Les Hommes sans Épaules
Dossier: GEORGES BATAILLE ET L’EXPÉRIENCE DES LIMITES
Premier semestre 2014
Numéro 37
284 pages
17.00 €
Sommaire du numéro
Éditorial: Introduction à l’expérience des limites, par Christophe DAUPHIN
Les Porteurs de feu : Poèmes de Annie SALAGER, Lionel RAY
Ainsi furent les Wah : Poèmes de Mahmoud DARWICH, Lyonel TROUILLOT, Tristan CABRAL, Julie BATAILLE, Cathy GARCIA
Dossier: Georges Bataille et l'expérience des limites, par César BIRÈNE, Christophe DAUPHIN, avec des textes de Georges BATAILLE
Poète à San Francisco, Lawrence Ferlinghetti: par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Lawrence FERLINGHETTI
Poète à Athènes, Nanos Valaoritis : par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Nanos VALAORITIS
Dans les cheveux d'Aoûn: Proses de René CREVEL, Jehan VAN LANGHENHOVEN
La prose des abîmes : Gabrielle WITTKOP, par César BIRÈNE, Gérard PARIS
Les pages des Hommes sans Épaules : Poèmes de Elodia TURKI, Paul FARELLIER, Alain BRETON, Christophe DAUPHIN, Hervé DELABARRE
La nappe s'abîme (chronique) : Charabias et angélisme, par Éric SÉNÉCAL
Avec la moelle des arbres : notes de lecture de Jean CHATARD, Paul FARELLIER, Gérard PARIS, Michel LAMART, Max ALHAU, Karel HADEK
Infos / Échos des HSE, par Claude ARGÈS, avec des textes de André BRETON, José GAYOSO, Tristan CABRAL, Marie-Christine BRIERE, Pierrick de CHERMONT, Frédéric TISON, Christophe DAUPHIN, Jean ROUSSELOT, Jean-Vincent VERDONNET, Michel VOITURIER, Éric SÉNÉCAL, Odile COHEN-ABBAS, Jean-Clarence LAMBERT, Stéphane MALLARMÉ, Ilarie VORONCA
Incises poétiques : Ivan de MONBRISON, Svante SVAHNSTRÖM
Présentation
Éditorial (extrait)
INTRODUCTION À L’EXPÉRIENCE DES LIMITES
par
Christophe DAUPHIN
Georges Bataille fut un aîné tutélaire et des plus attentifs des Hommes sans Épaules, dès les débuts de la revue, en 1953. Georges Bataille écrivait des lettres magnifiques aux HSE : « Ce matin en venant vous voir, préoccupé par le sens si difficile que j’avais voulu donner à mon livre, j’écrivais, comme je pouvais, dans le car qui me menait à Avignon, que l’érotisme signifiait pour moi ce retour à l’unité, que la religion opère à froid, mais la mêlée des corps dans la fièvre. Je ne sais si ma philosophie prendra place dans l’histoire de la pensée, mais si les choses arrivent ainsi, je tiendrai à ce qu’il soit dit qu’elle tient à la substitution de ce qui émerveille dans l’érotisme (ou le risible ou VISIBLE) à ce qui s’aplatit dans le mouvement rigoureux de la pensée. Tout amicalement », (Lettre aux HSE, 1953). Familier du 15, rue Armand de Pontmartin (où fut créée notre revue, à Avignon), Georges Bataille était lié d’amitié à Yves Breton (le père de Jean), qui, notaire en Avignon, lui achetait parfois ses manuscrits. Jean Breton put écrire (in Un Bruit de fête, le cherche midi, 1990) : « Le hasard a voulu que Georges Bataille ait toujours rencontré mon père en mon absence. À l’énoncé du nom de l’auteur interdit, je voyais défiler très vite l’angoisse, le rire, le défi, le masochisme obscène (« l’obscénité, cette forme de douleur… la plus digne d’envie »), l’immense vide obscène lui aussi, l’alcool qui broie le coeur, la fatigue… et ce nom conquérant, claironnant de Bataille, si contradictoire avec le désespoir qui dirige Madame Edwarda, ne claquait plus qu’en oriflamme d’un vent noir. Je comprenais aussi que le goût de la parodie extrême était chez lui une recherche dusecret de la vie et de la mort. » Plus tard, en 1997, Alain Breton et Elodia Turki devaient éditer les poèmes de leur amie Julie Ahne Kotchoubey (Grumes et poisson fou, Éditions Librairie Galerie Racine, 1997), pseudonyme de la fille de Diane et Georges Bataille.
