Joyce MANSOUR
L’œuvre de Joyce Mansour dérange ou intrigue autant que son personnage. Disons-le d’emblée, il est tout à fait sommaire, comme Hubert Nyssen l’affirma en son temps, de réduire Joyce Mansour à une égérie érotomane du surréalisme ou même à un Ange du bizarre. Il est plus juste de voir que l’insolence de son langage, la perversité de ses métaphores, l’obscénité de certaines images, les conflagrations illuminant ses dialogues, l’humour dévastateur de ses imprécations, mais aussi parfois un réalisme bouleversant, sont d’un poète qui défie le temps et la mort avec les seules armes dont il dispose. Dans sa préface aux Œuvres complètes, Paul Lombard ne dit pas autre chose, en affirmant que Joyce Mansour échappe aux codes, aux schémas imposés par la littérature et la société. Méprisant la notion de « l’art pour l’art », elle incarne, de la façon la plus naturelle, la plus nécessaire, cette « liberté du désir » prônée par André Breton, pour trouver sa voie, sa voix : Tu aimes coucher dans notre lit défait. - Nos sueurs anciennes ne te dégoûtent pas. - Nos cris qui résonnent dans la chambre sombre - Tout ceci exalte ton corps affamé. - Ton laid visage s’illumine enfin - Car nos désirs d’hier sont les rêves de demain.
Joyce Mansour (Patricia Adès de son vrai nom) naît le 25 juillet 1928, à Bowden (Grande-Bretagne). Ses parents sont de nationalité britannique et de confession juive. Ils appartiennent à la haute société égyptienne et résident au Caire. La jeune Joyce reçoit une éducation bourgeoise. Le premier séisme intervient en 1944. Sa mère, Nelly Adia Adès, décède des suites d’un cancer. La mort traverse sa vie pour la première fois et ne la quittera plus, jusqu'à l’obsession. Trois ans plus tard, Joyce Adès rencontre Henri Naggar, qu’elle épouse en mai 1947. Son jeune mari est foudroyé par un cancer en octobre 1947. Deuxième séisme. Joyce se replie sur sa douleur. C’est à cette époque qu’elle naît à la poésie, pour exprimer et/ou contrer sa douleur. Un an plus tard, elle fait la rencontre de Samir Mansour, un homme d’affaires Franco-Égyptien des plus avisés, qui devient son deuxième mari. Dès lors, britannique de naissance, Joyce Mansour va apprendre et écrire en français. Nous sommes en 1949.
C’est au cours d’une réception en Egypte, que Joyce Mansour se lie d’amitié avec Marie Cavadia. Cette dernière, femme d’un ministre égyptien, anime le principal salon du Caire, et a ouvert sa porte au mouvement surréaliste « Art et Liberté » fondé en 1938 par le poète Georges Henein, Ramsès Younane et Fouad Kamel. Henein ne tarde pas à apprécier la poésie comme la personnalité de Joyce Mansour, qui « donne voix à ses réflexes. Nous sommes ici dans le domaine de la parole immédiate qui prolonge le corps sans solution de continuité. A chaque organe son verbe comme une poussée de sève, comme une flaque de sang. » Georges Henein est le personnage central du salon et de l’avant-garde artistique du Caire. Il vient de rompre avec les surréalistes français, qui peinent selon lui à retrouver leur vitalité d’avant-guerre. « N’êtes-vous pas frappé de constater que ce qui a maintenu le surréalisme depuis la fin de la guerre, ce sont les actes et les œuvres individuels, tandis que tout ce qui tendait à l’expression collective aboutissait au plus cruel échec, quand il ne minait pas l’édifice patiemment élevé ? », (in Lettre à André Breton, du 26 juillet 1948). C’est néanmoins Henein, dont la rencontre est décisive, qui va révéler le surréalisme à Mansour. Mais c’est de France que vient l’aide attendue.
Joyce Mansour publie Cris, son premier recueil, grâce à Georges Hugnet. Humour noir, automatisme lapidaire, poèmes visionnaires, vers hachés et cinglants, images foudroyantes et hallucinatoires, une parole prend forme dans l’angoisse, car la douleur semble transformer le monde en une cacophonie générale. C’est ainsi que débute le mythe de l’étrange demoiselle, cette merveilleuse et ténébreuse beauté orientale, pleine d’humour, érudite et amicale, qui déteste la banalité et fume le cigare (mon onzième doigt), dont les boîtes recyclées lui servent de rangement pour sa correspondance et ses vers, et dont les feuilles de protection en bois servent de support au poème.
