à des univers bien souvent inconnus, à l’histoire de la Poésie et de la Littérature ailleurs. Les points de vue proposés par différents spécialistes qui encadrent les poèmes et les auteurs présentés, sont didactiques, objectifs et neutres, afin de guider le lecteur sans   influencer sa rencontre avec le poète dont il est question.

Les Hommes sans épaules, Cahiers littéraires, sont LE Cahier littéraire, celui dont on ne se sépare que lorsque le trimestre suivant arrive, et qu’alors on peut commencer le nouveau numéro.

Carole MESROBIAN (in www.recoursaupoeme.fr, 6 mai 2020). 

*

" Le dossier de ce numéro de la revue dirigée par Christophe Dauphin est consacré à Georges Henein (1914 – 1973). Les HSE fêtent aussi les dix ans, dix ans déjà, de la disparition de Sarane Alexandrian (1927 – 2009), le second grand penseur du surréalisme avec André Breton. Christophe Dauphin a puisé dans les archives de Sarane Alexandrian pour nous proposer en guise d’éditorial un inédit, La poésie en jeu, dont vous trouverez ici cet extrait significatif de l’alliance répétée entre  métaphysique et réel par la poésie :

« L’instinct poétique peut ainsi se postuler et se définir comme un produit archétypique de la conscience, universel parce qu’associé à un devenir indéterminé, et phénoménal parce qu’étant de dénouement apodictique d’un recensement inconscient du réel, correspondant à l’interdépendance de l’être et de la réalité extérieure. La poésie s’exerce dans la vie quotidienne. Elle est par excellence l’aliment de la pensée, aussi doit-elle prendre pour thèmes les événements sensibles susceptibles d’émanciper l’homme, de le situer in fieri dans le concret. Ainsi, la poésie est matérialiste ou elle n’est pas. »

Il oppose ainsi la poésie au roman, seul capable de révéler par exemple l’essence de l’acte sexuel, « de créer des mythes érotiques avec le maximum de suggestion ».

Le dossier « Georges Henein » rassemble des contributions de Guy Chambelland, Yves Bonnefoy, Sarane Alexandrian, Henri Michaux, Joyce Mansour et quelques poèmes de Georges Henein ; Georges Henein, que Sarane Alexandrian désigne comme « un homme de qualité » fut l’une des figures les plus intéressantes des avant-gardes. Son œuvre, c’est-à-dire sa vie, s’inscrit dans un double exil, intérieur et extérieur, et une volonté farouche de renversement en puisant dans « un imaginaire absolu » tout en maintenant une activité politique très anti-conformisme.

A la question « Quelles sont les choses que vous souhaitez le plus ? », il répond :

« Arriver à ce point d’extrême pureté où la littérature se substitue à la vie. Car c’est alors et alors seulement, qu’il vaudrait la peine de parler et que les mots auraient un pouvoir et l’être une unité. »

Extrait du poème « Le signe le plus obscur »

« écoutez-moi

la terre est un organe malade

 

un cri depuis toujours

debout

dans une maison de cendre

 

le moment de fuir sur place

et d’achever les absents

– il faut scier la vitre

pour rejoindre les loups

 

entre l’esclandre et la vie partagée

et le cristal rebelle

lavé d’une seule larme

 

parmi les débris que l’on pousse devant soi

pour se faire précéder de son passé

 

parmi les êtres fidèles

qui sont la reproduction fidèle

des êtres oubliés… »

 

Egalement au sommaire du numéro 48 : Les Porteurs de Feu : César Moro par André Coyné, Jorge Najar, Roland Busselen par Christophe Dauphin, poèmes de César Moro et Roland Busselen – Ainsi furent les Wah 1 : Poèmes de Marie-Claire Blancquart, Xavier Frandon, Cyrille Guilbert, Jean-Pierre Eloire – Ainsi furent les Wah 2 : « Les poètes surréalistes et l’Amour », par Hervé Delabarre, Poèmes de Paul Eluard, André Breton, Philippe Soupault, Benjamin Péret, Louis Aragon, Pierre de Massot, Joyce Mansour, Ghérasim Luca – Le peintre de coeur : « Madeleine Novarina, la Fée précieuse », par Christophe Dauphin. Poèmes de Madeleine Novarina – Une voix, une Oeuvre : Jasna SAMIC ou les migrations d’Avesta, par Thomas Demoulin. Poèmes de Jasna Samic – Les inédits des HSE : Dans l’embellie du jour, avec des textes de Janine Modlinger – etc.

Un poème de Madeleine Novarina :

 

« Ma couleur intérieure »

 

« Je suis rouge

Les daltoniens me confondent avec la verdure

Plante sans racine marchante

Troène taillé en donzelle

Mur de luzerne découpé en femme

Dressée contre tout et l’ensemble

Je m’oppose verte mas au fond rouge

Très rouge je le répète incroyablement rouge. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 novembre 2019).