L’oeuvre est quasi-mythique, monumentale. On n’en ressort pas indemne. Qui peut prétendre avoir cerné cette oeuvre ? Le projet de ce dossier est plus modeste. Parlons d’approche, d’initiation ou d’introduction. Quel est le projet de l’oeuvre de Bataille ? - le plus grand qui soit : mettre l’homme face à ce qu’il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce soit. L’écriture de Bataille relève de l’expérience vécue de la limite ; expérience qui lui fit connaître tôt la tentation du suicide et, durablement, la fascination (mais non l’aveuglement) devant la mort. Il écrivait, dira-t-il, « d’une main mourante ». Riche et complexe, la pensée de Georges Bataille est fragmentaire et déchaînée, catastrophique et débauchée, décousue, éloignée du salut comme de l’ascétisme. Et pourtant, la reconnaissance, Bataille ne la connut guère de son vivant. Jean-Jacques Pauvert, qui fut son éditeur, en a témoigné (entretien in Le Magazine littéraire, 1987) : « Personne dans le public, ne connaissait Bataille. Quand je le rencontre, je me trouve en face de quelqu’un qui bénéficie d’un prestige extraordinaire et qui est en même temps complètement inconnu… Un jour de 1951, il est entré dans ma librairie, rue des Ciseaux. Il montrait un charme extraordinaire, une politesse exquise, onctueuse : ce regard qu’il avait à cinquante-huit ans ! Je trouvais Bataille extrêmement impressionnant et respectable et nous sommes devenus amis… Dans les années cinquante, Bataille n’avait plus d’éditeur : Gallimard n’en voulait plus, les éditions de Minuit conservaient en stock des exemplaires de La Part maudite, qui avaient été soldés : ce livre était invendable. Peu à peu, il m’a apporté tout ce qu’il avait… Le premier manuscrit inédit que Bataille m’a apporté, Le Bleu du ciel, fut tiré à deux mille exemplaires : cinq à six ans après, j’en avais encore beaucoup… Et après sa mort, on a commencé à parler de Bataille. Ma Mère a été le premier succès de librairie de Georges, le premier qui s’est vendu (35.000 exemplaires en six mois) parce que c’était un roman et qu’il y avait eu de longs articles sur Bataille… Je me demande, avec le recul, si ce n’est pas une pensée qui travaille autant par sa réputation que par elle-même. Peu de gens peuvent se vanter d’avoir compris la pensée de Bataille ; moi-même je ne m’y risquerais pas. La pensée de Bataille n’est jamais conclusive. » (..)
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
DES MOTS POUR L’AN 01
Un mot et tout est sauvé - Un mot et tout est perdu
André Breton
J’aurai l’amour des mots, toujours, comme au premier jour…
j’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps,
le temps d’un sein nu sous une chemise ;
le temps d’aimer les roses sauvages, l’abeille et le rossignol
dans la haie ;
le temps d’aimer le chemin des Immortelles,
et surtout, et surtout,
le temps d’aimer les mots !
parce que la Poésie commence
là où le dernier mot n’appartient pas à la Mort !
je trouverai les mots qui sauvent,
des mots de fiançailles et de coquelicots,
des mots de pain pour rompre les solitudes,
des mots pour peindre des prairies lumineuses sur les murs de la nuit,
des mots pour enlever ses chaînes à Toussaint Louverture,
pour qu’on oublie jamais les assassins de Giordano Bruno et des Cathares de Montségur
des mots sans Dieu, sans maître, sans malédiction,
des mots qui déclouent toutes les mains,
je trouverai les mots pour marcher sur la mer
pour aller jusqu’aux phares avec Virginia Woolf
des mots qui changent le monde et qui changeront le monde
changé !
des mots pour dire et pour crier avec Mahmoud Darwich
Qu’il n’y a pas de terre promise !
comme Vladimir, je lancerai pour vous les mots tocsin
et les mots d’Ossip Mandelstam
qu’aucun Goulag n’a pu faire taire !
je trouverai
des mots d’insurrection et de marées toujours hautes,
des mots de vigne, de blé et d’arbres millénaires ;
j’irai dans le matin des cerises
avec un drapeau rouge et noir pour ne pas oublier Durruti !
