Dans la presse

 

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Lectures critiques :

La revue Les Hommes sans Épaules consacre son numéro 57 aux « Poètes en Bretagne » et rend hommage à Frédéric Tison, récemment disparu.

L’identité bretonne, préservée malgré les aléas, a permis aussi une poésie bretonne née tant de la géographie que du peuple. Plutôt que de particularismes, Christophe Dauphin, avec Glenmor, préfère parler de caractéristiques des poètes de l’Ouest : « Les habitants de ces contrées semblent avoir toujours été la proie de tentations contradictoires : l’une les presse de confier leur destin à la mer, de lâcher tout pour courir la chance de découvrir d’autres cieux, d’autres terres ; l’autre leur dépeint vivement la douceur du foyer, dans la maison tapie au bout du chemin creux, les avantages d’une existence passée dans la sécurité, que garantissent les traditions et le retour périodique des saisons. De ces contradictions, les meilleurs de ceux dont elles marquèrent le caractère ont toujours su tirer une source d’énergie. »

Louis Bertholom, de Fouesnant, précise : « Je ne sais pas si la Bretagne est une terre de poésie plus qu’ailleurs. Il existe tout de même une sensibilité spécifique des gens de Bretagne qui confère une âme à cette région, proche d’une certaine forme de mélancolie dans le sens artistique du terme. Nous avons tout un légendaire arthurien, une Brocéliande dans nos gènes qui nous poursuit malgré tout. Puis le Barzaz Breiz, les gweerzioù et autre patrimoine chanté, transmis de générations en générations qui alimentent insidieusement notre façon d’être au monde. La poésie celtique est spécifique à son territoire, avec ses connotations celtiques même s’il y a des exceptions. »

C’est la poésie elle-même qui dit le plus sur la Bretagne, ses langues et son peuple. C’est pourquoi ce numéro 57, qui rassemble un grand nombre de poètes, porte une part de l’âme bretonne au lecteur.

Rémi BOYER (in /lettreducrocodile.over-blog.net, 24 mai 2024)

 

Extrait de « Bretagne est univers » de Saint-Pol-Roux :

 

« Il ne lui suffit point de distribuer l’oracle

Et d’accroître le globe au jeu de ses timons,

Elle insère l’esprit de son propre miracle

A même la matière des bois et des monts.

Voici le coffre aux joies, le clocher, le calvaire

Et l’auguste fontaine au lipide présent.

Après, l’enchantement créé par le trouvère

Et le prince des mers, celui de l’artisan. »

 

 

Extrait de "L’enfant du druide "de Angèle Vannier :

L’enfant du druide ouvrit les vannes du silence

Un chant se répandit longtemps

L’eau le sang le feu

Les trois dans la forêt

Pour bâtir un palais d’automne

 

Un grand secret faisait la roue sur le parvis

D’un clair-obscur jaillit la fleur miraculeuse

Le double de la pierre philosophale.

L’enfant faisait la chasse à la folie

Il délivrait des plages de cristal

Sous un vieux chêne inconsolable.

 

 

La clé de la clé disait mon compagnon

Cet enfant la chantait »

*




Lectures :

Les Hommes sans Épaules ont 70 ans et c’est exceptionnel. Rares sont les revues de poésie d’une telle longévité. Christophe Dauphin fête cet anniversaire par un éditorial-manifeste émotiviste dans lequel nous percevons un rapport non-dualiste à ce qui se présente :

« Si l’émotivisme dont nous nous réclamons, n’est pas sensiblerie, il n’est pas pour autant culte de l’émotion. La prise qu’a le moi sur les émotions n’est jamais complète et elle réclame justement un lâcher-prise par lequel les tensions puissent se résoudre. L’émotion qui est l’équation du rêve et de la réalité, parce qu’elle jaillit brutalement, comme une réaction devant l’irritation d’une blessure, met le sujet hors de soi. « Je est un autre », « Je est tous les autres » !

Il y a là davantage qu’une intuition, il y a un chemin, une quête intransigeante, par la poésie.