Après la crise du canal de Suez, les Mansour s’installent à Paris. Dès lors, Joyce Mansour va collaborer aux publications, aux activités surréalistes, et devenir une familière d’André Breton.
En 1984, Joyce Mansour apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, maladie dont elle a la hantise, et qui l’emporte à son tour le 27 août 1986.
Défi lancé à la raison, l’itinéraire de Joyce Mansour retrace la recherche d’une parole entre rêve et réel et d’un univers propres entre mort et vie, Occident et Orient : Déplace ton regard – Dépouille mon bas-ventre de sa bête ô désespoir – Ta langue divise mon cœur – Tel le serpent le rocher. Mansour intériorise l’univers surréaliste et le fait sien pour ensuite crier la blessure d’un monde intérieur ravagé par l’angoisse, le tourment et la mort, comme en témoigne les titres de ses premiers livres : Cris (1954), Déchirures (1955) ou Rapaces (1960) : L’œil bascule dans la nuit au moment du trépas – Ô la blanche fulgurante folie des ailes qu’on ne connaît pas. Il y a bien ici un rejet de l’horrible sort réservé à l’être humain, et qui affecte autant l’homme que la femme, « ces deux sacs de mortalité » : Nous vivions rivés aux plus basses profondeurs de la nuit - Nos peaux séchées par la fumée des passions - Nous tournions autour du pôle lucide de l’insomnie - Jumelés par l’angoisse séparés par l’extase - Vivant notre mort dans le goulot de la tombe.
On a reproché au poète la violence de ses images, mais ce n’est pas seulement l’érotisme ou l’onirisme mansourien qui sont placés sous le signe de la violence, de l’affrontement, mais la vie elle-même : « Le sexe ressemble beaucoup à la guerre ». Tout chez Mansour, qui est également dotée d’un humour hors-norme, nous renvoie à notre condition d’être périssable. Aussi la femme est-elle l’objet d’une haine ambiguë qui découle d’un processus d’autodestruction : mère, sœur ou rivale, double-ennemie en tous cas : Tes rides tes seins ballants ton air affamé - Ta vieillesse contre mon corps tendu - Ta honte devant mes yeux qui savent tout - Tes robes qui sentent ton corps pourri. - Tout ceci me venge enfin - Des hommes qui n’ont pas voulu de moi. La femme, au sein de cette œuvre, apparaît comme un être pervers et sournois, profondément sadomasochiste, que menacent malformations et putréfactions: Malgré moi ma charogne fanatise avec ton vieux sexe débusqué – Qui dort.
Quant à l’œuvre en prose, elle s’est élaborée parallèlement aux recueils de poèmes, et ne fait que prolonger, en les développant, les grands thèmes, les obsessions de l’étrange demoiselle : l’érotisme, le rêve, la mort, la maladie, l’humour, le fantastique, le merveilleux, le sexe, l’humain. Avec Joyce Mansour, a écrit Marie-Laure Missir (sa biographe passionnée), les frontières entre la poésie et la prose sont brouillées. Seule compte la matière mentale, l’imagination coupe les amarres du fil conducteur en refusant la logique de partie d’échec du romanesque. Les contes de Mansour incarnent bien cette descente prodigieuse de l’être dans l’être, « l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, une promenade perpétuelle en pleine zone interdite », comme l’a écrit André Breton. On a pu rapprocher Jules César (Seghers, 1958) d’Histoire d’Ô, à plusieurs reprises. André Breton, lui-même, conférera aux Gisants satisfaits (Pauvert, 1958), l’honneur de représenter Le jardin des délices de ce siècle.
Signalons un aspect qui reste relativement méconnu. A savoir que Joyce Mansour fut, sa vie durant, une ardente collectionneuse d’objets océaniens et de tableaux de ses amis surréalistes. « Les poèmes de Joyce sont des tableaux peints avec des mots et un lien charnel unit la femme aux artistes », écrit Marie-Francine Mansour. C’est ce que nous avons mis en évidence, en publiant (in Les Homme sans Epaules n°19, 2005), un copieux dossier, présenté par Marie-Laure Missir : « Joyce Mansour, tubéreuse enfant du conte oriental », avec un choix de poèmes et de textes inédits. A cette occasion, l’équipe de notre revue, Les Homme sans Epaules, avait organisé à la Librairie-Galerie Racine avec Marie-Laure Missir et avec le soutien de Cyrille Mansour, une exposition des manuscrits et des « objets méchants » de Joyce Mansour.