Venez, je vous donne les mots pour passer tous les ponts,
toutes les frontières, tous les murs, les mots pour boire
au puits de la Samaritaine et pour prendre le seau de
Cosette,
les mots pour « résister » à toutes les prisons
et pour courir dans le matin des Béatitudes !
puisque la mort n’est qu’un mot
j’aimerai jusqu’à la mort
les mots de passe,
les mots inespérés, les mots des amants,
les mots de tous les mondes, de toutes les couleurs,
les mots de violoncelles insensés
les mots de prairies pures et de saisons neuves
les mots de ventre doux au coeur humain du temps,
et je n’oublierai pas
les mots des corps désirants et solaires
les mots de roses de sable
les mots des fusillés avant de tomber
les derniers mots de Desnos à Theresienstadt
et je prendrai le temps
de démentir les inquisitions, les messes, les papamobiles,
les catéchismes et les échafauds, les voleurs de la splendeur
naturelle et les tueurs de biches !
pour travailler à la fin du vieux monde,
il nous faut des mots incendiaires et des symphonies
fantastiques
des mots matinaux, comme un sein nu sous une chemise,
des mots qui trichent avec le compte à rebours,
des mots camisards, des mots apaches, des mots camisards,
des mots dont on ne revient pas,
des mots qui marchent entre les lignes, impossibles à
coucher,
des mots écrits à contre-ciel par des citoyens de beauté !
des mots qui réinventent des pétales
nous apprendrons l’alphabet du feu
et nous vivrons la poésie peau contre peau !
voilà des mots pour l’An 01. Il viendra c’est sûr !
n’ayez pas peur de vous brûler ! Que le poème soit votre
arme absolue !
nous pouvons faire un autre monde ! Comme Nazim Hikmet qui faisait des boules de soleil avec le pain noir
de sa cellule. Comme Yannis Ritsos qui jouait du Theodorakis sur les barreaux de sa prison. Comme Jean Sénac, Tahar Djaout et Lounès Matoub, égorgés en Algérie. Comme tant d’autres, connus et inconnus.
Et surtout, surtout
Parlez, criez, insurgez-vous !
CAR,
Lorsque le coeur parle
TOUTE LA TERRE ÉCOUTE !
Tristan CABRAL
(Poème extrait de la revue Les Hommes sans Epaules n°37, 2014).
Revue de presse
2014 - A propos du numéro 37" Somptueux numéro 37 de la toujours excellente revue Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin orchestre une passionnante rencontre avec Lawrence Ferlinghetti : « C’est bien malgré lui qu’il est entré dans l’histoire de la littérature étatsunienne, avec ses grands disparus : Kerouac, Burroughs, Ginsberg et Corso ; la liste pourrait être plus longue. Il vient d’avoir 95 ans, le 24 mars 2014, et depuis longtemps déjà Lawrence Ferlinghetti fait partie, avec ses amis de la Beat Generation, du patrimoine mondial de la poésie ». Il est vrai que je ne dois pas être la seule à penser que Ferlinghetti nous avait déjà… quittés. En tout cas, le vieil homme est un monument de vivacité, toujours libertaire et en insurrection. La poésie comme « révolte contre le silence », dit-il. Merveilleux. Cela se passe à San Francisco évidemment et Ferlinghetti n’est pas que poète, si j’ose cela, il est aussi l’éditeur de la Beat Generation, celui sans qui la Beat Generation sans aucun doute ne serait pas devenue la Beat Generation. On dira « et alors ? ». La lecture des récentes lettres de Ginsberg ou du Bouddha de Kerouac, deux livres récemment traduits et édités par Gallimard, porteront réponse simple à l’interrogation. Le bonhomme est cependant et avant tout poète : « Je te fais signe à travers les flammes. Le Pôle Nord a changé de place ». La charge métapoétique des poètes du « groupe » est toujours vivace et plus que jamais nécessaire. Les curieux de cette poésie des profondeurs, défendue en France et ailleurs (entre autres) par l’action poétique de Recours au Poème, liront ce dossier avec bonheur, ainsi que les livres de Ferlinghetti (certains titres actuellement disponibles chez Maelström).