« L’émotivisme est une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. »

Le dossier de ce numéro 56 est consacré à Yusef Komunyakaa & les poètes de la guerre du Vietnam. Yusef Komunyakaa, (James William Brown Junior) naît en 1947 à Bogalusa en Louisiane. Confronté au racisme systémique du Sud des USA, il s’implique dans le mouvement de lutte pour les droits civiques. Christophe Dauphin retrace ces années de lutte qui plongent aussi dans les horreurs de la guerre du Vietnam, inscrites par les larmes et le sang dans sa poésie : « Profondément ancrée dans son temps et dans la vie sans le moindre trompe-l’œil, dit-il, la poésie de Yusef Komunyakaa puise sa force dans le vécu même, les révoltes et les racines du poète. Les images sont celles du Sud et de sa culture, de Noirs vivant dans un monde blanc, de la guerre en Asie du Sud, du quotidien, des villes, des pulsations du blues et du jazz. Le langage est aérien, les vers sont courts et visent juste comme des flèches tirées de l’arc des entrailles. »

 

La Limite (extrait)

 

Quand les fusils se font silencieux pendant une heure

ou deux, vous pouvez entendre les pleurs

des femmes faisant l’amour aux soldats.

Elles ont une mémoire sans pitié

& savent comment porter des robes claires

pour conduire une foule, conversant

avec un peloton d’ombres

engourdies par la morphine. Leurs vrais sentiments

les font briser comme avril

et ses rouges fleurissements.

 

Reddition de la jungle (extrait)

d’après la peinture de Dan Cooper

 

Les fantômes partagent avec nous le passé & le futur

mais chacun nous luttons pour retenir notre souffle.

Allant vers ce qui attend derrière les arbres,

le prisonnier s’enfonce plus loin en lui-même, à distance

de la façon dont le cœur d’un homme le divise, plus loin

dans le mystère indigo de la jungle & la beauté,

avec ses deux mains levées dans les airs, se rendant

qu’à moitié : le petit homme à l’intérieur

attend comme une photo dans une poche déchirée, refusant

de lever ses mains, silencieux & intransigeant

tandis que le chien noir éclaireur est à ses côtés.

Amour & haine

étoffent le vrai homme, comme il lutte

dans l’hallucination des bleus

& pourpres foncés qui mettent le jour en feu.

Il somnambule dans un labyrinthe de violettes,

mesurant ses pas d’un arbre à l’autre, sachant que nous sommes tous en quelque sorte connectés.

Qu’ai-je pu dire ?

Nous découvrons dans ce numéro, à la suite de Yusef Komunyakaa, de nombreux auteurs et poètes vietnamiens qui, mieux que les historiens, disent le réel de la guerre : « Liberté est un mot vietnamien ! »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 octobre 2023)

*

"Une chamionne du monde de la poésie, telle est la revue Les Hommes sans Epaules, dans laquelle Christophe Dauphin, dans son éditorial-manifeste  émotiviste du n°56, donne un texte étonnament documenté dans lequel on a envie de pénétrer pour mieux apprécier la portée de ce chemin majeur de la poésie actuelle auquel je souscris de toute ma force d'éditeur de revue, qui montre mon attachement à ce genre majeur. Tous émotivistes, un mot d'ordre et de plaisir nécessaires.

Jean-Pierre LESIEUR (in revue Comme en poésie n°96, dcembre 2023).

