Jocelyne CURTIL

Jocelyne CURTIL



Jocelyne Curtil, née en juin 1935, à Rousson (Yonne), a été enseignante jusqu’en 1971. Elle a vécu à Nouméa en Nouvelle-Calédonie « Îles hilotes – la mer boucle bouclée – gratte sa langue au râtelier du récif »), puis en Inde dans différents ashrams, ainsi qu’au Japon, avant, professeur diplômé de yoga, de revenir vivre en Bourgogne.

Poète, dès son premier livre, Le Soleil sous la peau, dont Raymond Queneau célèbre « les poèmes pleins d’alacrité, d’allégresse et d’énergie » ; Jocelyne Curtil a, comme l’a écrit Jean Breton, mélangé l’érotisme d’amour à la réalité germinative de la terre, non sans taillader d’humour son poème, afin qu’il reste respirable. Le ton est donné. « J’ai le droit à la terre », clame le poète. Il s’agit d’un manifeste. La terre qu’on irrigue est la vision centrale de cette vie au cœur de la nature que la ville nous refuse.

Pour Jocelyne Curtil, la poésie a toujours participé de la même obsession : se découvrir et découvrir le monde à travers un langage particulier : « Ce langage particulier est d’autant plus occulté qu’il est plus urgent en ces temps d’explosions technocratique. Que l’ensemble de l’humanité ouvre les yeux sur la trame poétique du monde (la recherche fondamentale en physique et biologie commence à la révéler timidement) et aucune société dite évoluée ne résiste à une telle vérité… La poésie est révolutionnaire car espace de liberté, émergence d’une conscience. Elle dérange, ses autoroutes sont verticales, ses armes à retardement… La poésie ne se laisse-t-elle appréhender qu’en s’incarnant, en se limitant, en revêtant la « tunique de peau » toujours participant des mystères de l’Essence et de l’ambiguïté de l’existence ? Poésie ? Parole (quelquefois torturée) tournant autour du silence, quêteuse de vérité, tout en n’étant, comme le dit Baudelaire, « complètement vraie que dans un autre monde ». »

L’osmose avec la nature s’opère, chez Curtil, par les pieds et le ventre. Elle nous contient et nous la contenons. Elle est forte et sauvage, elle est libre. On a rarement vu une communion cosmique poussée à ce point. Il y a chez Jocelyne Curtil de nombreux thèmes de révolte, d’« engagement », mais il faut savoir les tirer de leur gangue. Le poète se dresse contre « les classes mâchées par les verrous », contre les humiliations et les guerres, contre les centrales nucléaires et la destruction de la planète, et, très subtilement, contre la dépendance de la femme, dans un monde dominé par le patriarcat. Notons aussi une virulente satire de la morale : « à mes enfants – que j’aime tant – de n’être pas nés. »

Jocelyne Curtil n’a pas été en vain l’amie de la chère et grande Thérèse Plantier, qui a entrepris, comme l’écrit Jocelyne elle-même, une étude critique du  discours des hommes dans différents domaines : philosophie, anthropologie, ethnologie, sociologie… et se penche sur les revendications féministes, pour édifier sa philosophie : le « fémonisme intégral », qu’elle mettra en œuvre dans Le Discours du Mâle (Anthropos, 1980), mais également dans ses poèmes, qui se voudront défense et illustration d’un langage spécifiquement « fémonin » : « Il faut sans équivoque se servir, par l’art littéraire, de la femme, écrit Plantier, afin de contrer l’homme…Vieillards obscènes depuis Adam, les mots se sont usés, déjetés, « escagassés », comme dirait le provençal. Que l’on pousse leurs chaises roulantes à travers la prose, ou à travers la poésie, c’est du pareil au même. » Du langage, instrument de l’asservissement des femmes, Plantier fera un instrument de libération. Jocelyne Curtil de même, à sa manière.

