Jean ROUSSELOT
Légende photo: Jean Rousselot et Christophe Dauphin, à l'Étang-la-Ville, en 2002.
"Hommage à Jean Rousselot qui aurait eu cent ans le 27 octobre 2013, par Christophe Dauphin (in Recours au poème, 24 octobre 2013).
Jean Rousselot est né le 27 octobre 1913 à Poitiers (Poitiers la romane, comme il aimait le dire), dans un milieu chaleureux, mais des plus modestes. Son père, forgeron, est tué en 1916, à la bataille de Verdun. Deux ans plus tard, sa sœur Jeanne décède d’une méningite à l’âge de dix ans. Rousselot n’oubliera rien. Il n’oubliera pas davantage les humbles, les besogneux, le peuple dont il est.
En 1925, il obtient son Certificat d’études primaires et entre à l’École primaire supérieure de Poitiers. Jean, alors élevé par ses grands-parents maternels (« Nous vivions à trois dans une pièce unique, si exiguë que se touchaient presque nos grands lits à bateau, tournés vers la fenêtre sans volets »). Il écrit ses premiers poèmes. La poésie ne le quittera plus et demeurera son moyen d’expression, son rempart face au néant.
En 1928, Rousselot obtient le Brevet élémentaire et le Brevet d’enseignement primaire supérieur, comportant des épreuves de travaux pratiques : il a choisi le fer en hommage à feu son père. Rousselot fait la connaissance de Maurice Fombeure, le futur poète des Étoiles brûlées (1950), qui travaille comme surveillant dans son école. Le sort s’acharne sur lui. En 1929, sa mère meurt à l’âge de quarante-quatre ans, d’une tuberculose : Je croyais que la mort nous attendait au bout d’une route, plus ou moins longue. Je sais désormais qu’elle est en nous, appliquée à ronger l’écran de chair qui nous sépare d’elle. Le rendez-vous est à l’intérieur. Le souvenir de cette mère, qui incarne l’image de la femme idéale, le hantera à jamais. Trente-neuf ans plus tard, le poète lui consacrera l’un des poèmes les plus poignants de Hors d’Eau, « Le Four ».
Son beau-père lui fait interrompre ses études. Jean Rousselot entre en qualité d’auxiliaire à la Préfecture de la Vienne, où il fait la connaissance d’Yvonne Bafoux (auxiliaire comme lui), sa future femme et muse parfaite : Pour refaire la nuit il me fallait tes yeux – Tes mains multipliées ta bouche - Ton corps était l’écran qui me masquait le jour. Rousselot fait également la rencontre du poète Louis Parrot, alors libraire à Poitiers, de sept ans son aîné et qui devient son ami, son mentor. À cette époque, Jean réside de nouveau chez ses grands-parents maternels, qui l’ont élevé en grande partie : La misère, le froid, mais la tendresse et l’exemple.
En 1931, Rousselot étudie le droit et le latin. Il devient rédacteur à la mairie de Poitiers, puis, après avoir passé et réussi un concours, secrétaire du commissaire de police. L’expérience qu’il a de la vie, de la condition ouvrière et paysanne, comme de la misère et de l’injustice, ont largement contribué à faire son éducation politique et sociale, ainsi qu’à forger son engagement socialiste et humaniste. Le poète rejoint la Ligue communiste, qui rassemble les membres de l’Opposition de gauche (trotskyste) avant la proclamation, en 1938, de la IVe Internationale. S’il abandonnera peu à peu le militantisme, Rousselot demeurera socialement un homme de gauche et le partisan d’une poésie exigeante ; mais jamais, il n’hésitera, pas plus que Hugo ou Maïakovski, à en faire une arme en période de grandes circonstances.
Rousselot participe à la revue Jeunesse, créée à Bordeaux en 1932 par Jean Germain et Pierre Malacamp. Avec Fernand Marc, il fonde la revue Le Dernier Carré, qui accueillera notamment Joë Bousquet, qui deviendra un ami, et aussi Michel Manoll, par qui il entrera en contact plus tard avec Jean Bouhier, René Guy Cadou ou Lucien Becker. Une nouvelle épreuve le frappe à vingt ans, avec la disparition de ses grands-parents Audin. La même année, le poète est hospitalisé au sanatorium de Saint-Hilaire, à la suite de crachements de sang répétés. Un an plus tard, la vie reprend le dessus : il épouse Yvonne en août 1934. Le couple aura deux filles : Claude, née à Poitiers en 1937, et Anne-Marie, née à Orléans en 1943, « sous les bombes », comme le rappelle un poème. Rousselot publie ses deux premiers recueils de poèmes : Poèmes (Les Cahiers de Jeunesse) et Pour ne pas mourir (Les Feuillets de Sagesse). Suivront : Emploi du temps (La Hune, 1935), Journal (Debresse, 1937) et Le goût du pain (La Hune, 1937).
Jean Rousselot passe avec succès, en 1936, un concours pour être commissaire de police (comme Lucien Becker et Paul Chaulot). Il est nommé à Rosendaël près de Dunkerque, puis muté à Vendôme en 1938. Il n’est pas mobilisé en 1939, mais « affecté spécial ». Nommé commissaire de police dans une ville bientôt occupée par les Allemands, il conjugue avec courage, durant toute cette sinistre période, poésie de combat et résistance. Le poète entre en contact avec la Résistance et se sert de sa fonction pour cacher des prisonniers évadés, tout en préservant de son mieux les Juifs.
