Louis ARAGON
Poète, romancier, journaliste, communiste et dandy, Louis Aragon (1897-1982) fut de toutes les aventures littéraires et politiques du siècle. Son œuvre, comme lui-même, est hantée par toutes les questions qui survivent à leurs réponses. Où est le véritable amour, et comment faire jamais face à l’infini du désir ? À quelles fins l’art peut-il servir ? Les histoires ou l’Histoire ne sont-elles que bruit et fureur ? Quelle est cette chose insaisissable qu’on appelle « monde réel » ? Et, surtout, tant le risque de trahison est intime, « Quel est celui qu’on prend pour moi » ?
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10 janvier 1944 : Il y a quelques mois je désespérais de fixer jamais les quelques traits de ma première rencontre avec Louis Aragon. Ce souvenir m’était ensemble trop cuisant et trop proche. Il était aussi inquiétant. J’étais en ce moment suffisamment naïf aux Lettres pour me surprendre à quelques apparences du monde littéraire dont j’ai pris parti aujourd’hui. Je n’avais pas lu Aragon en 41. J’en avais entendu parler. A la conscience inquiète des mois qui suivirent la débâcle, il apportait des accents tout ensemble tendres et insoumis. Je ne le savais que par ouï dire. Depuis le début de la guerre je ne lisais qu’à peine les revues et m’étais enfermé dans le roman. Frans Masereel, peintre déjà connu, à qui j’avais donné deux manuscrits, s’était fait fort de me présenter à Aragon. Il m’en parlait comme d’un ami, avec une nuance de respect. « Surtout, ne vous laissez pas intimider par son apparence. Il vous étonnera, soyez simple devant lui. » Je ne sais à combien de jours remontait le séjour d’Aragon chez Pierre Seghers qui habitait alors les Angles. Jamais sans Masereel je n’aurais osé aller trouver Seghers ou Aragon. J’avais accepté que le peintre donnât à ce dernier mes romans à lire, je redoutais le résultat.
Nous étions en été et c’est à six heures, je crois, que ma mère et moi prîmes l’autobus qui devait nous laisser au bout du pont d’Avignon. Les Masereel nous accompagnaient. Mon beau-père, qui avait organisé un dîner à l’auberge des Angles, devait nous rejoindre plus tard en motocyclette. L’accueil d’Elsa Triolet et Seghers fut charmant. Je remarquai les jambes fragiles et blanches d’Elsa qui étaient nues, ses socquettes, et Seghers m’apparut jeune. Je tremblais, ne sachant comment m’asseoir.
Enfin Aragon parut. Il portait un pantalon marron, une chemise bleue et une veste de laine blanche. Il ne semblait pas marcher, mais avancer par une sorte de reptation dansante. Il avait le teint mat sans défaut, les yeux gris-bleu, les cheveux ondés où le gris et le blanc se mêlaient d’une manière étincelante, des dents délicieuses. Il devait me dépasser d’une dizaine de centimètres. Comme il m’arrive en de telles circonstances (je veux dire lorsque je suis présenté à des gens que je juge fort au-dessus de moi, et ce n’est pas seulement une question de taille), je ne comptais que sur mon apparence pour plaire…
Aragon me dit : - « Je finis à peine de lire votre roman ». Il était debout, semblant jongler. Il tenait du tennisman par la mise et du spirituel petit-maître par la promptitude des réparties. Sa voix claire articulait impitoyablement les mots. Il s’agissait du Chariot de Jeunesse. Aragon devait se défier d’être trop élogieux, mais je compris aussitôt que cette lecture lui avait plu, lui, disait-il, qui était incapable d’aller jusqu’au bout d’un manuscrit. Il me laissait entendre flatteusement que, vu sa situation, son travail, il était tout de même significatif qu’il eût achevé le mien. Mais avant même qu’Aragon me dit ces mots, il avait parcouru une lettre de Gillet que lui avait tendue Masereel et donné cette appréciation : pas mal pour un académicien.