Les Hommes sans Epaules 37 apportent par ailleurs un lot de très bonnes « surprises ». On y lira, entre autres, des poèmes de Lionel Ray, Mahmoud Darwich, Lyonel Trouillot, des textes surréalistes de René Crevel (dont un « sur l’anti poésie », forme de contre initiation qui n’est pas ici la moindre de nos préoccupations), Jehan van Langhenhoven (texte qui semble paraître simultanément chez Rafael de Surtis), les animateurs des HSE… Sans oublier l’intéressante rencontre avec Nanos Valaoritis. Tout cela forme un numéro d’une très grande cohérence, l’un des meilleurs de cette superbe revue peut-être. C’est dire. "
Sophie d'Alençon (in recoursaupoeme.fr, 17 avril 2014)
" Les Hommes sans Epaules, cette revue semestrielle méritait sans doute la place de revue-du-mois depuis longtemps. Elle est tellement dense et riche qu’il est difficile d’en rendre compte d’une façon exhaustive. Près de 300 pages, d’études, poèmes, chroniques, critiques, la livraison est pleine comme un œuf !
Pour commencer Annie Salager et Lionel Ray. Annie Salager et cette déclaration initiale : Je n’aime pas que l’on m’impose, avec des poèmes délicats, sensuels et intérieurs, où nature et esprit s’entremêlent sans cesse ; et Lionel Ray, (Robert Lhoro) qui creuse entre autres thèmes, celui de l’identité : Je suis un homme sans dimanche … je suis un homme sans toit… un homme sans miroir… sans refus… Dans un autre texte : je ne suis pas qui je suis… Dans un autre encore : …labyrinthe où passe et ne passe pas le voyageur immobile que je suis et que je ne suis pas… Et cette chute : Dans les miroirs où tout s’efface / Cette buée de notre souffle / et d’invisibles traces…
5 poètes pour suivre : Mahmoud Darwich, le célèbre poète palestinien disparu en 2008 ; le poète haïtien Lyonel Trouillot ; Julie Bataille, la fille de Georges Bataille, Cathy Garcia, l’animatrice de la revue Nouveaux délits, qui donne des extraits de son recueil Fugitive (dont je rendrai compte dans le n° 162 de Décharge) ; et Tristan Cabral. - // Un peu d’histoire. En 1974, paraît aux éditions Plasma : Ouvrez le feu de Tristan Cabral, suicidé en 1972. Le livre était préfacé par Yann Houssin, son professeur de philosophie à Nîmes. Le recueil rencontre un gros succès. On apprend en 1977, que Yann Houssin et Tristan Cabral ne forment qu’une seule et même personne. A l’époque, dans la revue Le Crayon noir, avec les membres de l’équipe, nous avions dénoncé le subterfuge. Dans un premier temps, Gérard Lemaire avait fustigé « l’emballage » du recueil : tout le côté « poète maudit » mis en avant, comme principal argument de vente, - sans savoir de quoi il retournait ! Dans un deuxième temps, une fois le faux suicide en voie d’être révélé, je m’en prenais, à mon tour, au procédé que je trouvais indigne. Il est clair que le recueil n’aurait pas eu le même écho si l’auteur n’avait pas pris de pseudonyme et créé semblable personnage, fin radicale comprise. Mal m’en a pris ! Tous ceux qui avaient tressé des couronnes au soi-disant pendu me sont tombés dessus ! Les plus virulents furent les critiques du Monde qui avaient rédigé les éloges les plus fournis. Cette imposture originelle m’a toujours tenu éloigné de ce poète très combatif et militant pour le reste, dont je ne conteste pas l’œuvre, mais qui symbolise pour moi la déception.// -
Suit le gros morceau de cette livraison, une étude consacrée par Christophe Dauphin à « Georges Bataille et l’expérience de la limite ». Cette pratique de l’excès passe par le sacrifice d’un côté et de l’autre l’érotisme, « ce sacré indépendamment de la religion ». « Le détour par le péché est essentiel à l’épanouissement de l’érotisme », pour reprendre deux phrases du dossier. La vie de l’auteur de La part maudite est ensuite retracée en détails de 1897 à 1962 entre Billom et Vézelay.