En 1942, Jean Rousselot est nommé à Orléans. Il y poursuit son action de poète-résistant : poèmes, tracts, faux papiers… Il sauve son beau-frère, puis, en 1943, le poète Monny de Boully et sa femme Paulette (la mère de Claude Lanzmann), arrêtés par la Gestapo. En février 1943, Jean Rousselot s’engage dans les rangs de la France Libre et devient le Capitaine Jean, au sein du réseau Asturies. Entretemps, le poète s’était lié d’amitié avec Éluard et avait rencontré Max Jacob en 1942, à Saint-Benoît-sur-Loire. Rousselot correspondait avec le poète du Laboratoire central, depuis un an. Une forte amitié s’instaura d’emblée. Le 24 février 1944, Max Jacob « reçoit cette visite tant de fois redoutée et toujours remise, des hommes aux manteaux de pluie dont la serviette d’écolier ne contient que le nerf de bœuf et les chaînes dont ils ont fait leurs attributs »: ils viennent l’arrêter. Le 13 mars, éclate l’atroce vérité : « Max est mort, huit jours plus tôt… Mais comment « réaliser » cette mort, cet effacement, cette perte ? Nous cherchions en vain des mots, des images, et ne rencontrions que notre douleur brutale et nue… » Max Jacob est l’un de ces deux grands poètes, qui l’ont fortement marqué et influencé, ainsi que ses amis de l’École de Rochefort, fondée par Jean Bouhier en 1941. Il y a donc Max Jacob : l’éveilleur extraordinaire de Saint-Benoît, l’aîné considérable ; et Pierre Reverdy : le sommet. Deux lumières brillent sur la Loire : « Une lumière douce et un peu aigre qui était celle de Max Jacob, et une lumière dure, dramatique, qui était celle de Reverdy. » Jacob et Reverdy ; deux phares dans la nuit, sur lesquels Rousselot laissera deux essais pénétrants : Pierre Reverdy (en collaboration avec Michel Manoll, éd. Seghers, 1951), et Max Jacob, l’homme qui faisait penser à Dieu (Laffont, 1946 ; réédité chez Subervie en 1958 et à La Bartavelle éditeur en 1994).
Mais, la grande aventure pour Rousselot, se joue alors du côté de Rochefort-sur-Loire, dès juin 1940, où cette « école buissonnière », comme la surnomme René Guy Cadou, son poète-archange, qui est fondée en 1941, contribue parmi d’autres revues ou groupes, à la survie d’une poésie libre et sans complaisance envers Vichy et l’occupant. Rousselot est du groupe dès le début, aux côtés de René Guy Cadou et de Jean Bouhier, auxquels viendront se joindre Michel Manoll, Marcel Béalu, Luc Bérimont, Roger Toulouse et bien d’autres. Ces poètes, provinciaux pour la plupart, se réclament aussi bien de Milosz, d’Apollinaire ou de Rilke, que de Jacob ou de Reverdy. Proposant une plate-forme d’envol pour les poètes et la poésie, Rochefort n’a pas de doctrine. La diversité de ses membres est sa richesse. Tous ont en commun, l’horreur de la tour d’ivoire, le mépris du parisianisme, la fraternité avec les éléments et, bien sûr, le refus du fascisme. Cadou, mort d’un cancer à trente-et-un ans en 1951, en fut l’âme précieuse et incontournable, fédérant à lui seul les valeurs du groupe, avec son lyrisme simple mais fort, émerveillé bien que solitaire et tourmenté. Rousselot ne ménagera jamais ses efforts pour faire accéder l’œuvre de Cadou à la reconnaissance.
Durant cette période, le poète publie : L’Homme est au milieu du monde (Fontaine, 1940), Instances (Cahier de l’École de Rochefort, 1941), Le Poète restitué (Le Pain Blanc, 1941), Refaire la nuit (Les Cahiers de l’École de Rochefort, 1943), Arguments (Laffont, 1944), Le Sang du ciel (Seghers, 1944).
En août 1944, Rousselot participe aux combats pour la libération d’Orléans et est nommé commissaire central par la Résistance, soit, la responsabilité de cinq départements de la région. À la Libération, il est nommé à Paris en qualité de chef de cabinet du Directeur-adjoint de la Sûreté nationale. Il adhère au Comité national des écrivains. Rousselot est reconnu par ses pairs, ce qui ne se démentira jamais, comme l’une des voix marquantes de son temps et porteuse d’avenir. René Lacôte pourra écrire : « Rousselot est un des esprits les plus représentatifs de sa génération. Cette langue nue qui veut avant tout demeurer intelligible, prend un accent tragique propre à attirer l’attention autant sur le drame intérieur du poète que sur sa méthode d’écriture. » Joë Bousquet, le poète de La Connaissance du soir, ajoute : « Il est l’un des seuls qui « tiennent » devant cette stupeur que j’entrevois pour le jour où les hommes s’éveilleront de l’hypnose intellectuelle et franchiront la partialité glaciale où, désormais et depuis longtemps, toute pensée s’étale. Rousselot sait saisir l’acte dans la pensée qu’il exprime : il sait réduire la phrase à cette densité simple qui fait d’elle un élément de composition ; aussi ce qu’il écrit respire et in peut le concevoir sans ruiner son innocence. »
En 1946, le poète prend une décision importante. Tout auréolé de son action de poète et de résistant (on lui décerne la médaille des Forces Françaises Libres, le titre de Chevalier de la Légion d’Honneur et celui d’Officier de l’Ordre National du Mérite ; il sera, plus tard, nommé Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres), une voie royale lui est offerte et promise… qu’il refuse. Il démissionne de la Sûreté nationale et décide de vivre de sa plume. Jean Rousselot devient un poète globe-trotter, un infatigable défenseur de la poésie, des poètes, de la liberté, et l’un des plus grands critiques de sa génération. Il collabore à de nombreuses revues et journaux : Gavroche, Les Lettres Françaises, Caliban, L’Écho d’Oran (journal dans lequel il tient plusieurs chroniques, notamment sur la peinture, le théâtre, usant de pseudonymes, tel celui de Jean-Louis Audin), Les Nouvelles Littéraires, où il tiendra une fameuse rubrique de poésie pendant seize ans. Longtemps, Jean Rousselot collabore à un grand nombre de revues et de journaux, pour lesquels il écrit des articles. Parmi eux, on peut citer encore, La Nouvelle revue française, Le Temps des Hommes, Poésie présente, etc. Pour certains quotidiens et magazines (L’Aurore ou Le Parisien Libéré), il compose une trentaine de contes qui paraissent pour la première fois dans les années 50.
