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Lectures :

Dans cet ouvrage, Christophe Dauphin présente dans un essai la vie et l’œuvre de Patrice Cauda, suivent un choix de poèmes et des inédits où la signature manuscrite du poète clôt l’ensemble non sans émotions pour le lecteur. Car dans le tremblé des lettres, se révèle tout ce que fut le poète de bouleversements et de ténacité. L’année de sa naissance à Arles est peu certaine, 1925, 22 ou 21, le jour de sa mort est inconnu, seule l’année l’est : 1996.

Christophe Dauphin, sans comparer ni unir leurs destins, fait se rapprocher au plus près Van Gogh et Cauda : La chambre de Vincent c’est celle d’un Patrice, à la différence que toute la famille dort dans la même pièce. En 1939, Cauda part à Avignon, ville où le premier groupe des HSE, qui deviendra celui de Patrice Cauda, exigera le cri cosmique, une attitude d’humanité, le sens de l’actuel, le moment de la tragédie où la vérité est sans parure.

Incorporé en 1942 dans les Chantiers de jeunesse, il est transféré en 44 à Tulle. Faisant partie des 120 otages désignés arbitrairement par les nazis comme objets de vengeance contre la résistance corrézienne (99 hommes seront pendus aux balcons de la ville le 9 juin 1944), Cauda échappera de justesse à la mort. Il écrira : Il ne reste qu’une pierre à leur bouche tordue//Chaque geste est un mensonge - sur le rocher de son secret. Auteur d’une douzaine de recueils et au fronton de deux revues (un numéro spécial Le Pont de l’Épée mis en œuvre par Brindeau, et en 1954 à la Une de la revue Terre de Feu de Marc Alyn), Cauda a reçu en 1961 le prix François Villon pour Mesure du cri.

L’essai de Dauphin restitue à l’homme et au poète toute sa vérité. Non seulement l’intériorité de Cauda est révélée, l’émotivisme de son écriture, mais son parcours dans son temps, tel un tracé métonymique, éclaire ici son existence, celles des poètes de sa génération (similitudes troublantes avec Becker, Brock…) et rend familier le fils, le frère, l’ami qu’il fut parmi ses semblables. La résonance de la poésie est universelle écrit Dauphin, aussi seul fut-il, Cauda n’est pas séparé de ses contemporains ni de nous-mêmes et cette phrase fait alors écho dans le lecteur Je n’ai pas connu Cauda et pourtant je ne connais que lui.

Son écriture a ceci de particulier, qu’aussi douloureuse soit-elle, elle est préservée d’un lamento qui serait égotiste ou masochiste par la beauté du verbe. Cauda ne s’est jamais détaché des autres et du vivant : Ce n’est pas la couleur que je porte/qui fera le ciel moins bleu// L’éveil est dans la chair labourée/de tout ce qui s’effrite et des fureurs/naîtra un cœur plus grand//Un mot lancé comme un oiseau/si loin enroulé autour de quelle terre/pour revenir formé d’une histoire nouvelle//et cet autre vers, sublime, j’habite la lumière qui dépasse l’espoir.

Oui, émotiviste est cette écriture et ancrée dans le moindre geste et mot des autres, dans le moindre frémissement du monde. À celui capable d’écrire La mère défigurée et autres poèmes (je parle très loin à de sensibles secrets), capable de s’adonner à la poésie sans le moindre recul ou la moindre balise, il est juste de répondre par la lecture du livre de Dauphin (et celle des œuvres de Cauda), car oui, Patrice Cauda a peut-être écrit pour nous ces vers :

                                                              Cet homme si loin de moi

                                                              Posé sur l’autre versant de la terre

                                                              Je l’entends me parler toujours

                                                              Car sa voix est dans la mienne

 Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix, 2018).