Autre gros morceau : rencontre avec Lawrence Ferlinghetti, le fameux libraire de « The City Lights Books » de San Francisco, dont le nom fait aussitôt penser à la Beat generation des Kerouac, Ginsberg, Burroughs etc qui a inspiré hippies et beatnicks… Âgé de 95 ans, Ferlinghetti, qui a publié tous les textes majeurs de ce mouvement dont le Howl d’Allen Ginsberg, est toujours en pleine forme et donne une sacrée leçon de punch à quiconque. Troisième personnalité, le poète grec Nanos Valaoritis, né en 1921, le premier à avoir traduit en anglais Séféris et Elytis (en 1947). Il va voyager à Paris, aux Etats-Unis, avant de revenir à Athènes. Extrait de son poème Préavis, comme une suite d’aphorismes, ce dernier comme clausule : chaque rocher est un côté de la question. Pour suivre Gabrielle Wittkop, disparue en 2002, avec une étude très intéressante sur cette disciple du divin marquis, dont la thématique d’écriture balance entre Eros et Thanatos. Son œuvre témoigne d’une transgression encore sulfureuse aujourd’hui. Des reprises d’articles de René Crevel, et le surréalisme raconté à la manière de Jehan Van Langhenhoven. Enfin la chronique d’Eric Sénécal « La nappe s’abîme » où il met en perspective ce qui s’est passé récemment en poésie et ce qui se passe aujourd’hui : le charabia a remplacé l’intuition, la provocation, le goût du risque. Et encore, je ne cite pas les sept noms des critiques qui tiennent les notes de lecture… Les HSE, c’est une véritable source de multiples découvertes ou approfondissements tous les six mois ! "
Jacques MORIN (in dechargelarevue.com, mai 2014).
" Comme les précédentes, cette nouvelle livraison des Hommes sans Epaules est toujours aussi copieuse et rassasiante. De prime abord, on pourrait affirmer que cette revue se place dans le sillage de la comète surréaliste mais pas seulement car la variété et la diversité des écrits retenus ouvrent de nouveaux espaces. Deux poètes contemporains sont ici mis à l’honneur ; il s’agit d’Annie Salager et de Lionel Ray. Ils sont présentés tous deux par l’infatigable Paul Farellier avec de significatifs extraits de leurs œuvres accompagnés de quelques inédits. Très passionnantes ensuite sont les rencontres et interviews de personnages hors du commun tels l’Américain Lawrence Ferlinghetti et le Grec Nanos Valoritis. On lira aussi une très longue étude sur l’œuvre de Georges Bataille, étude suivie de quelques textes rares de cet auteur. En fin de numéro, les abondantes informations et notes de lectures de sept chroniqueurs apportent de belles ouvertures sur des ouvrages intéressants. La quasi-totalité de ce numéro repose sur les épaules, très solides et bien réelles, de Christophe Dauphin, cheville ouvrière de l’agencement des rubriques et responsable de nombreux écrits. On ne saurait trop louer son dynamisme et sa remarquable connaissance de la poésie vivante. "
Georges CATHALO (in revue-texture.fr, mai 2014).
" Georges Bataille dans Les Hommes sans Epaules...
Dans un sommaire une nouvelle fois magnifique, peuplé de poètes superbes, Mahmoud Darwich, Lyonel Trouillot, Tristan Cabral, Julie Bataille, Cathy Garcia Annie Salager, Lionel Ray, Lawrence Ferlinghetti, Nanos Valaoritis… le dossier, réalisé par César Birène et Christophe Dauphin, est consacré à « Georges Bataille, et l’expérience des limites ».