De 1946 à 1973, Jean Rousselot publie trente plaquettes ou volumes de poèmes, de La Mansarde (Jeanne Saintier, 1946), à Du même au même (Rougerie, 1973), en passant par, Il n’y a pas d’exil (Seghers, 1954), Agrégation du temps (Seghers, 1957), Maille à partir (Seghers, 1961) ou Hors d’Eau (Chambelland, 1968), alors qu’en 1974, paraît le chef-d’œuvre (qui reprend le titre d’un recueil qui a paru en 1950, chez Rougerie) : Les Moyens d’existence, Œuvre poétique 1934-1974 (Seghers). Sur la quatrième de couverture, Georges Mounin écrit notamment : « Cet homme ne s’est jamais endormi sur l’oreiller la littérature. Plus le succès se confirmait, plus l’inquiétude grandissait. C’était une inquiétude exacte, sans absolument rien de pathologique. »
Rousselot donne également une vingtaine de pièces pour la radio, comme il traduit ou adapte de nombreux poètes, du hongrois au français (Gyula Illyés, Ferenc Szenta, Attila Jozsef, Imre Madach, Sándor Petőfi) ; de l’anglais au français (Shakespeare, Blake, Edgar Poe...), pour les besoins d’un livre ou d’une anthologie (consulter : Anthologie de la poésie hongroise (réalisé par son grand ami Ladislas Gara), Anthologie de la poésie roumaine, Anthologie de la poésie polonaise, Anthologie de la poésie portugaise, Anthologie de la poésie macédonienne ou l'Anthologie de la poésie slovaque, aux éditions du Seuil et chez divers éditeurs).
Une vingtaine d’essais de haute-voltige, sur : Max Jacob, Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Paul Verlaine, Tristan Corbière, Pierre Reverdy, Edgar Allan Poe, Blaise Cendrars, Maurice Fombeure, Attila Jozsef, Orlando Pelayo, William Blake, Jean Cassou, Agrippa d’Aubigné, Victor Hugo, Albert Ayguesparse…
Six recueils de contes et nouvelles, de Les Ballons (Feuillets de l’Ilot, 1938) à Désespérantes Hespérides (Amiot-Lenganey, 1993) ;
Huit ouvrages d’histoire, ou vies romancées, sur Diane de Poitiers, Chopin, La Fayette, Liszt, Gengis Khan, Wagner, Berlioz et Victor Hugo.
Onze romans, de La Proie et l’ombre (Laffont, 1945), à Pension de famille (Belfond, 1983), en passant par Si tu veux voir les étoiles (Julliard, 1948), Une fleur de sang (Albin Michel, 1955), ou Un train en cache un autre (Albin Michel, 1964).
Dès les années 60, les œuvres de Rousselot sont présentes dans la majorité des anthologies poétiques contemporaines, et sont traduites dans de nombreuses langues. Plusieurs revues lui consacrent des numéros spéciaux, comme Le Pont de l’Épée, dont le numéro double (n°43/43, 1970) - comprenant également un recueil inédit de Jean, Des droits sur la Colchide -, coordonné par Jean Breton et Guy Chambelland, l’un des meilleurs de la série, fait toujours référence et de loin. Outre, ce numéro exceptionnel du Pont de l’Épée ; de nombreux mémoires de maîtrise en France et en Italie, et des ouvrages sont consacrés à Jean Rousselot, notamment le Jean Rousselot d’André Marissel (Seghers, 1960). Signalons aussi le volume des actes du « colloque Jean Rousselot / Roger Toulouse » (Presses Universitaires d’Angers, en 1998).
Citoyen du monde, fidèle à ses engagements et à ses origines, Rousselot se querelle en 1956 avec Aragon et le Comité national des écrivains : il dénonce l’imposture, les crimes staliniens, et manifeste publiquement sa solidarité avec les insurgés de Budapest où il séjournait, avec son ami le grand poète hongrois Gyula Illyés, quelques jours avant l’éclatement de l’insurrection, le 23 octobre 1956.
