Lectures :
Les Hommes sans Épaules, numéro 58 : Daniel Varoujan. Quand on reçoit un numéro des HSE, plus que pour bien des revues, il faut se précipiter sur l’éditorial de Christophe Dauphin. Il donne le ton et l’esprit aux cahiers qui suivent en dessinant un pays où s’entrelacent le mémoriel, l’histoire, le politique, les coups de gueule et les bourrades chaleureuses. Un peu comme un marin qui après un long périple revient au bar du pays et vous parle de « là-bas ».
Celui du numéro 58 est parmi les plus émouvants que j’ai lus. Il dit s’inspirer d’un manuscrit inédit (j’espère pas trop longtemps) qui nous fait partir de son village natal où prit racine sa relation avec l’Arménie par l’intermédiaire d’un ami, Raphaël Thorossov, mort en 1998, à 101 ans : « Du fond de mon enfance, je te revois Raphaël. Tu déambulais dans le village coiffé de ta légendaire toque noir et vêtu de ton manteau en astrakan […] Tu me parlais, de là-bas… Ce pays que tu avais quitté, non sans avoir emporté dans un bocal de généreux grammes de terre. “Elle partira avec moi” me disais-tu. ».
Des noms surgissent, connus ou méconnus (j’y apprends les racines arméniennes de Paul Farellier, ce qu’ami aveugle je n’avais pas relevées), des rencontres, des titres de recueils, des pages d’histoire arménienne, avec ses crimes, pillages, massacres d’hommes, femmes et enfants jusqu’à ce « génocide de 1915 », et qui fut suivi de deux guerres récentes, puis encore celle de 2020… Et pourtant le pays dont il nous parle brille d’une lumière inégalable, avec ses jardins, son architecture, sa musique car ce pays est d’abord celui apparu par un lien d’amitié : « Que d’histoire de sang et de liens fraternels avec l’Arménie dans le mouchoir de nuages de notre bourg haut-normand ! »
Après cet édito, le cahier Ainsi furent les Wah I ouvre ses pages aux auteurs ayant mentionné l’Arménie durant cette période, dont Quillard, Max Jacob, Hikmet, Mandelstam et Grossman avec son inoubliable carnet de voyage, Que la paix soit avec vous. S’y joignent des poètes arméniens, dont le plus ancien, dont on garde trace s’appelle Grégoire de Narek (940‑1000), avec ce poème « Toi qui prends soin des âmes », Siamanto, Lubin, pour donner des noms que je connais un peu. C’est une nouvelle occasion de signaler la qualité des notices biographiques de la revue qui en fait un incontournable de toute bibliothèque résolue et ambitieuse.
Quelques vers arméniens résonnent encore à mon oreille : « Nous voici, nous arrivons, nous sommes la malédiction / La lance rusée enfoncée dans l’obscurité » (Sévak). « Notre génération a plus d’amis dans l’autre monde que celui-ci » (Kostan Zarian). Je fais connaissance avec ce poème d’Armen Lubin « N’ayant plus de maison ni logis / Plus de chambre où me mettre / Je me suis fabriqué une fenêtre / Sans rien autour. »
Ensuite s’ouvre le dossier sur Daniel Varoujan qui tisse à maille serrée la biographie du poète et la tragédie du génocide durant laquelle le poète avec trois compagnons fut attaché à un arbre et lardé à mort de coups de couteau. En regard de ces pages si douloureuses représentées par l’emblématique poème « Terre rouge », me frappe cette vague de grands poèmes épiques et fraternels qui compte (au moins) Varoujan, Hikmet. Ils nous racontent l’histoire de héros éponymes de leur pays, chantent leur peuple et leurs paysages, visant ainsi, comme l’écrit Dauphin en parlant de Varoujan, à réconcilier « le mythe héroïque et le réel ».
Suit le cahier Ainsi furent les Wah II où je découvre deux poèmes de Manouchian (j’ignorai qu’il était poète) dont ces quatre vers : « J’ai pris la sinueuse allée du village ; / — Mon soleil sur les épaules comme un abricot, / À mes lèvres tremblantes un vieux chant de laboureur -, Je pars livrer mon cœur au cœur des montagnes. » C’est beau comme du Whitman.