Mon beau-père arrivé, vous savez l’animation qu’il jette, ce fut en nous dirigeant vers l’auberge qu’Aragon continua à m’entretenir de mon roman. Je crois que les personnages l’intéressaient surtout car, en voyant ma mère et mon beau-père, il dit : Voici Elise et voici Edouard. J’étais confus. Je n’ai voulu peindre ni maman ni mon beau-père dans le Chariot mais cet aperçu m’apparut original, un peu impertinent. Aragon reprochait au roman les conversations trop guindées, un manque de simplicité dans la forme. Il était cependant persuadé que le livre devait paraître et me promit d’écrire rapidement à l’éditeur D., (note : il s’agit de Denoël). Il ajouta que l’appréciation d’Elsa compterait pour beaucoup. D. savait qu’il s’engoue facilement. Le jugement d’Elsa produirait l’effet du rare.
La table était sur la terrasse. On voyait la vallée jusqu’au Rhône et au-delà. Aragon m’avait dit : « Interrogez ma femme, elle vous parlera du Chariot mieux que moi. » Je m’assis donc en face d’Elsa dans l’appui. Elle a des prunelles claires, un visage fin et fané, des bandeaux blonds sans éclat. On le dirait usée, non point trop atteinte car elle s’éveille brusquement. Son accent roule d’une façon appliquée et agréable. Je lui donnais quarante-cinq ans. Elsa me dit être enthousiasmée par le personnage d’Elise (« elle est magnifique », dit-elle) et me reproche aussi les dialogues : - « Mais rassurez-vous. Tenez, que je vous confie un secret : c’est moi qui ai revu tous les dialogues des Cloches de Bâle ». Etait-ce possible ? Je faisais le naïf. Elle me dit aussi d’un ton entendu : « Vous devez aimer les femmes, vous en parlez très bien. »
Elsa n’aimait pas Gide, qu’elle jugeait retors. Aragon au cours du repas essaya de me trouver des influences. Il conclut : « Proust. Des propos s’échangeaient autour de la table que je pénétrais avec peine : on parlait guerre, mon beau-père contait ses aventures de poilu. Aragon brillait avec familiarité. J’étais assis entre Mme Masereel et Elsa. En face était un ami de Masereel, R., qui était venu se joindre à nous, un Russe qui parlait à Elsa dans sa langue natale. Ils remuaient des souvenirs sur Paris. Elsa me confia ses préférences politiques et à propos de son art : « L’orthographe me manque terriblement, mais le mari et l’intention y sont. C’est surtout les accents qui me font défaut, mais l’accent majuscule je le garde. » Elle écrivit cela dans mon carnet et encore : « Lioubov na mazi. » Je crois que ça veut dire : ça va l’amour.
Nous étions tous en confiance, la soirée était splendide et si médiocre le repas, fort honorables les vins. Nous jetâmes des pièces de dix francs dans le vide. Je crois qu’au bout de deux heures Aragon seul, dont la voix serrée perçait les autres, gardait sa lucidité.
Nous revînmes par le dédale des ruelles chez Seghers. La nuit de juin était d’une douceur extrême mais nous nous cherchions à travers le noir. Je n’ai pas compris pourquoi les étoiles n’éclairaient pas ce soir-là. Aragon était à mon côté et, dans la vapeur de l’ivresse commençante, j’en étais très fier. Je sentais pourtant autour de moi la présence d’un ennemi indéfinissable et disons-le de la mort. Je ne sais comment l’idée de la mort s’était mise dans ma tête ; à peine arrivé dans le jardin de Seghers je sanglotai éperdument. Je pense aujourd’hui que l’imagination des succès futurs que me promettait Aragon et la conscience de l’inanité de toute chose terrestre me frappaient d’alternances inadmissibles. Je n’arrivais à bout de ma joie que par la détresse, c’était comme une bête à tuer. J’étais devenu le réceptacle d’une symphonie discordante, belle et désolée tour à tour. Je croyais que c’était déjà arrivé et je refaisais en quelque sorte le chemin à rebours depuis cette soirée. J’aurais voulu qu’elle ne finît pas.