À partir de la fin des années 50 et avec la complicité de Gyula illyés et Ladislas Gara, Rousselot enchaîne les adaptations, pour faire connaître les poètes et écrivains hongrois. Anna Tüskés, universitaire hongroise née en 1981, chercheuse qui travaille à l’Institut d’Études Littéraire du Centre de Recherches des Lettres de l’Académie des Science de Hongrie, n’a pas écrit en vain dans son mémoire, Jean Rousselot et la Hongrie (2004) : « Dans les années soixante et soixante-dix, Rousselot a été l’un des écrivains et poètes français de l’époque les plus connus en Hongrie. Sa bonne renommée est due à son activité de traducteur : mis à part Guillevic, c’est lui qui a traduit le plus de poèmes hongrois en français ; il a consacré un volume à Attila József avec une longue introduction ; il s’est chargé en grande partie des traductions dans la célèbre anthologie de László Gara. On lui doit la quatrième traduction française – mais la seule en vers – de La Tragédie de l’homme de Madách. La presse hongroise lui consacre souvent des articles. Mais ses propres poèmes ne seront publiés en hongrois qu’en deux volumes et relativement tard. Le premier recueil, intitulé Kecses viperák, est paru en 1978 et le second, intitulé A tűz és a rózsa, en 1986… Les lettres de Rousselot à Illyés font la démonstration de ce rapport étroit non seulement au niveau du travail, mais aussi de la famille. Rousselot a écrit environ cent lettres, cartes postales et télégrammes à Illyés. Ces lettres sont le fruit d’une longue amitié de vingt-sept ans, de 1956 à 1983, année de la mort d’Illyés… Dans la correspondance de Rousselot, nous sommes les témoins d’une amitié exemplaire et fidèle… »
Les liens sont tels entre ces deux grands poètes, qu’ils collaborent à des projets communs, s’aident sans cesse mutuellement et se reçoivent en famille et/ou avec les amis. Ainsi, cet extrait de lettre de Rousselot à Illyés, du 8 septembre 1963, qui dit bien la générosité de l’homme : « Je crois avoir oublié de te donner l’adresse de ma fille aînée en Angleterre. On ne sait jamais. Elle pourrait vous aider en cas de difficultés langagières, financières, touristiques ou autres. Pour le séjour en France, je te rappelle que j’ai, pour toi et les tiens, le lit et la table, et de l’argent… Il me reste à te dire combien nous avons été heureux de ces semaines auprès de vous. Et comme je suis personnellement confus de t’avoir fait perdre du temps avec mes poèmes… »
Parallèlement, Rousselot continue à mener de front son travail de poète, d’écrivain, de critique, et d’homme engagé, non au sein d’un parti quelconque, mais dans la vie des hommes, ses semblables. Ce qui ne l’empêche pas, élu Président du Syndicat des écrivains en 1958, d’épouser la révolte de Mai 68 et de se rapprocher du Parti socialiste unifié de Michel Rocard. C’est sur la liste du PSU, qu’il se présente, en vain, aux élections municipales de 1971, à l’Étang-la-Ville. Mais Jean Rousselot est avant tout poète. Il ne sera jamais un homme de parti, car il connaît trop bien les risques encourus, tant pour l’individu que pour l’œuvre, par une position sans nuances. Il devient Président de la Société des gens de lettres, en 1971. La création d’un régime de sécurité sociale pour les auteurs lui doit beaucoup.
En 1975, Jean Rousselot participe à la refondation de l’Académie Mallarmé (dissoute en 1951), avec Denys-Paul Bouloc, Michel Manoll, Marcel Béalu, Edmond Humeau et Guillevic, qui en devient le premier Président. L’Académie Mallarmé est à ses yeux, une défense et illustration de la poésie, un rassemblement de poètes, certes, mais il y a aussi le fait que la mémoire et l’œuvre du poète du coup de dé, l'interpellent de plus en plus.
Quatorze recueils vont venir à la suite de l’anthologie de poèmes, Les Moyens d’existence (œuvre charnière), dont, Les Mystères d’Eleusis (Belfond, 1979), Où puisse encore tomber la pluie (Belfond, 1982), Pour ne pas oublier d’être (Belfond, 1990), Conjugaisons conjurations (Sud-Poésie, 1990), Le Spectacle continue (La Bartavelle, 1992), Un Clapotis de Solfatare (Rougerie, 1994) ou Sur Parole (La Bartavelle, 1995).
Un important choix de poèmes de Jean Rousselot, paraît chez Rougerie en 1997, sous le titre, Poèmes choisis 1975-1996, nous donnant un choix représentatif d’une œuvre poétique qui, traversant son temps, en demeure également l’œil authentique. Des proses de Au Propre, aux poèmes inédits de 1996, en passant par Les Mystères d’Eleusis, ou par Pour ne pas oublier d’être, Rousselot poursuit son œuvre sans jamais déroger aux idées et aux valeurs de sa jeunesse. N’a-t-il pas écrit (in Des Pierres, 1979) : Écrire est une fonction – Ni plus ni moins noble – Que poncer, découper, empiler – Porter à boire aux moissonneurs. Ainsi se trouve mise en évidence la nécessité de rester homme parmi les hommes, d’être un travailleur parmi les travailleurs. Rousselot, comme le souligne Jean Bouhier, ne sait pas mentir, il se dépouille, il se livre, passe aux aveux, fait le don de soi au sens le plus fraternel du mot, il se « restitue » quitte à confier qu’il lui faut « un poème pour ensemencer l’amour ».
Ainsi, le premier versant de cette œuvre « balisé » par l’anthologie Les Moyens d’existence, chante l’homme dans sa vérité la plus nue et la plus honnête qui soit, son espoir, son désarroi. Le second versant que symbolisent Poèmes choisis, sans renoncer aux valeurs profondes et au lyrisme du poète, s’oriente encore davantage vers une perpétuelle et incessante recherche sur le langage, la nature de l’opération métaphorique, qui est à la base de toute écriture. L’amour du langage est très sensible au sein de cette œuvre, qui aura utilisé sans aucun préjugé, pratiquement toutes les formes du vers, de la strophe et du poème : poème en prose, vers libre, hexasyllabes, heptasyllabes, octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, marquant une fidélité indélébile aux origines ouvrières, à la terre, aux amis, à l’homme du quotidien, l’homme tout court, sur lequel le poète aura tant misé avec enthousiasme, malgré de nombreuses déceptions.