D’autres auteurs se succèdent. Les lisant, je ne fais plus la distinction entre les poètes arméniens ou autres, les biographies s’entremêlent, avec, omniprésentes, les pages sombres de l’histoire universelle du XXe siècle, que pourtant traversent de nouveaux poèmes, telles un Nil aux eaux félines traversant les sables du désert. Quelques noms et vers lus et médités : Verdet et son Anthologie des poèmes de Buchenwald, Mélik, Bonnefoy évoquant l’Arménie et nous confiant cette définition de la poésie : « C’est tenter de rendre aux mots la pleine mémoire de ce qu’ils nomment » ; Sévak, Kertész et encore Buchenwald ; puis de grandes et belles pages sur le poète et traducteur Godel ; l’article sur la géopoésie de Chaliand, arpenteur du monde et de ses luttes qui nous dépose un conseil de vie : « Il faut conserver son esprit critique, ne jamais se laisser duper par notre propre propagande, et faire preuve de détermination, toujours… ». Je m’attarde, distrait sur ses vers biographiques : « J’ai fait plus de quinze métiers / au gré des pays et du vent / Je gravis le toit du ciel / avec ma chevelure de nuage / et mon cœur coule par la nuit des villes » ; Mahmoud Darwich apparaît en nous offrant trois poèmes de pleine humanité : « Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes / et donne à ta vie une autre chance / de restaurer le récit » ; ou encore Gérard Mordillat, dont j’ignorais le versant poétique de son œuvre ; Akopian, poète engagé pendant quarante ans auprès du Secours populaire ; l’étonnante Krikorian, « l’arménienne de Téhéran » ; le poète Rugamba et, avec lui, le génocide des Tutsi, et ce texte « Kaddish pour l’Afrique » ; puis des poètes plus proches, des amis ou des poètes à rencontrer : Caroutch, Brissiaud, Dauphin lui-même, Tison, le neurochirurgien et poète de Besançon Laurent Thinès, Tavera, Marie Bouchez (« Les toits vaguent sur notre âme / Mais c’est sur nos mémoires que le soleil se couche »), etc.
Et pour finir, avant le généreux cahier de recension, une dernière figure vient nous saluer : Kamel Bencheikh, et avec lui, la « décennie noire » de l’Algérie que surmonte une poésie invaincue (« je n’existe plus que pour la mémoire lapidée qui m’assaille ») Un numéro des HSE à vivre comme une prière universelle de la poésie.
Pierrick DE CHERMONT (cf. Revue des revues, in recoursaupoeme.fr, 6 mars 2025).
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Les Hommes sans Épaules sont des cahiers littéraires semestriels fondés par le poète Jean Breton en 1953. Le nom de la revue provient du roman préhistorique de J.-H. Rosny aîné, Le Félin géant (1918). Cet opus n° 58 présente un dossier sur « Daniel Varoujan et le poème de l’Arménie », préparé par Christophe Dauphin, qui dirige un comité de rédaction de cinq personnes.
C’est par la rencontre avec Raphaël Thorossov, son vieil ami, que Christophe Dauphin, citoyen de la république d’Artsakh (il possède un passeport depuis 1991) est devenu arménophile. Raphaël a été l’ami de Siamanto et Missak Manouchian.
Par le biais de la poésie et ses poètes, l’ouvrage évoque le Génocide des Arméniens, ceux des Grecs pon[1]tiques et des Assyro-Chaldéens. C’est ainsi que l’on peut lire Grégoire de Narek, Nahabed Koutchak, Sayat Nova, Siamanto, Rouben Sévak, Kostan Zarian, Eghiché Tcharents, Armen Lubin, Vahé Godel (traducteur de la plupart des poèmes), Parouïr Sévak et Violette Krikorian.
Une longue biographie précède quelques poèmes de Daniel Varoujan (“J’ai là, sur ma table, dans une coupe, un peu de terre d’Arménie. L’ami qui m’en a fait cadeau croyait m’offrir son cœur – bien loin de se douter qu’il me donnait en même temps celui de ses aïeux”).
Sont évoqués également Gérard Chaliand et Charles Akopian. Quant aux arménophiles, on trouve Pierre Quillard, cheville ouvrière du journal Pro Armenia. « Les Alliés sont en Arménie », est un long poème de Max Jacob, publié en 1916. Nazim Hikmet, Yves Bonnefoy, Ossip Mandelstam, Vassili Grossman, abordent eux aussi la tragédie arménienne.
Au fil des pages, on trouve des illustrations de Léon Tutundjian, Arshile Gorky, David Erevantsi, Ervand Kotchar…
Un livre riche qui foisonne d’informations, fait office parfois de livre d’histoire et fournit, outre les titres d’ouvrages des écrivains, d’autres titres pour ceux qui veulent approfondir leurs connaissances.
Zmrouthe AUBOZIAN (in France Arménie n°528, avril 2025).
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Les Hommes sans Épaules consacrent ce numéro 58 à Daniel Varoujan & le poème de l’Arménie. Au cœur de ce numéro nous trouvons le génocide des Arméniens au siècle dernier, qui n’est toujours pas reconnu par nombre d’Etats, mais aussi d’autres drames, d’autres grandeurs.
Partant de son village natal et d’une expérience personnelle, Christophe Dauphin retrace le parcours de ce peuple Arménien, combattant de la liberté et victime tant de l’indifférence que des dérives autoritaires.