*

« Tout poème est politique. Même le plus innocent ou le plus bête. C’est le crédo de la revue Les Hommes sans Épaules et de son animateur Christophe Dauphin. En voilà un sacré et infatigable arpenteur. Rien ne lui est étranger de l’histoire-géo, petite ou grande, de la poésie. Dans cette revue, les poèmes ne sont pas balancés comme ça, mais toujours accompagnés d’une présentation (parfois fouillée) des auteurs. Bon ! Le cœur du n°56, c’est le Vietnam dont Christophe Dauphin « raconte » l’histoire complexe, à laquelle se mêle celle de de français et d’américains venus y vivre ou y mourir. La langue vietnamienne est « monosyllabique, mais polyphone… ce qui donne au vers une grande concision et une riche musicalité » écrit Chê Lan Viên. La révolution, les guerres coloniales menées par la France et par les USA ont beaucoup nourri les poèmes vietnamiens du 20èmesiècle : « Je suis allé tout droit – Au cimetière des avions pirates américains / Une horde de cadavres, affalés, estropiés – écrabouillés… tous ces démons américains… » : Ngô Xuân Diêu ; ou d’Hô Chi Minh, lui-même : « Sous le choc du pilon souffre le grain de riz – Mais l’épreuve passée, admirez sa blancheur – Pareils sont les humains dans le siècle où l’on vit – Pour être homme, il faut subir le pilon du malheur ». D’autres poèmes disent la vie ordinaire : « Nous tressons l’épervier – avec des fils de soie jaune serrés – nous tressons la senne – avec du lin blanc… » : Anh Tho, seule femme de ce dossier avec Madeleine Riffaud, résistante lors de la guerre 39-45, activiste de la décolonisation : « Bouteilles vertes et fronts morts – Ont mêmes gestes, même lit ». Les soldats américains ont mêmes gestes, même lit ». Les soldats américains ont eux-mêmes beaucoup écrit « leur » guerre du Vietnam. Dans ce n°56, l’Afro-Etatsunien, Yusef Komunyakaa : « Mon visage noir s’efface – se dissimulant derrière le granit noir… Je descends les 58.022 noms – attendant à moitié de trouver – le mien en lettre parmi la fumée – Je touche le nom d’Andrew Johnson – je vois le flash blanc de l’objet piégé… » Mais aussi dans ce n°, les surréalistes Gérard Legrand, Guy Cabanel (présentés par Christophe Dauphin) et des créations d’aujourd’hui : Eric Chassefière, laurent Thinès, Sadou Czapka : « Le mur est une limite – et nous sommes des animaux aveugles… » et André-Louis Aliamet : « Papillon dans l’encre incertaine – toi qui n’habites aucun corps – pas même l’eau qui vole – en portant tous les souffles… » Proses et nombreuses lectures critiques. »

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°196, mars 2024).




Lectures :

LA REVUE DU MOIS DE MAI 2023, C’EST : Les Hommes sans Épaules n° 55

On a une somme ! Près de 350 pages, consacrée aux poètes de l’Est (de la France), entre Alsace et Lorraine. Tous les auteurs importants alsaciens et lorrains sont recensés dans ce volume. Tous avec une notice biographique et bibliographique large et soignée.

Chaque fois, on rentre dans un destin, une histoire, pour ne pas dire hors norme, on va dire étonnante. Ces vies de poètes si différents défilent et on y trouve chaque fois un intérêt renouvelé. Parfois aussi on est un peu déçu par les textes joints et proposés, peut-être insuffisamment nombreux ou reflétant des époques même récentes un peu dépassées ou des styles relativement datés. Mais j’ai tout lu d’un bout à l’autre en me régalant. Il faut bien avouer qu’il y a là un particularisme spécifique entre une histoire avec un basculement de nationalités entre 1871 et 1919, puis entre 1940 et 1945 d’un côté et de l’autre consécutivement une langue tiraillée entre français et allemand.

Pour prendre les grands aînés : Jean Hans Arp parle trois langues dans son enfance, avec l’alsacien. Il est aussi bien poète que sculpteur et fera partie du groupe fondateur du mouvement Dada. Les oignons se lèvent de leurs chaises / et dansent aussi rouge que si l’on gantait le jus des nains… Second « porteur de feu » : Yvan Goll, seul représentant de l’expressionnisme en France. Il s’opposera à Breton qui défend écriture automatique et récits de rêves contre une pensée où la raison intervient davantage. Il a inventé le Réisme. À noter, comme le souligne Christophe Dauphin, que son œuvre en France n’est plus du tout éditée. De lunes à lunes / se tendent les courroies de transmission / Soleil sur monocycle / au vélodrome astronomique / poursuis ton handicap…

Suivent ensuite Charles Guérin, poète symboliste, franc-tireur, avec un focus sur le maître verrier Emile Gallé. René Schickele, « général des pacifistes », Claire Goll, à la vie exaltante, Nathan Katz et un second focus sur les « Malgré nous ». Puis Henri Thomas qui pense que « le roman est lié à la vie alors que la poésie est liée au langage. Déclenchement d’une action contre déclenchement d’une harmonie ». La Bastille a des aubes froides / La neige y fait des taches noires.