Définissant son art poétique, Rousselot écrit: « Le poème est une prise de conscience des pouvoirs du poète sur le temps, qu’il arrête, les sentiments qu’il rend à leur nature sublime, sur le réel, qu’il perce, transmue, déplace, pour en montrer l’essence et la pérennité. » L’homme, comme le poète, est fait de paroles, de mouvements et d’engagements dans son temps, mais avec exigence : « Me paraît bon (en poésie) ce qui m’apporte une vision neuve du monde, ce qui « force » la mienne ou m’aide à la préciser. Encore faut-il qu’il y ait sûreté, beauté, sinon nouveauté d’expression. Tout ce qui est « fabriqué » me hérisse, même si c’est joli. Pas de bibelots chez moi. » Il ne fuit pas l’être, il ne cherche pas à le grandir, mais l’assume pleinement tel quel, avec ses limites, ses erreurs, ses rêves et ses espoirs : J’ai vu des hommes par milliers comme des plantes. - Mais libres de mourir ou d’imposer au ciel - La fédération immense de leurs sèves.
Jean nous quitta dans sa quatre-vingt onzième année, le dimanche 23 mai 2004, dans la soirée. Il fut enterré le vendredi 28 mai au matin, au cimetière du Pecq. Nous venions d’enterrer soixante-dix ans de poésie française; un homme d’action, qui a durablement marqué les personnes qui l’ont approché. Malade et fatigué, Jean nous a quittés, usé par une vie dont il n’ignora pas le grincement des gonds au fond de la cour froide, ni l’acier, le cuivre et les marteaux, qui sont au-dedans de l’homme.
Avec plus de cent trente volumes (son œuvre s’étend sur près de soixante-dix ans), soit, pour être précis : soixante-dix-huit livres et plaquettes de poèmes, onze romans, cinq livres de contes et nouvelles, quinze biographies, vingt-sept essais, treize livres traduits et/ou adaptés de l’étranger et vingt pièces radiophoniques; l’œuvre de Jean Rousselot est monumentale ; l’une des plus importantes de notre temps, tant par sa qualité que par sa diversité ; elle est « imagée, rude, virile, parsemée de mots du jour et de formules familières comme pour ne pas trahir un vécu difficile et combattif », comme l'a écrit Jean Breton.
Rappelons enfin que du 18 septembre au 18 octobre 2013, la Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, rend hommage à Jean Rousselot - qui aurait eu cent ans le 27 octobre 2013 -, à travers une exposition, qui permet de (re)découvrir le parcours singulier et l’écriture forte d’un poète qui n’a pas seulement été le témoin, mais surtout l’un des acteurs de son temps, ce dont rendent compte et sa vie et son œuvre, à travers une foi inébranlable en l’homme envers et contre tout. Rappelons qu’yvelinois d’adoption, le poitevin Jean Rousselot vivait depuis 1955 à l’Étang-la-Ville, un petit village en bordure de la forêt de Marly ; rappelons également, qu’il avait inauguré le 14 février 2002, à Guyancourt (à quinze kilomètres de chez lui), cette Maison de la poésie, ainsi que, située juste à côté, la médiathèque qui porte son nom. À cette occasion et quelques mois auparavant, le SAN (Syndicat d’agglomération nouvelle) de Saint-Quentin-en-Yvelines, sous l’impulsion inspirée de Roland Nadaus, avait décidé de produire un film documentaire sur Jean Rousselot. L’aspect technique fut confié au réalisateur Jean-Claude Poirel et Jean Rousselot me demanda d’assurer l’écriture du film et d’être son intervieweur.
Aîné et frère des HSE, Jean Rousselot était des nôtres. Il est l’un de ces poètes qui comptent et compteront pour les générations futures. Il demeure un modèle, un exemple, par cette capacité hors-norme à mêler étroitement la vie et la poésie. Poète, il demeure définitivement inclassable et irrécupérable. Jean Rousselot, comme l’a écrit Georges Mounin, « on ne se demande même pas si c’est un grand poète. Mais c’est un poète, et c’est quelqu’un. »
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
LIVRES SUR JEAN ROUSSELOT
Christophe Dauphin & Anna Tüskés, Les Orphées du Danube, Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara, suivi de : Lettres à Gyula Illyés par Jean Rousselot (Edintinter/Rafael de Surtis, 2015).
Christophe Dauphin, Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être, le livre du centenaire, éditions Rafael de Surtis, 2013
François Huglo, Jean Rousselot, éditions des Vanneaux, 2010
Anna Tüskés, Jean Rousselot et la Hongrie, Université Eötvös Loránd, Budapest, 2004
Christophe Dauphin, Jean Rousselot, la vie comme un cri arraché au néant, revue Le Cri d’os n°33/34, 2001
Colloque Jean Rousselot / Roger Toulouse, Presses universitaires d’Angers, 1998
François Huglo, Jean Rousselot ou la volonté de mémoire, Le Dé bleu, 1995
Jean-Louis Depierris, Tradition et insoumission dans la poésie française, Presses Universitaires de Nancy, 1992
Jean Rousselot, revue Sud n°46/47, 1983
Jean Rousselot, revue Le Pont de l’Épée n°42/43, 1970
André Marissel, Jean Rousselot, Seghers, 1960
André Marissel, Jean Rousselot, Subervie, 1956
POESIE
Poèmes, Talence, Les Cahiers de la Jeunesse, 1934.
Pour ne pas mourir, les “feuilllets de sagesse”, 1934
Emploi du temps, La Hune, 1934
Journal, Debresse, 1937
Le Goût du pain, La Hune, 1937
L'homme est au milieu du monde, Alger, Fontaine 1940
Instances, Cahiers de Rochefort, 1941.
Le poète restitué, le Pain Blanc, 1941
Refaire la nuit, avec une préface de Robert Kanters, Cahiers de Rochefort 1943
Arguments pour l'emploi du temps, Paris, Robert Laffont, 1944 (réédition Éd. de l'Arbre)
Le sang du ciel, Paris, Éd. Seghers, 1944
Toujours d'ici, R. P. R, 1946.