Nous découvrons des poètes exceptionnels, des êtres engagés, des écrits inattendus et révélateurs qui nous parlent non seulement de l’Arménie, de ses épreuves, de ses richesses, mais de la nature humaine dans ses horreurs, ses tristes banalités comme dans ses expressions les plus sublimes. C’est toute la culture et la spiritualité arménienne en ses multiples prolongements qui s’inscrit dans les mots de ces poètes, tous survivants, tous exilés, sauf peut-être d’eux-mêmes. Ce n’est pas seulement une poésie de l’exil ou de la tragédie, ou des tragédies avant la tragédie, nous y découvrons un sens aigu du politique, une sagesse, une métaphysique, un plan pour le futur.
Extrait de Terre Rouge :
J’ai là, sur ma table, dans une coupe,
un peu de terre d’Arménie.
L’ami qui m’en a fait cadeau croyait
m’offrir son cœur – bien loin de se douter
qu’il me donnait en même temps celui
de ses aïeux.
Je n’en puis détacher mes yeux –
– comme s’ils y prenaient racine…
Terre rouge. Je m’interroge :
d’où tient-elle cette rougeur ?
Mais s’abreuvant tout ensemble de vie
et de soleil, épongeant toutes les blessures,
pouvait-elle ne pas rougir ?
Couleur de sang me dis-je,
terre rouge, bien sûr, car elle est arménienne !
peut-être y frémissent encore des vestiges
de brasiers millénaires,
les fulgurances des sabots
qui naguère couvrirent d’ardente poussière
les armées d’Arménie…
Y subsiste peut-être un peu de la semence
qui me donna la vie, un reflet de l’aurore
à laquelle je dois ce regard sombre,
ce cœur qui hante un feu surgi
des sources même de l’Euphrate
ce cœur couvrant l’amour non moins que la révolte…
Ce numéro 58 est particulièrement important, il nous entraîne au cœur de l’âme arménienne mais il retrace aussi l’histoire d’un peuple qui nous définit tous.
Rémi BOYER (in lettreducrocodile.over-blog.net, 29 octobre 2024).
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On ne peut qu’être admiratif devant la prodigieuse puissance de travail de Christophe Dauphin ainsi que par sa parfaite connaissance des poésies du monde entier. Le focus est ici placé sur l’Arménie grâce à des documents et des écrits poétiques rares et très émouvants. Avec 324 pages de lectures enrichissantes, les HSE s’affirment encore un peu plus dans le vivier de la poésie actuelle.
Georges CATHALO (in terreaciel.net, janvier 2025).
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« On croit « tout » savoir à propos des horreurs qui ont fait le XXe siècle, mais à chaque fois on en découvre de plus affreuses encore. C’est ce qui nous arrive en lisant le n°58 de Les Hommes sans Épaules consacré à l’Arménie.
Ici, je ne vais vous parler que des poètes qui composent ce numéro (piloté par Christophe Dauphin qui présente chaque auteur en détail), des poètes des premiers âges : Grégoire de Narek (vers l’an mille) : « Toi qui prends soin des âmes / souffrantes, mutilés / à présent je T’implore / me voici gémissant // Veille à ne pas accroître ma souffrance… » Nahabed Koutchak (16èmesiècle), Sayat-Nova (18èmesiècle), aux poètes du 20èmesiècle, dont le plus remarquable à mes yeux est Armen Lubin (1903-1973) : « Ça sent l’aubergine et le piment farci / Ça sent la cuisine orientale et le phono turc / Sur le palier une petite main mendie… / … Dans cet hôtel plein d’Arméniens sortis on ne sait d’où / D’Arméniens sortis… mettons des massacres // Monta d’abord le socialiste baron Kissikian / tourneur chez Citroën… »
Il y a bien sûr Missak Manouchian « Tourmenté comme le forçat, persécuté comme l’esclave – J’ai grandi sous le fouet du mépris et de la privation /A me battre contre la mort, aspirant à la vie / J’ai été attentif à chaque enchantement » et Daniel Varoujan (un fort dossier) : « J’ai sur ma table dans une coupe / un peu de terre d’Arménie… »
D’autres poètes présents dans ce numéro sont des amis du peuple arménien (Max Jacob, Yves Bonnefoy) ou les enfants, nés en Europe de l’Ouest, d’exilés arméniens : Vahé Godel, Gérard Chaliand : « Et nous avons fatigué le désert de nos pas / portés par l’espoir de la mer / La terre, taureau funèbre dont le souffle desséchait nos corps / longue retraite / où nous n’avons rêvé que de retour natal… »
Et encore Francesca Yvonne Caroutch : « Le ciel est plein de mains coupées / et els fossiles du sommeil / oscillent sur des socles d’ombre… / … Tu cries comme une graine folle / oubliée dans un fau d’argile » ; et la relève virulente de la poésie arménienne, Violette Krikorian (née en 1960), « Prière de femme », : Donne-moi aujourd’hui ma beauté quotidienne / délivre mes yeux des travaux / d’aiguille et des lunettes / délivre ma langue de ma bouche / délivre ma bouche de la langue de bois / délivre mes mains, mes jambes, tout mon corps… » Encore plein de trucs dans ce numéro. »
Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°200, mars 2025).
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