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Christophe Dauphin publie ce choix de pèmes de Cauda aux éditions des Hommes sans Épaules. Les cinquante-trois pages d’introduction qu’il consacre au poète sont parfaites. Le destin a sauvé un jeune homme modeste d’une exécution programmée par les nazis ; l’œuvre en découle, dans une modestie d’une rareté exemplaire. Patrice Cauda écrit, dans L’Épi et la nuit, réédité par Jean Breton en 1984 : « Ma vie est l’explication d’une mort. »

Christophe Dauphin signale : « Il y a une amitié, nous le savons, mais davantage encore, une filiation, de Cauda avec les poètes de l’inventaire des blessures, la solitude et les gestes de l’amour, que sont Henri Rode, Alain Borne, Paul Éluard (il y a un ton éluardisant, mais fluide et personnel dans la poésie de Cauda) et surtout Lucien Becker. » 

Cauda, qui a rédigé l’hommage ci-dessous, écrira encore de son frère en poésie : « Un homme dont le nom n’est sur aucune lèvre / va devenir un simple trait sur l’horizon. / Après avoir été le sommet du couchant, / il s’apprête à redescendre parmi les pierres. » Ce livre, que donne Christophe Dauphin, apparaît aussi nécessaire que le poète d’Arles [1925-1996] enfin remis en librairie. L’hommage et la lettre suivants sont repris du présent volume. —

Pierre PERRIN (in revue Possibles, nouvelle série n° 34, juillet 2018)

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Christophe Dauphin nous présente longuement la vie et l’œuvre d’un poète méconnu, Patrice Cauda, grand solitaire inaccessible si ce n’est peut-être par ses écrits. Cet ouvrage est le premier témoignage de l’importance de ce poète.

Sa date de naissance est incertaine, 1921, 1922, 1924 ? Même le jour exact de son décès est sujet à caution. Né à Arles, la ville qui a maltraité Van Gogh, explique dans le détail Christophe Dauphin.

’est une poésie de la noirceur, de l’angoisse, de la douleur et de la souffrance (il faut distinguer les deux). Né dans les échos terribles de la première guerre mondiale, Patrice Cauda devra traverser la deuxième et ses atrocités. Cela n’aide pas à s’orienter vers le pôle de joie. Les poètes de cette époque furent marqués par ce contexte devenu texte.

C’est en 1939 que Patrice Cauda fait une rencontre déterminante, celle d’ Henri Rode, romancier en construction déjà en relation avec Paulhan, Mauriac, Green, Malraux et d’autres. Alors que Rode assume son homosexualité, Patrice Cauda reste voilé. C’est Henri Rode qui décèlera la talent poétique de Patrice Cauda et l’encouragera à écrire. Pris dans l’arbitraire nazi, il échappe de peu à la tragédie de Tulle. Comme beaucoup, il sera silencieux sur l’horreur mais celle-ci affleure sous les mots, fleuve rouge-sans sur lequel naviguer tant bien que mal.

Toute sa poésie sera un cri immense contre l’inacceptable mais un cri d’une lucidité implacable qui exige un dénuement total, ni espoirs, ni préjugés, identifications ou croyances. Cet homme, trop familier avec la mort, toutes les morts, est un poète de la désillusion et de la détresse absolue.

Ses deux premiers recueils sont publiés en 1951 et 1952, Pour une terre interdite et L’épi de la nuit, chez Debresse grâce à Henri Rode. Christophe Dauphin note que jamais Patrice Cauda n’aura présenté lui-même ses poèmes à un éditeur. C’est un poète reclus, incertain de lui-même et du monde. Henri Rode parle de lui comme d’un « poète panique ». Malgré un sens aigu de l’amour, Patrice Cauda fut englouti par les sables mouvants de la solitude. Il abandonna la poésie avant de mourir en 1996 laissant une œuvre bouleversante.

La belle et sensible monographie de Christophe Dauphin est suivie d’un choix de poèmes inédits et saisissants.

Patrice Cauda est un poète de la plus sombre des beautés mais, mieux et plus que n’importe quel modèle psychologique, sa poésie explore au plus profond la psyché humaine. Si vous n’achetez qu’un livre de poésie cette année, achetez celui-ci.

Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, 17 août 2018).

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"Tout l'été la cigale - Scelle sa mort - Dans une olive. Livre évènement ! Ouvrier à douze ans, Patrice Cauda l'obscur, le méconnu, est un poète éblouissant, génial; l'un de ceux qui resteront. Poète, essayiste, Christophe Dauphin, qui dirige la revue Les Hommes sans Epaules, fait revivre l'auteur de Pour une terre interdite, avec lyrisme, émotion, précision. Nus, racés, puissants, plus ou moins désespérés, suivent cent quarante poèmes à couper, bien souvent, le souffle..."