La Mansarde, Jeanne Saintier, 1946
Odes à quelques-uns, Le Méridien, 1948
L'homme en proie, avec un dessin de Roger Toulouse, Les Lettres, 1949
Vieux thèmes, avec une gravure de Roger Toulouse, P-A Benoît, 1949
Deux poèmes, Le Cormier, Bruxelles, 1950
Le cœur bronzé, Éd. Seghers, 1950
Les Moyens d'existence, Ed. Rougerie, 1950.
Décombres, Cahiers de Rochefort, 1952
Le pain se fait la nuit, Simoun, Oran, 1954
Il n'y a pas d'exil, Seghers, 1954
Je n'y puis rien changer, Cahiers de “L'Orphéon”, 1955
Le Temps d'une cuisson d'orties. Rougerie, 1955
Etranges pénitents. Rougerie, 1958
Le premier mot fut le premier éclair, Seghers, 1959
Agrégation du temps, Seghers, 1957
Maille à parti, Seghers, 1961
Distances, Chambelland, 1963
Route du silence, Chambelland, 1965
Amibe ou le char d'Elie, Rougerie, 1965
L'Etang, Caractères, 1967
Lettres à quelqu'un, Cahiers de Malte, 1968
Hors d'eau, Chambelland, 1968
Plus haut volant, Caractères, 1969
Des droits sur la Colchide, Chambelland, 1970
Sous le poids du Vif, Cercle de Bonaguil, 1972
A qui parle de vie, les Editeurs Français Réunis, 1972
Dormance, Le Bouquet, 1973
Du même au même, Paris, Éd. Rougerie, 1973
Pour un bestiaire, J-J Sergent, 1975
Au propre, Périples, 1975
Proses à mémoire, Rougerie, 1976
Les moyens d'existence, anthologie, Paris, Éd. Seghers, 1976.
Petits poèmes pour cœurs pas cuits, Saint-Germain des Prés, 1976
Des Pierres, Rougerie, 1979.
Les Mystères d'Eleusis, Paris, Éd. Belfond, 1979
Le Chemin des Dames, Rougerie, 1979
Où puisse encore tomber la pluie, Belfond, 1982
L'homme vieillit par mégarde, Qui Vive, 1982
Ici et maintenant, Éd. Pessin, 1982
Il y aura des fois, L'Ecole, 1984
Il, Éd. Le Pavé, Caen, 1985
Déchants, Paris, Éd. Sud / Poésie, 1985
Les monstres familiers, Rougerie, 1986
Mots d'excuse, Hautécriture, 1989
Pour ne pas oublier d'être, Paris, Éd. Belfond, 1990
Conjugaisons-conjurations, Sud, 1990
En cas, Motus, 1991
Le spectacle continue, Paris, Éd. La Bartavelle, 1992
Traces, mini-anthologie, L'Osier Blanc, 1993
Sur paroles, La Bartavelle, 1995
Lignes, Les arts du pont, 1996
Poèmes choisis, 1975-1996, Rougerie, 1997
Mémoires de l'anamorphose, Thierry Lambert, 1997
Du blé de poésie, Le Dé Bleu, 1997
D'après peinture, Rafael de Surtis, 1999
Passible de..., Autres Temps, 1999
Dans les filets du réveil, E. C. Éditions, 1999
Tiens bon la rampe !, Le Dé Bleu, 2001
Est resté ce qu'il a pu, Autres Temps, 2002
Avant l’indispensable nuit, Sac à mots éditions
ROMANS
La proie et l'ombre, Paris, Éd. Robert Laffont, 1945
Pas même la mort, Laffont, 1946
Si tu veux voir les étoiles, Julliard, 1948
Les papiers, Le Globe, 1951 (Albin Michel, 1955)
Une fleur de sang, Paris, Éd. Albin Michel, 1995 (Prix Del Duca).
Le Luxe des pauvres, Albin Michel, 1956
Un train en cache un autre, Albin Michel, 1964
Une pie sur un tambour, Albin Michel, 1980
Pension de famille, Paris, Éd. Belfond, 1983
CONTES ET NOUVELLES
Les ballons, Feuillets de l'Ilot, 1983
Le retour de la joie, Le Méridien, 1949
Le Chant du cygne, Rougerie, 1953
Les Heureux de la terre, Albin Michel, 1957
L'engrenage, France-Empire, 1976.
Désespérantes Hespérides, Amiot-Lenganey, 1992
BIOGRAPHIES ROMANCEES
Diane de Poitiers, Intercontinentale du Livre, 1956
Chopin, Intercontinentale du Livre, 1957
La Fayette, Intercontinentale du Livre, 1957
Liszt, Intercontinentale du Livre, 1958
Gengis Khan, La Table Ronde, 1959
Wagner, Seghers, 1960
Berlioz, Seghers, 1962
Le Roman de Victor Hugo, Éditions du Sud, 1962
ESSAIS, CRITIQUES
Max Jacob, l'homme qui faisait penser à Dieu, Laffont, 1946
O.V de L. Milosz, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1949, nouvelle version en 1972
Tristan Corbière, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1951
Pierre Reverdy, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1951, en collaboration avec Michel Manoll
Panorama critique des nouveaux poètes français, Seghers, 1952
Edgar Poe, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1953
Blaise Cendrars, Éditions universitaires, 1955
Maurice Fombeure, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1958
Attila József, Nouveaux Cahiers de Jeunesse, 1958
Orlando Pelayo, Éditions Cailler, Genève, 1959, 38 p. et 12 planches.