*

« Malfaisants, les anges à peau de scaphandriers – descendent de la montagne – ayant pour seules victuailles la tristesse du soir – et le sandwich élémentaire des moissons dévastées. » Jean-Pierre Eloire dans l n°48 de Les Hommes sans Epaules. C’est sa première publication. Il s’est remis à écrire l’an dernier à 68 ans. Enfance dans une ferme isolée dans l’Aube. Vie dure de travailleur manuel : tout ça comme c’est écrit. En attendant des poèmes (d)étonnants. Ce n°48 est franchement orienté surréaliste avec Georges Henein un de ces égyptiens (Joyce Mansour, Albert Cossery, etc.) venus faire les beaux jours de notre littérature bien française (présenté par Sarane Alexandrian) : « une rose entre deux seins – un gant dans la poussière – une femme répondant tour-à-tour à plusieurs noms – dont aucun n’est le sien – il n’en faut pas davantage – pour que s’éveille le voyageur… »

Suit un dossier « Les Poètes surréalistes et l’amour » : tous célèbres et Joyce Mansour, « Je te croyais roux – bouc lippu de ma tendresse » et Gherasim Luca, « entre le nez de tes nerfs et els fées de tes fesses. »

Les Hommes sans Epaules font 300 pages ; donc sans compter celles et ceux que j’oublie, forcément y’a des trucs en plus. Par exemple, des inédits de Marie-Claire Bancquart, « je suis attirée par els choses de rien couleur de légumes tombé sous els étals du marché… odeurs d’un porte-monnaie… » ; Jasna Samic (Bosnie), Janine Modlinger, Roland Busselen (Belgique), « exister comme un croisé », César Moro (Pérou), « Toute recueil de poèmes a été fait par moi d’après un catalogue de plantes : diverses espèces de salades, fleurs douillettes, plates-bandes… » On ne saurait mieux finir cette note.

Christian DEGOUTTE (in revue Verso, 2019).

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Chaque parution de cette revue fondée par Jean Breton a l’extrême mérite de faire flamber plus haut encore le mot poésie. Tout y est : qualité, fraternité, beauté. Le lecteur lit chaque rubrique avec intérêt. On pourra les énumérer toutes : l’ouverture des HSE 48 reprend en hommage au poète Sarane Alexandrian parti il y a dix ans son texte La poésie en jeu, je vous laisse découvrir, entre autres, ce qu’il définit comme les trois effets poétiques majeurs, une citation cependant pour laisser percevoir la force de l’ensemble : le silence est troublé, le langage est troublant, et de la qualité de ce trouble double dépend l’émotion poétique, plus loin : Mais on sera ému par la création même de l’ émotion, plutôt que par sa nature propre ou par l’objet qui la motive.

Les Porteurs de Feu invitent les poètes César Moro et Roland Busselen à refaire surface. À la présentation, véritable portrait, succède des choix de poèmes révélant la portée de leur œuvre :  Je parle (…) de certaines larmes sèches /qui pullulent sur la face des hommes (Moro) Je vois un matin/deux matins/une éternité de matins/où je cherche mon sang d’enfant /au creux des artères de ma mère// Tout ce qui tourne sans l’homme /trouvera sur mes lèvres/le nord de la terre vieillie//Mon nom est imprononçable /que ma mère repose en paix (Busselen).

Ainsi furent les WAH-1 accueille les poèmes de Marie-Claire Bancquart (oh le bel hommage !), de Xavier Frandon, Cyrille Guibert et Jean-Pierre Eloire : Le froid avait déjà attaqué plusieurs maisons, /picoré nos silhouettes, /basculé un piano dans le ruisseau. La mise en lumière de ces trois derniers poètes est révélatrice de cette revue, elle offre en partage des voix plurielles et sauve de chacune d’elle l’indispensable et rare singularité. Une large part laissée à la biographie du poète confirme cette volonté de ne jamais sérier l’homme de l’œuvre.  

Le Dossier  La part de sable de l’esprit frappeur  est consacré à Georges Henein, les textes de Chambelland, Bonnefoy, Mansour, Michaux, Alexandrian précèdent les poèmes de Henein Les poèmes de  Georges Henein sont l’expression de la modernité dans ce qu’elle a de plus dramatique : Intelligence et l’impuissance (Chambelland) Né d’un désert, il réussissait en toutes circonstances , en tout drame , et contre tous, à garder la part du sable (Michaux). Des poèmes de Henein présents, je citerai ce vers et lui seul comme une invite à lire ce dossier et relire ce poète la neige est comme une lettre qu’on a négligé d’ouvrir.

Ainsi furent les WAH-2 présente les poètes surréalistes et l’amour, ensuite Christophe Dauphin présente (à sa belle façon)

Le peintre de cœur  Madeleine Novarina (on découvrira aussi sa poésie), Une voix, une œuvre invite la poète Jasna Šanic née à Sarajevo, après les Inédits des HSE (Jeanine Modlinger), se lisent les Pages des HSE, pulse là le cœur poétique des membres de cette revue. Avec la moelle des arbres se découvrent des notes de lecture, non simples recensions mais authentiques études.

Infos Echos est une rubrique originale axée sur l’hommage, la fraternité et, oui, la solidarité. Dans le paysage  contemporain de la revue littéraire, Les Hommes sans Épaules est une revue incontournable, il faut la lire, car le feu est là porté haut et le lecteur a en retour le beau rôle de le recevoir et de le transmettre.

Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix, 2020).

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À chaque nouveau numéro des HSE, on se demande comment s’y prend Christophe Dauphin pour donner à lire tant et tant de textes originaux, de solides dossiers et d’approches apéritives. Il y a, chez ce revuiste au long cours, une soif de connaître et une volonté de découvrir hors du commun. Le dossier Georges Henein est là pour l’attester. Il met en avant l’œuvre et le parcours de ce « marginal du surréalisme » qu’avaient justement salué Henri Michaux, Yves Bonnefoy ou Joyce Mansour ici présents. On retiendra ensuite un dossier sur « Les poètes surréalistes et l’amour » ainsi que les 13 pages dérangeantes accordées à Xavier Frandon.

Georges CATHALO (cf. « Itinéraires non balisés » in www.terreaciel.net, janvier 2020).