Jocelyne Curtil, ne cesse, dans son œuvre poétique, d’approcher la « réalité globale à partir d’un signe dérisoire : un arbre, une goutte d’eau. » Si l’impertinence et la sensualité des premiers poèmes sont moins visibles, la vivacité, une crédulité très onirique (le rêve reste l’action du poète), une façon d’habiter le végétal par un simple regard jalonnent une marche « jusqu’à l’impossible transparence ». Jocelyne Curtil nous dit : « Un poème est une dynamique (dynamite souhaitable), il fonctionne par système d’engrenages, cordes et poulies invisibles comme… la respiration, la germination, la mer et les courants d’air. Pas facile d’apprécier un poème si ce n’est au nombre et à la profondeur des harmoniques qu’il développe. »

La mélancolie humaine, malgré l’amour, se glisse avec ses soucis sous les écorces des poèmes. En vérité, que ce soit en Océanie ou dans son Yonne natale, qui est aussi celle de Guy Chambelland, Jocelyne Curtil nous prouve que la lumière n’est qu’intérieure, « souterraine ». La lumière a décidé que nous sommes de la même matière que ces paysages, que ces animaux qui se déguisent avec les couleurs du jour

Jocelyne Curtil est ancrée dans la terre du cœur, où le désir pénètre en orage fertilisant. L’instinct est lumière comme l’instant, et le cosmos le vrai complice de nos rêves. Jocelyne Curtil possède le don de l’image, de la fantaisie lyrique, le goût profond, indispensable de la Nature, ainsi qu’une générosité certaine. Guy Chambelland ajoute : « L’image pailletante… est un précipité d’expérience qui parle plus vite et plus profond, plus juste, à la conscience poétique qu’une analyse. Chez Jocelyne Curtil, elle permet tout, sans que, merveilleuse astuce, le poète ait à répondre de rien à quiconque : l’expérience érotique, l’existence misérable, voire ratée ; lourde de sensualité, elle est néanmoins toute légère d’humour. »

Homme sans Épaules, ou plutôt Femme sans Épaules, Jocelyne Curtil est pleinement poète de la Poésie pour vivre, poète de l’émotion ; notre aînée, notre amie. Elle a notamment signé un dossier important, avec Alice Colanis, « Écritures de femmes », (in Les HSE n°8, 2ème série, 1993). Elle a également été présentée (par Jean Breton) dans Les HSE n°6 (3ème série, 1999), comme « Porteur de Feu ».

Jocelyne Curtil certes discrète, simple et humble, mais intransigeante, est et demeure l’une des voix marquantes de la poésie contemporaine. Henri Rode, l’un des Hommes sans Épaules les plus exigeants, n’a pas écrit en vain : « Les poèmes de Jocelyne Curtil sont très bons. Il n’y a surtout aucune complaisance bas-bleu. Ce n’est pas du tout le rendez-vous des anges et du frou-frou. Il y a une identification d’elle et du cosmos des plus intéressantes avec, à fleur des choses, objets, herbe, soleil – un petit liseré de sang qui en dit long sur beaucoup de souffrances gonflant son vocabulaire. »

Jocelyne Curtil est décédée à Sens, le mardi 27 juin 2017. Elle avait écrit : « L’oiseau – qui m’apporte le ciel – une forêt – saigne encore – dans ses ailes », ou encore : « Quel poison a figé les veines de la pierre ? – Dans l’eau dure – et confuse - je suis ce galet – qui cherche la Source. »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À lire : Le Soleil sous la peau (éd. Chambelland, 1967), Visages pour un lépreux (éd. Chambelland, 1970), L’Herbe du puits (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974), Le Point de non-retour (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1975), Paroles du matin clair (L’École des loisirs, 1977), Lumière oblige (éd. Chambelland, 1988), Les Vitamines du ciel (éd. Librairie-Galerie Racine, 2001), Sous le roc, le miel (éd. Librairie-Galerie Racine, 2012).