Dictionnaire de la Poésie Française contemporaine, 1962
La Sicile, Rencontres, 1963
William Blake, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1964
Agrippa d'Aubigné, Seghers, 1966
La femme dans l'Art, Paris, Éd. Productions de Paris, 1966
Mort ou survie du Langage, Bruxelles, Éd. Sodi, 1969
Dictionnaire de la Poésie française contemporaine, Larousse, 1968
Histoire de la poésie française, PUF, collection « Que sais-je ? », 1976
ŒUVRES RADIOPHONIQUES
L'Homme qui tua le temps, original radiophonique, 1h (jusqu'en février 1966).
Scènes de la vie du Paradis, d'après le roman de Georges Duhamel, 1h (s. d.).
Le Désert des Tartares, d'après le roman de Dino Buzatti, 1 h (s. d).
Les papiers, d'après son roman éponyme paru chez Albin Michel, 1h, (s. d)
Le gladiateur centenaire, d'après une nouvelle de Jean Cassou, 45 min. (s. d)
La tête à l'envers, avec André Guilliot, 3 émissions de 45 min. (s. d)
Drôle de corps, original radiophonique, 12 émissions de 20 minutes (s. d)
Milosz – la poésie, raconte le parcours d'un poète lituanien, 1 h (s. d)
Vie et mort de Rainer Maria Rilke, biographie du poète, 1 h. (s. d)
Entretiens avec Jean Cassou, parcours poétique, 12 émissions de 20 min, (s. d)
Simplicius Simplicissimus, d'après Grimmelshausen, 1 h. (s. d)
Heurs et malheurs du pauvre Lazarille, d'après l'œuvre de H. de Mendoza, 1 h.(s. d)
Les poètes et la tentation romanesque, 12 émissions de 20 min. [1969]
Nous reviendrons, pièce radiophonique en 3 actes (1945-1950)
L'épopée optimiste de Joseph Delteil, 3 émissions de 15 min (1962)
TRADUCTIONS ET ADAPTATIONS
La tragédie de l'homme, de Imre Madach, Corvina (du hongrois)
Vie de Petofi, de Gyullia Illyés, Gallimard, en collaboration (du hongrois)
Le favori, de Gyullia Illyés, Gallimard, en collaboration (du hongrois)
Le Cinquième Sceau, de Ferenc Szenta, Gallimard, en collaboration (du hongrois)
Poèmes, de Sandor Petofi, Corvina, en collaboration (du hongrois)
Poèmes, de Jannus Pannonius, Corvina, en collaboration (du latin)
Sois bon jusqu'à la mort, de Szigmond Moricz, Corvina, en collaboration (du hongrois)
Cher beau-père, de Tibor Déry, Albin Michel et Livre de Poche, en collaboration (du hongrois)
Reportage imaginaire, de Tibor Déry, Albin Michel et Livre de Poche, en collaboration (du hongrois)
L'attouchement, anthologie de poésie slovaque, en collaboration, éd. Ostraka, 1978 (du slovaque)
Domaines, choix de traductions de diverses langues, Lettrs du Monde, 1980 (Poésie)
L'expressionnisme, de B. Myers, les Productions de Paris (de l'américain)
Les animaux dans l'art, de L. S. Skeaping, les Productions de Paris (de l'anglais)
Les sonnets de Shakespeare, Seghers, (rééditions Chambelland et La Différence)
Valérie ou la semaine des merveilles, roman de V. Nezval, traduit du tchèque avec Mina Braud, Laffont, 1984
LA DISPARITION D’ANNE-MARIE ROUSSELOT
Anna Tüskés, Christophe Dauphin, Anne-Marie Rousselot et Claire Gara, à l’Institut Hongrois de Paris, le 20 janvier 2016.
Le nom d’Anne-Marie ROUSSELOT nous renvoie bien sûr à celui de notre très cher et regretté Jean Rousselot, son père ; soit à l’un de nos plus grands poètes et à une époque, un âge d’or de la poésie française contemporaine, aussi. Anne-Marie Rousselot est décédée, à Paris, le 4 octobre 2019 à l’âge de 76 ans. Anne-Marie, quelle page, quelle page se tourne ; page de Danube qui voyage dans les noms d’Illyés et de Gara, le bronze d’Attila, de l’Etang-la-Ville où l’on prenait la poésie par la main ; pages de bruits où naufrage la voix, de fureur, pour conjuguer l’avenir dans le flanc troué du poète, et de forêt aux ratures d’oiseaux. Quelle page se tourne, qui nage dans la main des souvenirs, de Jean et de tous les amis que le cœur se donna à mesure qu’il murissait dans les entrailles de la vie, où rien n’est au hasard, pour que les mains unissent leurs reflets.
Anne-Marie Rousselot est née à Orléans en 1943, « sous les bombes », comme le rappelle un poème de son père, qui y avait été nommé commissaire de police, un an auparavant, et où il poursuivit son action de poète-résistant (poèmes, tracts, faux papiers…) sauvant son beau-frère, puis, en 1943, le poète Monny de Boully et sa femme Paulette (la mère de Claude Lanzmann), arrêtés par la Gestapo. Un an plus tard, en février 1943, Jean Rousselot s’engagea dans les rangs de la France Libre et devint le Capitaine Jean, au sein du réseau Asturies.