Dans son éditorial, Christophe Dauphin donne un extrait d’une lettre envoyée en 1953 aux HSE par Bataille : « … j’écrivais, comme je pouvais, dans le car qui me menait à Avignon, que l’érotisme signifiait pour moi ce retour à l’unité, que la religion opère à froid, mais la mêlée des corps dans la fièvre. Je ne sais si ma philosophie prendra place dans l’histoire de la pensée, mais si les choses arrivent ainsi, je tiendrai à ce qu’il soit dit qu’elle tient à la substitution de ce qui émerveille dans l’érotisme (ou le risible ou VISIBLE) à ce qui s’aplatit dans le mouvement rigoureux de la pensée. »
L’œuvre de Georges Bataille (1897-1962) est bien davantage qu’une œuvre à dominante érotique. L’érotisme est ici une quête, une pratique de la non-séparation qui illumine la totalité de l’expérience humaine. C’est le portrait d’un homme complexe, intransigeant avec l’expérience dont il cherche à extraire l’essence, qui nous est proposé. Christophe Dauphin et César Birène éclairent la place occupée par Georges Bataille dans la pensée du XXe siècle et les nombreuses avenues, rues ou parfois ruelles obscures qui y conduisent.
L’homme est élégant, par le corps certes, mais surtout par la pensée et l’écriture, une élégance qui d’emblée écarte ce qui pourrait nuire à la perception brute, parfois brutale, de ce qui est en jeu ici et maintenant dans une rencontre chargée d’impossibles trop présents, de refoulés et de non-dits. La recherche centrale de Georges Bataille à travers tous les thèmes abordés dans son œuvre, de l’érotisme à la guerre, est, nous disent César Birène et Christophe Dauphin, « l’homme ; l’homme dans son rapport au mal et dans son rapport au sacré ; l’érotisme et la mort, qui ont ceci de commun, qu’ils impliquent des états affectifs (angoisse ou extase) d’une grande violence. ».
Bataille veut penser « l’hétérogène », « tout ce qui est rebuté, réduit à rien, honni, vilipendé, ce qui dégoûte, ce qui répugne », un hétérogène qu’il sacralise et oppose à l’utile, l’efficace. On voit la dimension politique considérable de cette approche.
Il y a en permanence chez Georges Bataille une recherche d’axialité, une pensée verticale. Chez Georges Bataille, ce qui évoque un autre grand penseur, Nikos Kazantzaki, l’homme est étiré, parfois déchiré, brûlé parfois, entre un mouvement ascendant vers le divin, l’amour, et un mouvement descendant vers la souillure et la mort. Dans ce contexte de tension extrême, « l’érotisme est le nom même de l’expérience que l’homme peut faire du sacré indépendamment de la religion, la forme emblématique de l’expérience commune de l’excès ».
César Birène et Christophe Dauphin notent qu’il serait vain de classifier Georges Bataille comme de catégoriser son œuvre qui brouille les frontières et les limites pour mieux prendre l’expérience humaine comme une totalité, un continuum qui ne laisse rien de côté.
De 1937 à 1939, avec Roger Caillois et Michel Leiris, il fonde et anime le Collège de sociologie qui va étudier les manifestations du sacré dans l’existence sociale. Georges Bataille oppose la transgression, l’interdit, la gratuité, à l’utilité, la production, l’économie. Le fruit défendu se fait délice. Surtout, il libère de représentations étouffantes. Il y a quelque chose du renversement permanent chez Bataille, un renversement qui se nourrit de l’autonomie. La transgression a besoin de l’interdit pour que l’excessif soit libérateur.
Georges Bataille, parce qu’il saisit les mécanismes profonds de la violence, sera d’une grande lucidité sur les dérives fascistes. César Birène et Christophe Dauphin rappelle qu’« il montre notamment comment les fascismes parviennent à subjuguer des éléments épars et hétérogènes quand les démocraties, anesthésiées par la fable de leur développement serein, croient pouvoir les négliger ». Une observation très actuelle.