Le grand Jean-Paul de Dadelsen dont le maître livre est « Jonas ». Claude Vigée disparu en 2020 à l’âge de 99 ans. Il ne nous reste pas un endroit pour tomber. Daniel Abel, son amitié avec André Breton, son lyrisme teinté de merveilleux. Jean-Claude Walter publié par Rougerie. Jacques Simonomis, revuiste de « Soleil des Loups » avec Jean Chatard et du « Cri d’os » : Des terres attendent / serrées dans tes poches / rapetassées d’étoiles filantes / d’éclisses de soleil / avec sous ton mouchoir / la mer qui vaut le coup…

Le dossier central est consacré à Richard Rognet par Paul Farellier : l’enfant s’est retrouvé / prisonnier de la vie, sentinelle d’un territoire / qui ne s’est pas livré. Autre dossier : Maxime Alexandre par Karel Hadek. Il a connu une vie passionnante, rencontre avec Aragon, rupture avec le surréalisme, communisme, expérience catholique…

Joseph Paul Schneider, Roland Reutenauer et Jean-Paul Klée, qu’on adore : « la matière verbale s’est emparée de ma pauvre personne ». Autant de livres édités que d’inédits. Avec un focus sur le Struthof où son père est mort par Christophe Dauphin et des dessins d’Henri Gayot. Enfin Germain Roesz à la fois peintre, poète et éditeur des « Lieux-Dits ». Gérard Pfister et les éditions Arfuyen…

Enfin Ernest de Gengenbach par César Birène, sous-titre : « Satan dans les Vosges ». Une vie incroyable qui mériterait un film. Il est exclu du groupe surréaliste en 1930, y opposant politique et ésotérisme. Prêtre défroqué, a collectionné les « bienfaitrices »…

À noter encore René Char, Christophe Dauphin et Marc Patin, les critiques…

Un numéro passionnant.

Jacques MORIN (in www.dechargelarevue.com, 1er mai 2023)

*

Les Poètes de l’Est dans les Hommes sans Epaules

Christophe Dauphin a voulu ce numéro consacré aux poètes de l’Est, de l’Est de la France, autour de l’Alsace et de la Lorraine, à l’identité marquée et souvent douloureuse. Le dernier numéro consacré aux poètes de cette terre pourtant propice à la création datait de 1972. Il était grand temps. Dans ce numéro de Poésie 1, le n°26, la question alsacienne était présente, celles aussi de la langue, de la guerre, de l’occupation allemande, de l’annexion, etc. Christophe Dauphin prend le temps de rappeler les traumatismes, les blessures non cicatrisées qui immanquablement, consciemment ou non, orientent encore la chanson du poète de l’Est même si la Lorraine et les Vosges relèvent d’autres particularismes que l’Alsace. Si le destin n’est pas commun, il est bien partagé.

Deux porteurs de feu sont présents dans ce volume, Jean Hans Arp et Yvan Goll.

« Jean Hans Harp, nous dit Christophe Dauphin, n’est pas seulement le plus grand artiste sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique occulter son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. »

Les HSE nous introduisent ainsi à la poésie du strasbourgeois qui disait de sa sculpture « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques ». L’œuvre poétique de Arp dépasse son expression poétique, elle-même remarquable, pour embrasser toute sa création.

 

Extrait de « Sophie rêvait Sophie Peignait Sophie dansait » :

 

Tu rêvais d’étoiles ailées,

de fleurs qui cajolent les fleurs

sur les lèvres de l’infini,

de sources de lumière qui s’épanouissent,

d’éclosions symétriques,

de soies respirantes,

de sciences sereines,

loin des maisons aux mille dards,

aux prosternations de déserts naïfs,

parmi mille miracles débraillés.

Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable de la clarté.

Tu peignais une rose dévoilée ;

un bouquet d’ondes,

 un cristal vivant.

Yvan Goll (1891-1950) est vosgien. Il laissa une œuvre considérable en allemand, français et anglais. Si la poésie tient dans son œuvre la place essentielle, il s’intéressa aussi au roman, au théâtre, à l’opéra, rédigea des essais, des anthologies et assura des traductions. S’il est connu et reconnue en Allemagne, il est totalement oublié en France, malheureusement. Ce « Jean sans Terre » devenu par la poésie homme complet, homme universel, mérite pourtant une attention très particulière. Les HsE nous offrent donc la possibilité de découvrir pour la plupart d’entre nous un poète exceptionnel et parfois visionnaire.

 

Extrait de « Amérique » (in Elégie de Lackawanna, 1944) :

 

Amérique aux yeux de mercure et d’oranges

Amérique au crâne rempli de fourmis et de comètes rouges

Amérique qui cours et qui n’habites

Que des villes défaillantes sur les dunes

Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways

Halte ! devant tes totems d’essence

Dont les yeux de tabac et de pétrole

Clignent sous la dune d’anis

Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir

Et le regard sacrificateur de l’Indien

Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil

Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux

Et les dollars de on chariot roulant à l’infini

Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien

Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine

Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé

J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre

Et les oreilles de tes moules emplies

Du suicide éternel des eaux et de la créature

 

Bien d’autres poètes de l’Est sont présents dans ces pages, notamment Richard Rognet longuement présenté par Paul Farellier et le toujours aussi étonnant Ernest de Gengenbach, abbé saisi et déchiré entre dieu et diable par sa rencontre avec le surréalisme.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 13 juin 2023).

*

La belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde, sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros).

Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

Ce numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France : Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances, allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école, c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa compagne Sophie Taeuber, également peintre et sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, / s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait du recueil Traumkraut, traduit en français par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa leucémie, dont il décèdera cinq ans plus tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux / Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie / Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ».

Les auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée, Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer, l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister, poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre, proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes (et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du recueil Le juif errant :

J’ai longé les routes sans dormir

J’ai offert mon visage aux nuits

Une branche verte m’a dit de pleurer

Le songe de l’eau m’a fait boire

 

C’est la soif de l’homme

Qui n’a pas de bornes

La soif de l’homme

Dans le sable des routes

 

C’est la faim de l’homme

Qui n’a pas de bornes

Comme l’aile de l’oiseau

Sous le vent des mers

 

J’ai gémi dans le sable rouge

J’ai parlé au sable du désert

Un souffle ardent m’a répondu

Le vent a soulevé le feu du ciel

[…]

C’est à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, « là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui – vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la tombe : Aujourd’hui, au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent. Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe, faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature : « Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes.  Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ».

César Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne. Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au sceau d’une schizophrénie tous azimuths, « sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris, publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif : « Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal / après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ».

Les pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie : « je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui.

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien 50 €) à l’ordre de Les Hommes sans Épaules éditions, après avoir renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer.

 Éric Chassefière (in francopolis.net, mai, juin 2023)

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Ce numéro de la revue Les Hommes sans Épaules, qui ne compte pas moins de 346 pages, ressemble plus à une monographie qu’à un numéro de revue. la thématique principale tourne autour de Richard Rognet et des poètes de l’Est, de l’Alsace et de la Lorraine.