Entretemps, le poète s’était lié d’amitié avec Éluard, bien d’autres, et avait rencontré Max Jacob en 1942, à Saint-Benoît-sur-Loire. Une forte amitié s’instaura d’emblée. Le 24 février 1944, Max Jacob « reçoit cette visite tant de fois redoutée et toujours remise, des hommes aux manteaux de pluie dont la serviette d’écolier ne contient que le nerf de bœuf et les chaînes dont ils ont fait leurs attributs » : ils viennent l’arrêter. Le 13 mars, éclate l’atroce vérité : « Max est mort, huit jours plus tôt… Mais comment « réaliser » cette mort, cet effacement, cette perte ? Nous cherchions en vain des mots, des images, et ne rencontrions que notre douleur brutale et nue… », écrira Jean, également frère de Pierre Reverdy, et dont la grande aventure se joua alors du côté de Rochefort-sur-Loire, dès juin 1940, où cette « école buissonnière », comme la surnomma René Guy Cadou, contribua parmi d’autres revues ou groupes, à la survie d’une poésie libre et sans complaisance envers Vichy et l’occupant. La suite nous la connaissons : la Hongrie, en 1956, avec Gyula Illyés, Ladislas Gara et Tristan Tzara, un engagement de chaque instant dans la vie et son véhicule le poème, cent trente livres publiés (poésie, romans, récits, nouvelles, biographies, essais), qui marquent l’un des plus hauts pics de la poésie contemporaine.
Je n’ai pas beaucoup vu Anne-Marie après l’enterrement de Jean Rousselot (qui nous quitta dans sa quatre-vingt-onzième année, le dimanche 23 mai 2004), vendredi 28 mai 2004 au matin, au cimetière du Pecq. Jean-Clarence Lambert évoqua un échange au téléphone avec Jean, qui lui avait demandé soudainement : As-tu remarqué Jean-Clarence, que le mot oiseau contient toutes les voyelles ? C’est précisément ce qui lui donne des ailes et lui permet de voler ! Chez Jean, la poésie était permanente. Dans ses inédits, Anne-Marie retrouvera plus tard cette note de son père, sur laquelle se referme d’ailleurs, Avant l’indispensable nuit (2009) : Ma vue est encore assez bonne pour que de mon cinquième étage de la clinique de l’Europe, j’identifie les vignes remplaçant de petits jardins mal tenus, juste au-dessous de la terrasse de Saint-Germain et donc le cimetière où l’on m’attend.
Je devais revoir Anne-Marie, à l’occasion de la célébration du centenaire, à laquelle je participais, de la naissance de Jean, le 18 septembre 2013, à la Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, puis lors de la parution de mon essai, Jean Rousselot, le poète qui n'a pas oublié d’être (éditions Rafael de Surtis, 2014) et surtout à l’Institut Hongrois de Paris, le 20 janvier 2016, à l’occasion de la très belle soirée franco-hongroise, autour de la parution de mon livre, co-écrit avec Anna Tüskés, Les Orphées du Danube, Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara, suivi de : Lettres à Gyula Illyés par Jean Rousselot (Edintinter/Rafael de Surtis, 2015). Il y a, qu’à l’instar de son père, Anne-Marie fut très liée avec la Hongrie, pays dont elle maîtrisait la langue, l’histoire, la culture et où elle se rendit fréquemment, séjournant chez l’un des meilleurs amis de son père, le plus grand poète hongrois, Gyula Illyés, dont elle se lia d'amitié avec la fille, Maria.
Anne-Marie qui est toujours demeurée proche de son père, avait encore participé, en octobre 2018, à une exposition « Hommage à Jean Rousselot », à la Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers, ville natale du grand poète (Poitevin par toutes mes fibres, c’est faire mon propre inventaire que parcourir en tous sens cette ville dont le cœur, n’en déplaise à Baudelaire, n’a pas plus changé que le mien), où une rue porte son nom, quartier des Trois-Cités. A cette occasion, après avoir déposé le Fonds Jean Rousselot à la Bibliothèque universitaire d’Angers ; Anne-Marie fit un nouveau don de livres et d’archives de son père (journal manuscrit, carnets de note, brouillons et textes, recueils de poèmes et collages) à la Médiathèque de Poitiers. La Médiathèque Jean Rousselot de Guyancourt conserve quant à elle une part de la bibliothèque de Jean Rousselot, soit 3.500 livres et revues dont la moitié comportent des annotations manuscrites du poète. Anne-Marie, quelle page, quelle page se tourne...
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
POUR LES SEIZE ANS D’ANNE-MARIE
Anne-Marie, le jour de tes seize ans,
Souviens-toi que tu es née sous les bombes, mon enfant.
Oui, souviens-toi, Marie, que tu naquis pendant
L’abominable guerre
Sous les courtines de la terreur
Sur un sommier de chair saigneuse.
Souviens-t’en, souviens-t’en, Marie au nom de mère,
De pleureuse qui prend mesure de son fils
En allongeant son corps troué sur ses genoux.
Souviens-t’en, souviens-t’en, le jour de tes seize ans
Et ne l’oublie jamais,
Et qu’il y ait toujours du pain dans ta balance
Pour annuler le sang, le désastre, la honte
Et l’injustice
Qui vers le bas, si lourdement, tirent le monde.
Anne-Marie née sous les bombes
Avec ce nom de mère, avec ce nom d’amour,
Avec ce nom de paix et de perpétuité.
Souviens-t’en, souviens-t’en quand tu iras dans les autres mondes
En week-end
Et que je serai mort depuis longtemps.
Ces étoiles, là-haut, ressemblent aux mitrailles
Qui crevaient les plafonds le jour de ta naissance ;
Retiens-les de pleuvoir sur l’homme des labours et des garages ;
Des usines et des fumées,
Toujours le même, mon enfant,
Dans le chef-d’œuvre si vulnérable de sa peau,
Dans le miracle de sa pensée à chaque instant sauvée des eaux.
Sois tout amour, Marie, toi qui naquis pendant
L’abominable guerre
Jean ROUSSELOT, 8 juillet 1959. (in Maille à partir, éd. Seghers, 1961).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
Publié(e) dans le catalogue des Hommes sans épaules
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Jean Rousselot, le poète qui n'a pas oublié d'être | LES ORPHÉES DU DANUBE, J. Rousselot, G. Illyés et L. Gara |