Il fondera dans les années 30 le mouvement Contre-attaque pour s’opposer à la montée du fascisme et analysera avec une grande pertinence, dans la revue de son autre mouvement éphémère, Acéphale, la récupération de Nietzsche orchestrée par le fascisme. « Bataille attaque violemment Elisabeth Foerster, la sœur (nazie) du philosophe (l’appelant Elisabeth Judas-Foerster). Il y rappelle une déclaration de Nietzsche (écrite en capitales) : « Ne fréquenter personne qui soit impliqué dans cette fumisterie effrontée des races ».
César Birène et Christophe Dauphin rendent compte de la vie agitée et florissante, en clair-obscur, de Georges Bataille, ses relations complexes avec André Breton et le surréalisme, ses alliances et ses ruptures et de la permanence de sa recherche car, à travers la multiplicité des écrits, des créations, des manifestations, des expériences, des excès, des inattendus, des rages aussi, la cohérence demeure dans le pressentiment d’une révolution de l’esprit qui restaure l’unité de l’être.
Ce dossier, hommage à Georges Bataille, est bienvenu dans un temps de crispation qui voit la pensée se rétrécir. La transgression, libre de toute utilité et de toute marchandisation, est tout autant nécessaire aujourd’hui que dans les années qui précédèrent l’avènement du nazisme. Les années 30 ont manqué de transgression comme nous en manquons aujourd’hui. Le message de Georges Bataille n’est pas contextué, il traverse les contextes comme les temps. Il n’est pas éternel, il est d’aujourd’hui."
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, mai 2014).
"La revue paraît deux fois par an et offre au lecteur beaucoup de découvertes et d’études fouillées. Le dossier principal de ce n° 37, copieux et bien documenté, est consacré à Georges Bataille, « aîné tutélaire » des HSE dès 1953, romancier et penseur à l’œuvre monumentale parmi les plus marquants du XXè siècle, mais qui n’eut pas la reconnaissance méritée de son vivant. César Birène et Christophe Dauphin en donnent une juste approche et mettent en évidence « son expérience limite » de la transgression et de l’excès, sa pensée riche et complexe, son lien avec le surréalisme. A lire dans l’abondant sommaire des textes de Mahmoud Darwich, Tristan Cabral, Julie Bataille, un choix de texte de René Crevel à (re)découvrir. Paul Farellier présente Annie Salager et Lionel Ray. La chronique d’Eric Sénécal revient pour une toujours aussi savoureuse et jubilatoire lecture. "
Marie-Josée CHRISTIEN ("Revues d'ici" in revue Spered Gouez n°20, octobre 2014).
"De nombreux articles ont, ces dernières années, souligné l’avenir incertain des revues littéraires : perte de lectorat, frais postaux devenus exorbitants, tendance de l’époque au repliement sur soi, concurrence du web, etc. La plus emblématique des revues littéraires françaises, la nrf (fondée en 1909), de mensuelle est devenue trimestrielle depuis son centenaire qui l’a quasiment tuée. Or les revues sont indispensables à la vie littéraire. Ces communautés vivantes (à propos de la nrf de Gide et de Paulhan, Auguste Anglès parle d’un « vrai collectivisme des esprits et des cœurs ») ont des rôles multiples : adoubement des jeunes écrivains, émergence de nouveaux talents, réévaluation de certains auteurs et, bien évidemment, publication de textes inédits divers dont le débouché n’est pas forcément le livre. Les revues ne vont pas mourir ; elles vont muer, abandonner la forme papier trop chère et trop encombrante pour des formes dématérialisées immédiatement accessibles. Voici une revue qui persiste dans son être de papier.
Créée à Avignon en 1953 par Jean Breton, la revue Les Hommes sans Épaules emprunte son curieux titre à un roman préhistorique de Rosny aîné, Le Félin géant, où l’on peut lire : les épaules de Zoûhr « retombaient si fort que les bras sembaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celles des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires. »
Le n°37 de la nouvelle série (la troisième) de ces « cahiers littéraires », dirigés désormais par Christophe Dauphin, propose un dossier consacré à Georges Bataille, « l’une des figures marquantes de la littérature du XXème siècle ». Il y a des raisons historiques, objectives, à cela : « Georges Bataille fut un aîné tutélaire et des plus attentifs des Hommes sans Épaules dès les débuts de la revue. » Lorsqu’il était bibliothécaire à Carpentras (1949-1951), Bataille se lia d’amitié avec Yves Breton (le père de Jean), notaire dans la cité papale.