Une sympathie déchirante, à peine voilée d’un soupçon de défiance, m’attirait vers Aragon dont les bras m’entouraient. Je ne doutais pas dans l’ivresse que nous fussions définitivement amis. Je n’étais pas à la lettre si jeune que je paraissais, mais les vins m’avaient mis dans un état second plein de correspondances, de besoin d’humanité.
Détail atroce, je me mis à vomir. J’inondai le pantalon d’Aragon. Il fut parfait, sans répulsion. Elsa étant allée me préparer une infusion (en fin de compte elle ne parvint pas à la faire), je restai seul avec Louis. On entendait les autres chanter des airs de caserne ; leurs silhouettes passaient à travers les fenêtres. J’étais vraiment dans un état pitoyable, je grelottais, me figurais voir le ciel à la place de la terre et balbutiais des mots qui n’avaient de suite que pour Aragon et moi. Il passait ses mains fines dans mes cheveux.
Tant d’attention me divinisait. Elle m’était douce et cruelle. Je voulus marcher. Aragon m’entraîna dans l’ombre et, je ne sais si ce fut à cause d’un accident de terrain, nos lèvres se joignirent. Notre baiser fut très long. Nos bouches n’étaient pas fraîches, un peu râpées. Je me repris quelque peu en lui disant que je voulais lire les Voyageurs de l’Impériale, roman point édité encore, mais dont j’avais vu les épreuves chez Seghers. Il me dit : « Vous n’avez qu’à les emporter », ou quelque chose d’approchant. Cependant il semblait soucieux de m’attirer dans une remise qui s’ouvrait près du portail d’entrée. Nous nous y coulâmes. Je n’avais plus qu’une conscience désordonnée. Je n’étais rien moins qu’excité. Pour moi le monde n’avait plus d’odeur. Je roulai à terre, me relevai. Aragon m’ayant promptement déboutonné ne trouva à son service qu’un sexe au repos. J’étais en poésie et seuls ses baisers m’avaient véritablement plu. Ce fut Elsa qui, nous ayant appelés sans succès, nous découvrit dans cette ombre. Elle roulait : « Louis ! » ; Aragon sut très habilement donner le change, adresse que mon ébriété m’épargnait. Je ne soupçonnai sa femme lucide que par la suite. Il a dû m’accuser…
Le lendemain, dès sept heures, je prenais le train pour Cannes avec maman. Nous devions y passer nos vacances. L’espoir était en moi, nous montâmes en première. Je lus sur la plage les Beaux Quartiers qui me plurent beaucoup…. Je mis huit jours à lire les Beaux Quartiers. Ce livre tient de l’Education sentimentale… Livre hybride, d’une extraordinaire envolée mais dont les plus belles parties elles-mêmes semblent jetées inachevées. Il y manque un personnage central. Cela me donne l’impression d’une botte d’œillets pourpre dans la boue. D’une invention prodigieuse, il y manque l’harmonie.
Ce livre est pareil à une ville ténébreuse qui contient de beaux jardins mais dont la périphérie s’évade de travers. Où Aragon gagne, c’est dans un jeu d’épisodes compliqués et subtils où soudain se dénonce une destinée, avec des trouvailles… Ce n’était pas l’écrivain que j’aimais en lui. C’eût été déprimant d’imaginer toute son œuvre dans sa tête… Que pensait-il de ma conduite, Le dégoûtais-je ? Je voyais le jardin de Seghers souillé par mes débordements.