Michel DUNAND (in revue Coup de Soleil n°103, juin 2018).

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"Cest un peu un tour de force de la part de Christophe Dauphin d’écrire un essai sur Patrice Cauda (1922, date approximative-1996) poète autodidacte. Il ne l’a pas connu d’une part et d’autre part, l’homme étant avant tout discret et mystérieux, il n’y a guère de témoignages et de documents le concernant. Mise à part, bien entendu, la quinzaine de recueils qu’il a publiée de 1952 à 1967. Avant de s’arrêter d’écrire, définitivement. Ce qui somme toute délimite une période assez courte de sa vie.

L’auteur s’attarde sur sa ville natale, Arles, en digressant sur Van Gogh, avant d’en venir à Avignon où il rencontre celui qui sera un peu son mentor : Henri Rode (Les Hommes sans Épaules, Poésie 1), puis Tulle où il travailla, pendant la guerre, et Christophe Dauphin nous rapporte avec son sens du récit l’épisode où on peut le considérer comme un miraculé puisqu’il ne fut pas exécuté en tant qu’otage, alors que 99 sur 120 le furent... 

Le choix de poèmes et les inédits rassemblés (sur la période 1944–1967) montrent un poète assez noir, ce qui montre bien sa modernité encore aujourd’hui. « Où donc est ma place sur la terre / si le ciel s’y refuse / en me poussant vers un lointain / sans rive aux contours définis » Sa poésie se distingue par sa grande sincérité. Il n’hésite pas à écrire : « La nudité est l’objet du poème ». Et ses vers s’étirent souplement dans des strophes élastiques. « Mon Dieu comme c’est long / ces jours soudés avec les nuits / et ce cœur qui ne veut pas moisir ».

Il y a des images récurrentes comme celle du poignard, mais le mot espoir revient souvent cependant. On devine une poésie où l’isolement et la solitude règnent, et une vie de souffrance et d’inquiétude. « Seul dans le vide résonne / Cet appel de bête blessée / Qui erre dans l’obscurité des mondes ». Le poème « La mère défigurée » est une suite très émouvante sur la mort de sa mère. Autre temps fort de cette anthologie : « Le péché radieux » où il ne cache pas sa tendance amoureuse : « …ma lèvre se fait religieuse / devant cette fleur de chair dressée / tu me soulèves vers un autre monde… » Le titre « Le péché radieux », dans une alliance de mots, associe à la fois le bonheur et la honte, et c’est peut-être dans ce rejet ressenti de la société que réside son mal être qui caractérise sa poésie à la fois splendide et douloureuse. Ainsi peut-il écrire dans ce même domaine un peu mystique : « Je soutiens ma vie avec des clous sanglants. » 

Jacques MORIN (cf. "Les lectures de Jacmo 2018" in revue-texture.fr, septembre 2018).

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"Christophe Dauphin surprend toujours par sa capacité à découvrir des auteurs méconnus, souvent au parcours douloureux et au destin tragique,  et à sortir leurs œuvres de l’ombre où elles se tiennent. La vie « sans joie » du poète  Patrice Cauda, dont la date de naissance même est incertaine (entre 1921 et 1925), témoigne des drames du siècle dernier. Enfant pauvre élevé par sa mère, rescapé d’un terrible massacre commis par les nazis en 1944, il eut l’existence recluse et solitaire, faite de misère et de précarité,  d’« un mort qui marche » jusqu’à son décès en 1996. Au terme d’une minutieuse recherche, Christophe Dauphin parvient à retracer le destin brisé de celui qui ne pouvait qu’« écrire contre la mort comme on écrit contre un mur ». Son essai biographique est suivi d’un copieux choix de poèmes de Patrice Cauda dans deux tiers de l’ouvrage."

Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", in n°24 de la revue Spered Gouez, 2018).

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"Un essai sur la vie et l'oeuvre de P. Cauda (1925-1996), poète méconnu dont l'oeuvre est inspirée par les atrocités qu'il a vécues pendant la Seconde Guerre mondiale."

Electre, Livres Hebdo, 2018. 