  

Chevillée à l’arbre

j’apprivoise

je compte les pôles de ton corps

entêté contre la mort.

 

La nuit

est notre seul lien d’étoiles

entrecroisées jusqu’au désespoir.

 

Je veux

rajeunies cambrées comme des astres

que luisent les gerbes dans les fourches.

 

À bout de bras quelle audace !

 

La paille entre les dents

je traque les sources les musaraignes

et leur bonne odeur des bois.

 

 

 

J’ai vingt ans.

Le soleil m’a mise dans son sac

je suis la première à sucer

les chemins comme des poires blettes.

Arrive le plus doux et le plus sauvage

il m’habille d’un boa silencieux

aux yeux de plomb.

Il m’enracine

debout

cendrier incandescent

percée de flèches et de fleurs.

 

 

Il n’est plus temps de sortir

de rester là

de lire l’horloge

de recharger le ciel sur son épaule.

Il n’est plus temps de prêter la cigale à la nuit

de faire la cuisine

comme un cœur de salade.

Il ne reviendra plus.

La charrue près de lui

ouvre ses cuisses d’oiseau.

La mort fond dans nos doigts.

 

 

Jocelyne CURTIL

 

(Poèmes extraits de Le Soleil sous la peau. © Les Hommes sans Épaules).

 

 

 

Quel poison a figé les veines de la pierre ?

Dans l’eau dure

et confuse

je suis galet

qui cherche la Source.

 

 

 

Quand la mer montera l’escalier

pour découper tes épaules

suffira-t-il d’un regard

sans peur

pour qu’à tes rives sensibles

s’apaise la vague ?

 

Jocelyne CURTIL

(Poèmes extraits de Le Point de non-retour. © Les Hommes sans Épaules).

 

 

 

 

 

                                    Corps

d’usine acidulée

   de trappes et d’arpèges

      de lits jumeaux

                peints par les tourterelles

    de pierraille et de mousse

       de fange   de limon

bien plus vieux que la mer

         printemps dans sa cour

sablier qu’on retourne

          quand le soir se promène

cagoule de suie de soie

           symphonie de neige

ami de peu de temps

            nous jouerons du pipeau

            sur l’axe de la terre :

   Spectre des résonnances.

 

 

 

 

DEPOSSESSION

 

En son manteau de peau

par les chemins d’automne

conflits

de pluie gros sel

et de soleils mâchés

au-delà de l’école

où l’enfant colorie tous les légumes-phares

de nos grandes traversées

            « Paître, dit-elle,

         c’est polir un miroir

avec l’astrakan des lichens

l’onagre jaune de nymphe

         un jet de corbeaux

brouillant tous les alphabets

l’échassier en collant lamé

où funambule du trois mille volts

         l’orphelinat entier des maïs

la clématite en sa nuageuse layette

                Paître, dit-elle,

         En son manteau de feuilles

n’est pas besogne de ruminant

                        mais

                joie crue de l’œuf

que le Roi du paysage a pondu. »

 

 

 

                                               À Guy

 

Pouvait-on croire

que la nuit cheminerait si vite

en ta barbe hugolienne ?

A midi

quand l’arbre vint s’offrir à ton regard voilé

(quelle musique à sa hanche se balançait ?)

tu meurs ami

écartant toute main fiancée.

            Serait-il l’heure

            d’être l’oiseau

            du jardin ouvert

            sur les habits du sacre ?

L’oiseau-barde

messager de toutes métamorphoses

et de donner la fête

aux boutures d’âme

ramant vers l’ineffable ?

Pur honneur

d’offrir un verre   au dieu tonnerre

et de marcher

seigneur

sous les vignes cerisières.

 

  

Jocelyne CURTIL

(Poèmes extraits de Les vitamines du ciel, © éd. Librairie-Galerie Racine, 2001).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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Jocelyne CURTIL, Yves MARTIN, José MILLAS-MARTIN n° 6

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