Christophe Dauphin nous fait découvrir Jean Hans Arp, le sculpteur, mais aussi le peintre-poète qui a recours à l’écriture automatique : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire… - Sous les redents des falaises – et sur l’hermine des plages – Papillonnaient tes gants de corolle – Ton chapeau de nuage – ton ombre d’ailes blanches. »

Autre grande voix de la poésie contemporaine : Claude Vigée, pour lequel la poésie sera celle de l’exil. Ainsi en témoigne cet extrait : « Les choses continuent : mais dans l’œil des maisons – que nous hantent partout des têtes inconnues – Nos lèvres sans écho sont deux ailes sauvages – Qui voudraient s’envoler lointaines dans l’espace. »

Et puis Jacques Simonomis fut aussi l’un de ces poètes de l’Est. C’était un colosse à l’écriture incisive : « Prends la route – engrosse-la – Des terres attendent – Serrées dans te poches – rapetassées d’étoiles filantes – d’éclisses de soleil. »  

Richard Rognet est également à l’honneur dans ce numéro. Sa poésie est empreinte de solitude intérieure. Il s’agit d’une poésie de l’abîme. L’auteur a essayé de dompter ses démons intérieurs : « vivre… - dans la sombre – matière du silence – que dis-je du -silence – vivre de – l’abîme en soi. » le poète a reçu en 2002 le grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres. Six poèmes inédits ont été publiés dans cette livraison. Parmi ceux-ci, voici un extrait : « Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, els traces que laisse derrière elle, une nuit de larmes. »

Marie-Laure ANDRE-BOURGUET (in revue Poésie sur Seine, septembre 2023).

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Les numéros de la revue semestrielle Les Hommes sans Épaules pourraient aisément composer une encyclopédie de la poésie contemporaine du monde entier. Quand Christophe Dauphin s’intéresse à la poésie d’un continent, d’un pays, d’une région ou d’une culture particulière, il l’étudie à fond et avec passion, faisant appel à ses meilleurs connaisseurs.

Cette livraison est consacrée aux « Poètes de l’Est », autour de l’Alsace, de la lorraine et des Vosges, « trop méconnus comme la riche culture et al souvent terrible histoire de ces terres ».

Le sommaire est si foisonnant qu’il est impossible de tout mentionner. Des douze poètes dont il a particulièrement étudie le parcours et l’œuvre, outre le discret Richard Rognet à qui Paul Farellier consacre un important dossier, citons le peintre-poète-sculpteur Jean Hans Arp, Yvan Goll ( dont on se souvient aujourd’hui grâce au prix de poésie à son nom), Henri Thomas, bien connu en Bretagne, Jacques Simonomis, le poète animateur de la revue Le Cri d’os, Claude Vigée, à l’œuvre universelle, les toujours parmi nous et actifs Roland Reutenauer, fidèle aux éditions Rougerie, l’insurgé Jean-Paul Klée, le surréaliste Daniel Abel (que j’ai découvert dans les revues IHV et Hôtel Ouistiti), Gérard Pfister, fondateur et responsable des éditions Arfuyen, Germain Roesz, également peintre et créateur des éditions Lieux-Dits.

Marie-Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°29, octobre 2023).

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De numéro en numéro, la revue Les Hommes sans Épaules voyage la France (en alternance avec le monde dans d’autres numéros). Donc, après la Normandie du n°52, voici l’Est (disons pas le Grand-Est, je sais que ça en défrise pas mal) : l’Alsace et les Vosges, la Lorraine, sont dans le numéro 55.

On y retrouve toutes les célébrités « mortes » (que vous avez déjà bien lues) : Jean Hans Arp, Claire Goll, Yvan Goll, Henri Thomas, Claude Vigée, J.-P. de Dadelsen… les célébrités inconnues : Nathan Katz, et les célébrités vivantes : le discret Joseph-Paul Schneider : Je retourne à ma forêt – A mes arbres, à mes mots – A cette plume qui est la serpe – J’élague – Ligne après ligne – Aube après aube – L’arbre du poème… Jean-Claude Walter (ce livre connu (de moi, pardon !) Le sismographe appliqué) : On vous plante un arbre dans le cœur, en avant marche, le temps est venu, le temps de quoi, peu importe, l’essentiel est d’avancer… Roland Reutenauer, le tonitruant Jean-Paul Klée : jusqu’au silence des radios – écrasé de bonheur sous la lampe – je relis l’analyse de vigée – en pensant à toi – à ton sexe – inconnu… Germain Roesz (que l’on connaît mieux comme éditeur, Les Lieux-Dits) : dans la grisaille perlée – grelots de nuits empierrées – les galets charrient – la vase blanchâtre – aux écumes disjointes – Les ombres traversent l’eau – Le fleuve est sombre – dans le débris des bombes – un enfant court – de ruine en ruine – Un cyan – fréon rusé…