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"Un choix de poèmes inédits de Patrice Cauda, poète important et emblématique de la revue Les Hommes sans Epaules, écrits entre 1944-1967, opéré par Christophe Dauphin. Né à Arles (sa date de naissance reste un mystère: 1921/1922 ? 1925 ?), Patrice Cauda, poète et homme du peuple, rescapé des massacres de Tulle, s'est forgé en tant qu'autodidacte et sera ouvrier dans un usine à douze ans, garçon de café, préposé au vestiaire dans vingt caravansérails, représentant des éditions Pauvert. Il vivra toujours, aliéné, d'un métier purement alimentaire.

Patrice Cauda appartient à l'une de ces générations de poètes nés pendant et après la Première Guerre mondiale et... dans l'attente de la Seconde: cela façonne un être. Ses premiers poèmes sont écrits après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, et notamment une suite de six poèmes, pour lesquels Jean Breton écrit : "Ces poèmes demeurent un monument d'émotion que peu de poètes ont pu en hauteur égaler..."

Les thèmes de sa poésie: la haine de vivre d'un métier qui en le concerne pas, la solitude, la ville, la nature, la banalité, la vilénie des êtres, la mort promise, mais aussi l'amitié, la beauté, le plaisisr qui seul bouscule un moment le malheur. La douleur chemine sous la peau du poète; elle creuse et s'élargit; elle semble ne pas avoir de frontières: Je suis un cri qui marche. La solitude étant sans remède, malgré l'amour, la sensualité, la fraternité, Patrice Cauda s'y enfonça, peu à peu, puis définitivement, en guettant la chute des jours. Il abandonna la poésie et son coeur cessa de frapper: il meurt en france en 1996 dans l'anonymat.

Le cas d ece poète solitaire, de ce mystérieux orphelin, élevé dans la chaleur humaine, mais dans la pauvreté, la misère, prolétaire n'ayant quasiment pas été scolarisé, misérable, dénué de formation et de culture qui était Patrice Cauda, ne pouvait que susciter un vif intérêt chez Christophe Dauphin (né en 1968, à Nonancourt). Ce dernier, poète de l'émotivisme, essayiste, membre de l'Académie Mallarmé, est aujourd'hui directeur de la revue Les Hommes sans Epaules.

Parallèlement à son oeuvre de création, il a écrit de nombreux articles critiques et théoriques. Il est l'auteur de trois anthologies de la poésie contemporaine, de seize livres de poèmes et d'autant d'essais sur la poésie contemporaine et l'art moderne."

Mirela PAPACHLIMINTZOU (in revue Contact+ n°82, Athènes, juin 2018).

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Patrice Cauda est aussi au nombre des poètes auxquels Christophe Dauphin a consacré un de ces volumes. Cette fois-ci cette anthologie dont il est l’unique maître d’œuvre nous permet de découvrir ou de redécouvrir à nouveau un grand poète : Je suis un cri qui marche, Essais, choix et inédits. Orphelin, ouvrier et rescapé des massacres de la seconde guerre mondiale, cet immense poète autodidacte nous émerveille, nous émeut, nous intimide, tant est puissante sa poésie, d’une gravité incroyable, d’une densité surprenante. Classique au demeurant, mais il en faut du talent pour marcher dans les pas de prédécesseurs qui ont tout exploité des richesses de la langue…croit-on, car Patrice Cauda nous démontre que l’on peut encore avancer en territoire connu.

 

Mon Dieu comme c’est long
ces jours soudés avec les nuits
et ce cœur qui ne veut pas mourir

Tant de cris pour l’obscurité
toutes ces mains qui se balancent
et cette sève infusée aux choses

Corps maladif retenu aux heures
tu n’as pas fini de trahir
sans un geste comme un fruit trop mûr

Terre muette touchée par les morts
qui espire l’inquiétude des pas
accrochés semblables au lierre sur la pierre

Ce front plissé ressemble à la vie
où chaque instant marque son passage
pour qu’un fleuve recommence la mer

Carole MESROBIAN (cf. "Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules" in recoursaupoeme.fr, 4 janvier 2019).

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"La première série de la revue Les Hommes sans Epaules fut fondée par Jean Breton en 1953, avec des poètes tels qu'Henri Rode ou Serge Brindeau. Elle sera proche de figures telles qu'Alain Borne ou Lucien Becker et durera jusqu'en 1956. Elle sera proche de poètes tels qu'Alain Borne ou Lucien Becker et durera jusqu'en 1956. Parmi les poètes liés à la revue, Christophe Dauphin, qui en dirige la troisième série, fait revivre le "poète méconnu" Patrice Cauda dans un volume anthologique.