Mais l’évènement le plus important est assurément la très belle exposition, Joyce Mansour, poétesse et collectionneuse, organisée au Musée du Quai Branly, du 18 novembre 2014 au 1er février 2015. Quand elle n’écrivait pas, ne parcourait pas les marchés aux puces et les galeries en compagnie d’André Breton ; Joyce Mansour, à son instar, fabriquait des objets à fonctionnement symbolique. Clous, punaises, débris variés, fils de fer : avec ces matériaux pauvres, elle composait de petits reliquaires. Une vingtaine d’objets qui composent un petit théâtre du merveilleux et de la cruauté et qui sont le reflet de ses angoisses. Chez elle, ils trouvaient place dans ses bibliothèques ou sur le plancher, parmi ses livres, ceux de ses amis et les pièces précieuses de sa collection. Elle ne se voulait ni sculpteur, ni peintre au sens professionnel des mots, mais, selon le principe surréaliste de l’automatisme inconscient de la création, elle composait pour elle-même ces assemblages inquiétants et fragiles. La part la plus remarquable de sa collection personnelle, qu’elle a réuni avec Samir, son mari, et la complicité de Breton, vient de loin : de Nouvelle Bretagne et Nouvelle-Guinée, essentiellement. Uli, malangans et statues peuplèrent son appartement, comem pour célébrer un art magique chargé de symboles dont la puissance expressive et les inventions formelles font écho à la nature même et à la singularité de poésie de Joyce Mansour. En présentant quelques-unes des œuvres avec lesquelles elle a vécu, l’exposition du Musée du Quai Branly a rappelé qu’écrire et collectionner étaient, pour elle, deux manières inséparables de créer et donc de vivre.
Déchirée entre l’amour et la mort, l’œuvre de Joyce Mansour est une éruption volcanique du langage même : Il n’est pas de bonheur plus voluptueux - Qu’en cette pénétration de soi - Par tous les orifices de l’imaginaire - De l’anus grignotant - A la petite bouche de cire - L’homme qui s’est fait femme dans le charnier de son œuvre.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Épaules).
Les Oeuvres complètes de Joyce Mansour (in recoursaupoeme.fr), par Christophe Dauphin.
Œuvres de Joyce Mansour :
Poésie
Cris, Éd. Seghers, Paris, 1953
Déchirures, Éd. de Minuit, Paris, 1955
Rapaces, Éd. Seghers, Paris, 1960
Carré blanc, Le Soleil Noir, Paris, 1966
Les Damnations, Éd. Visat, Paris, 1967
Phallus et momies, Éd. Daily Bul, 1969
Astres et désastres, London Art Gallery, 1969
Anvil Flowers, Art édition Fratelli Pozzo, 1970
Prédelle Alechinsky à la ligne, Weber-galerie de France 1973
Pandemonium, La Nueva Foglio, 1976
Faire signe au machiniste, Soleil Noir, 1977
Sens interdits, Bernard Letu, 1979
Le Grand Jamais, Aimé Maeght, 1981
Jasmin d'hiver Fata Morgana, 1982
Flammes immobiles, Fata Morgana, 1985
Trous noirs, Pierre d'Alun, 1986
Prose
Les Gisants satisfaits, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1958
Jules César, Éd. Pierre Seghers, Paris, 1958
Le Bleu des fonds, Le Soleil Noir, Paris, 1968 (théâtre). Pièce créée à Paris en avril 1967 dans une mise en scène d'Yves Gerbaulet.
Ça, Le Soleil Noir, Paris, 1970
Histoires nocives, Gallimard, Paris, 1973. Nouvelle parution aux Éditions Les Perséides, coll. "La Lune attique", Rennes, 2005
Prose et poésie, œuvre complète, Actes Sud, Paris, 1991.
Oeuvres complètes, prose et poésie, Michel de Maule, 2014.
A consulter:
Marie-Francine Mansour : Une vie surréaliste, Joyce Mansour complice d'André Breton, éd. France-Empire, 2014
Marie-Laure Missir: Joyce Mansour, une étrange demoiselle, éd. Jean-Michel Place, 2005.