J’écrivis à Louis une longue lettre appliquée où je me mettais maladroitement entre ses mains. Je la regrettai dès que jetée dans la boîte. Cette lettre était trop humble. Il me le reprocha dès mon retour : d’abord il ne faut jamais dire aux gens que vous comptez sur eux. Je lui avais téléphoné la veille et il m’avait donné rendez-vous dans un café place de la Préfecture. Il ne fumait pas, buvait du jus de fruit. On l’eût dit soucieux de se préserver, je méprisais cela. Je lui apportais quelques pages qu’il daigna parcourir mais qu’il critiqua assez cruellement. Je ne lui apportais pas grand-chose : un regard qui se voulait confiant. Aragon m’entraîna dans une épicerie puis chez la blanchisseuse ; il y prit des cols. Comme il voulait acheter des biscottes pour Elsa (ou lui) je lui proposai des tickets de pain qu’il refusa. Je ne savais comment lui plaire ; j’aurais dû me montrer plus orgueilleux. Il me disait : « Quel drôle de petit garçon vous faites ». Je fumais sans arrêt. J’étais à bout, affreusement désenchanté. J’avais peine à suivre ses grandes enjambées. Nous étions place Crillon et entrâmes dans un bistrot. Aragon me regarda avec une sorte de regret et me dit : « Vous êtes jeune. Je ne le suis plus tellement. A mon âge on commence à être ossifié. » Il était pâle sous le hale. Involontairement porté aux aveux, il continua : « Voyez-vous, j’ai ma femme. Un grand écrivain à qui il arrive une mésaventure dérisoire : être obligé d’écrire une langue qui n’est pas la sienne. » Je ne l’écoutais qu’à peine : c’est ici pourtant que j’eusse dû mieux prêter l’oreille. Il allait prendre son car, je le sentais, je lui dis : "Vous êtes si loin de moi. Il y a un fleuve qui me sépare des autres." Il me répond : "On peut toujours jeter une passerelle." Il souriait.
A lire :
Œuvres poétique complètes, deux volumes (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007) :
Volume 1 : Feu de joie - Traductions et textes épars (1917-1922) - Une vague de rêves - Le Mouvement perpétuel - Le Paysan de Paris - Écritures automatiques - La Chasse au Snark - La Grande Gaîté - Textes épars (1924-1930) - Persécuté persécuteur - Aux enfants rouges - Hourra l'Oural - La Naissance de la Paix - Traductions et textes épars (1932-1938) - Le Crève-cœur - Les Yeux d'Elsa - Brocéliande - En étrange pays dans mon pays lui-même - Le Musée Grévin - La Diane française - Cinq sonnets de Pétrarque - Le Nouveau Crève-cœur - Mes caravanes et autres poèmes - Traductions et textes épars (1943-1954).
Volume 2 : Les Yeux et la Mémoire - Le Roman inachevé - Elsa - Les Poètes - Le Fou d'Elsa - Le Voyage de Hollande et autres poèmes - Il ne m'est Paris que d'Elsa - Élégie à Pablo Neruda - Les Chambres - Les Adieux et autres poèmes - Traductions et textes épars (1958-1982) - Écrits sur la poésie (choix de textes).
Œuvres romanesques complètes, cinq volumes (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997/2012) :
Volume 1 : Anicet ou Le panorama, roman - Les Aventures de Télémaque - Le Libertinage - La Défense de l'infini - En marge de « La Défense de l'infini » - Les Cloches de Bâle.
Volume 2 : La Sainte Russie - Les Beaux Quartiers - Un Roman commence sous vos yeux - Les Voyageurs de l'impériale - Servitude et grandeur des Français - Les Portraits - Les Contes de quarante années.
Volume 3 : Aurélien - Les Communistes (Livres I à III).
Volume 4 : Les Communistes (livres IV et V) - Les Rendez-vous romains - La Semaine Sainte - Chproumpph - L'Inconnue du Printemps - Histoire de Fred et Roberto - Damien ou Les confidences - Shakespeare en meublé - Pastorale dernier cri - Les Histoires - La Machine à tuer le temps - Le Mentir-vrai.
Volume 5 : La Mise à mort. Appendices : Prière d'insérer de l'édition originale - Préface à « Murmure ». L'Aveugle - Blanche ou l'Oubli. Appendice : Prière d'insérer de l'édition originale. Le Feu mis - Prénatalité - Tuer n'est pas jouer - Mini mini mi - Le contraire-dit - La Valse des adieux - Théâtre/Roman. Appendices : Version ancienne de « Daniel ou Le Metteur en scène » - Fin retranchée de « Maintenant l'imaginaire ? » - Aragon parle de son nouveau roman (Le Monde, 29 mars 1974) - Prière d'insérer de l'édition Gallimard. (Table du Mentir-vrai).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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DOSSIER : Georges HENEIN, La part de sable de l'esprit frappeur n° 48 |