Le dossier Bataille se compose d’une « introduction à l’expérience des limites » (Christophe Dauphin), d’une longue présentation de la vie et de l’œuvre de Bataille (« Georges Bataille et l’expérience des limites » de César Birène et Christophe Dauphin) et de textes de l’auteur célébré.
Face à l’œuvre « quasi mythique, monumentale » de Bataille, « dont on ne ressort pas indemne », ce dossier avoue sa modestie : « parlons d’approche, d’initiation ou d’introduction ». Bataille intimide car son projet est « le plus grand qui soit : mettre l’homme face à ce qu’il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce soit. » Après une introduction resserrée sur les notions batailliennes d’hétérogène, de sacrifice, d’érotisme, de transgression, montrant l’effort constant de Bataille de « ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc d’y faire entrer ce qui la perturbe, l’interrompt ou la révulse », l’étude de César Birène et Christophe Dauphin s’oriente vers une présentation chronologique de la vie et de l’œuvre de l’auteur de L’Érotisme. Fait rare : les deux présentateurs considèrent La Part maudite, ouvrage négligé voire décrié, comme un « livre d’une grande importance », qui « occupe une place centrale dans l’œuvre de Georges Bataille » et ils disent pourquoi. Modeste, cette présentation toujours claire occupe tout de même trente-deux pages de la revue.
Elle s’accompagne de trois poèmes extraits de L’Archangélique (1944) et de « La publication d’Un Cadavre », texte de 1951 que Bataille écrivit à la demande d’Yves Breton. Plus de vingt ans après la publication de ce pamphlet collectif contre André Breton, Bataille - qui en avait été la cheville ouvrière - revient sur le contexte et les conditions de sa mise en œuvre. Et il lâche cet aveu : « je hais ce pamphlet comme je hais les parties polémiques du Second Manifeste » du Surréalisme. En 51, il a fait la paix avec André et le dit à Yves (les deux Breton n’ont aucun lien de parenté entre eux). "
Christian LIMOUSIN (in lesrendezvousdulire-ecrire.blogspot.fr, 23 novembre 2014).
" Si ce numéro des HSE a le parfum de l'ailleurs, cet ailleurs n'est pas celui des jolis voyages: c'est Haïti sous la plume de Lyonel Trouillot, c'est la palestine dite par Mahmoud Darwich. et c'est le fumet puissant de Georges Bataille. D'ailleurs une large part de ce n°37 est sous la figure tutélaire de Bataille: qu'il s'agisse directement de lui, de son oeuvre (étude fouillée de César Birène et de Christophe Dauphin), de ses quelques textes reproduits ( dont, "Un Cadavre"), qu'il s'agisse des poèmes de Julie Bataille (sa fille): "mes yeux aspirent à la beauté de la famme arrachée", ou qu'il soit question de l'oeuvre brûlante de Gabrielle Wittkop (présentation de César Birène et de Gérard Paris): "il va fallait alors voir la Sainte-Vierge couchée sur le flanc, les yeux clos, la bouche entrouverte comme celle d'une morte, avec des filets de salive et de sang coulant sur l'oreiller, le sang lui jaillissait aussi du cul et du con : elle était bien blessée..." Plus paisibles et avec un bon nombre de pages : Lionel Ray: "Ces pauvres choses qui nous étaient / si proches...", Annie Salager : "Où j'aime tomber / mais dans / l'odeur des roses..." La wrence Ferlinghetti: "Poètes, sortez de vos placards...", le grec Nanos Valaoritis: "Chaque rocher est un côté de la question..." Je ne peux pas tout dire. chroniques, lectures poétiques."
Christian DEGOUTTE (in Verso n° 158, septembre 2014).