En vrai, le grand invité du numéro EST, c’est Richard Rognet (nombreux livres chez Gallimard) : un dossier critique de Paul Farellier. De livre en livre, l’œuvre de Richard Rognet est une longue missive ininterrompue qui traverse le temps. De Rognet on lit aussi six poèmes inédits, D’Un bout à l’autre du monde : Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux… - … Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé… On reconnait sa souplesse quasi classique. Plein d’autres trucs dans ce numéro 55. Pensez, 350 pages !!!

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°195, décembre 2023).




Lectures critiques :

Tchicaya U TAM’SI dans Les Hommes sans Épaules : ce cri superbe qui déchire la bêtise de notre époque.

C’est un numéro exceptionnel que nous offre Christophe Dauphin dans lequel nous retrouvons Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Patrice Lumumba, Tchicaya U TAM’SI, Jacques Rabemananjara, Nimrod et de nombreux autres penseurs et poètes. Au cœur de ce livre, l’invention de la « race » et la cascade de souffrances qui en découle.

« J’ai découvert, nous dit René Depestre en introduction, du point de vue sémantique, d’où venait le mot « race ». C’est à l’origine un terme de vénerie qu’on n’employait pas à propos des hommes. : il y a eu une extension : on l’a appliqué aux hommes, à une époque où il y avait une manie de classifier, légitime dans les sciences naturelles avec Linné, Buffon et tous les autres savants du XVIIIème siècle. Mais on a voulu aussi classifier les hommes, au point de voir des « Rouges » ici, là des « Noirs », des « Blancs » : tout cela relevait de la pure fantaisie. J’ai fait le rapprochement avec le carnaval. Un beau jour on a décidé que certains étaient des « Indiens », que les autres étaient des « Noirs », que c’était une façon générique de simplifier cavalièrement les choses. Sion devait tenir compte de chaque ethnie africaine et des religions, on n’en sortait pas. Donc, on avait en face de soi le « Noir » : c’était aussi une façon de discréditer, de diminuer l’être qu’on opprimait. C’est une tentation diabolique qui est venue à l’esprit des colonisateurs d’ajouter ce malheur à tous les autres malheurs de la colonisation et de l’esclavage… »

Beaucoup de noms présents dans ces pages sont inconnus de la majorité d’entre nous. Tous portent une parole puissante et bénéficient d’un portrait suffisamment développé pour que leurs paroles ne soient pas qu’une émanation sans chair. Tout au contraire, l’histoire de ces poètes, qui sont autant de grands témoins, rend la parole manifeste.

Le dossier est consacré à Tchicaya U Tam’si, « le poète écorché du fleuve Congo », « fils révolté » de Senghor, plutôt que disciple, nous dit Christophe Dauphin. Tchicaya U Tam’si cherche à balayer préjugés et illusions. Il ne veut rien laisser auquel se raccrocher afin de laisser la possibilité de se construire hors des adhérences. Il a cru cependant en Patrice Lumumba. Nous connaissons la suite.

Tchicaya U Tam’si propose une contre-histoire de l’Afrique, contribution à une identité africaine, n’hésitant pas pour cela à faire éclater les identités factices nées de la colonisation.

« Son lyrisme étincelant et tragique, écrit Christophe Dauphin, est avant tout une quête passionnée et perpétuelle de l’identité. Un cri bouleversant. En rupture avec la poésie de la négritude, il propose des poèmes éclatés, à la syntaxe désarticulée, travaillés par des ruptures de tons, de collages baroques, qui juxtaposent le prosaïque et le sublime, provoquant ainsi une tension, qui, à son tour, provoque l’intranquillité du lecteur. »

 

Place au poème :

 

Natte à Tisser

 

Il venait de livrer le secret du soleil

et voulut écrire le poème de sa vie

pourquoi les cristaux dans son sang

pourquoi les globules dans son rire

il avait l’âme mûre

quand quelqu’un lui cria

sale tête de nègre

depuis il lui reste l’acte suave de son rire

et l’arbre géant d’une déchirure vive

qu’était ce pays qu’il habite en fauve

derrière des fauves devant derrière des fauves

 

Nous ne pouvons rendre compte de la richesse et de l’importance, quasi vitale, de ce numéro. Insistons simplement sur la nécessité de se procurer ce cri superbe qui déchire la bêtise de notre époque.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 24 octobre 2022).

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« La race est un carnaval ». C’est ce qu’écrit René Depestre dans son intro au n°54 de Les Hommes sans Épaules. il prend son pays comme exemple pour expliquer « la couleur de peau est un masque » auquel la société du moment nous astreint (même si certains sont plus astreints que d’autres). En Haïti, suivant le dictateur, on sera ostracisé selon que l’on tire plus sur le blanc ou plus sur le noir. Il poursuit : « J’ai toujours été très attaché à Césaire, même quand j’avais des réserves sur la « négritude » parce que je craignais qu’en partant d’une idéologie qui met l’accent sur la race… Il y aavit un risque qu’un aventurier s’en empare et en fasse un intégrisme… »

 

Outre Léopold Sédar Senghor (portrait par Christophe Dauphin, les souvenirs de son ami Aimé Césaire, poèmes choisis), ce n°54 de Les Hommes sans Épaules, est consacré à la poésie francophone d’Afrique, de Madagascar (avec un rappel des ignominies et des horreurs commises par le capitalisme colonial au nom de la France).

 

Donc aux précurseurs David Diop, Lamine Diakhaté (« Je ferai le voyage par ls routes anciennes – le père de Grand-père était maître de science – Il asséchait mers et fleuves – Il pliait les routes à l’ombre – De son aisselle droite…, 1963), J.-B. Tati-Loutard (« Baobab ! je suis venu replanter mon être près de toi – Et râcler mes racines à tes racines d’ancêtre…, 1968), Marc Rombaut, Breyten Breytenbach, Yambo Ouologuem (le héros du Goncourt de Mohammed Mbougar Sarr), Valentin-Yves Mudimbé, Amadou Lamine Sall (« Mon pays m’est un baobab nocturne – une herbe noire une fleur froide – un fruit anémique une terre agenouillée…, inédit), Jacques Rabemamanjara  (« Mais ce soir la mitrailleuse – racle le ventre du sommeil – La mort rôde – parmi les champs lunaires des lys – La grande nuit de la terre – Madagascar… »).

 

Et aussi un gros dossier consacré à Tchicaya U Tam’si : les relations Léopold Sédar Senghor / Jean-Félix Tchicaya (le père du poète) et suivant les relations Léopold Sédar Senghor / Tchicaya U Tam’si racontées par Nimrod, une présentation conséquente, enthousiaste en minitieuse (comme toujours) par Christophe Dauphin, la reprise d’un entretien Tchicaya U Tam’si / Jean Breton. « J. B. : Vous êtes un oiseleur. c’est à flot que els images s’envolent de vos poèmes. T. U. : En ce moment, j’écris moins parce que j’ai tendance à être moraliste : ça me gêne » ;

 

et une belle volée de poèmes : « Il venait de livrer le secret du soleil – et voulut écrire le poème de  sa vie – pourquoi les cristaux de son sang – pourquoi les globules de son rire – il avait l’âme mûre – quand quelqu’un lui cria – sale tête de nègre… » Et la francophonie d’aujourd’hui pour clore ce super-riche numéro : Nimrod, Abdourahman Wabéri, Jean-Luc Raharimanana, patrice Nganang et Alain Mabanckou : « Choisis tes mots – N’emprunte pas ceux des autres – L’indépendance commence – Par le choix – Et s’arrête avec l’adhésion ». Et bien d’autres trucs encore…

 

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°192, 2023).




Lectures :