En juin 1944, à l'âge de dix neuf ans, Cauda vécut une exéprience traumatique, en échappant de peu à la pendaison dans la ville de Tulle, où les Allemands avaient commencé à exécuter de la sorte quatre-vingt-dix-neuf hommes. Il sera ouvrier, vivra de petits métiers, et trouvera des amis dans la communauté poétique d'Avignon. Quel poète, quelle poésie peuvent naître de telles prémisses ? Une poésie qui crie en taisant les choses, toujours traversée de filigranes, une poésie bouche et yeux ouverts et fermés à la fois : "Derrière son masque cet homme - cache une plaie - seules ses paupières fermées - montrent le cri qu'il fait... - L'ombre connaît sa douleur - profonde et sans racine - son amour comme uen moisson - rongée par le règne du mal." Ce poème ouvre la section des inédits, dont la datation commence en 1944...

De 1952 à 1964, le poète publie une quinzaine de plaquettes, de cette écriture où l'explicite et la simplicité directe s'allient à la suggestion des images : "De tant de douleurs comment faire une vie - Trop de larmes ont noyé le bonheur - Le jour n'est plus qu'un désert à traverser - Au fond du coeur l'amour n'a plus de cris."

Il faut particulièrement signaler, dans son premier livre, "Pour une terre interdite" (1952), le long poème adressé à la mère du poète ; cette "Mère défigurée" doit compter parmi les poèmes les plus poignants et les plus évidents à la fois, dans l'expression retenue et intense du deuil et de l'amour : "cette femme en robe ancienne est une morsure", dit le fils, qui avoue plus loin : "Un soir elle a dit je suis fatiguée - nous n'écoutions pas le sommeil - elle est morte sans nous déranger - nous nous sommes dispersés dans l'ombre.

Puissent Christophe Dauphin et les éditions Les Hommes sans Epaules poursuivre leur ouevre de redécouverte d'autres poètes méconnus."

Gérald PRUNELLE (in Le Journal des Poètes n°2, Belgique, 2019).

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Christophe Dauphin nous fait découvrir un poète contemporain, Patrice Cauda (1921-1996), né en Arles, dans une famille pauvre, de père disparu. C'est un Rimbaud sans culture et sans fuite, originaire du pays de Van Gogh, dont Christophe Dauphin souligne la communauté de destin.

Le poète est demeuré inculte jusqu'à l'âge de dix-huit ans environ, âge auquel il fait la rencontre d'Henri Rode et des Hommes sans Epaules.

Puis c'est la tragédie de Tulle, en 1944, où il a vu la mort arriver très près.

L'homme reste obstinément humble et secret; jamais il ne s'offre aux revues ni aux éditeurs; ce sont ses amis Henri Rode, Jean Breton et Serge Brindeau qui le poussent.

Pour Christophe Dauphin, Patrice Cauda est le poète "de l'inventaire des blessures", dans la lignée de Lucien Becker, Paul Eluard, Alain Borne et Henri Rode.

Les trois quart du livre sont une anthologie - livres parus et nombreux inédits - de cette poésie profondément déchirée, dominée par la parole qui manque d'air, où le sens domine : "Je voudrais vomir tout mon ciel".

Le néant gagne et l'homme s'affole : "Autour du granit de chaque jour - les mains battent comme des oiseaux - perdus sur une mer sans rivage".

La poésie; même, parfois en peut rien contre la désillusion : "Les doigts assemblent des lettres - Dont la somme est trahison".

Il y a cependant de l'espoir : "J'habite une lumière qui dépasse l'histoire". Avec parfois cette image christique du poète maudit : "il faudrait une blessure à nos flancs - pour percevoir notre musique intérieure". Nul doute qu'ici Christophe Dauphin nous la fait entendre.

Bernard FOURNIER (in revue Poésie Première, 2019).

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Lectures critiques :

LETTRE À CHRISTOPHE DAUPHIN, À PROPOS DE « TOTEM NORMAND POUR UN SOLEIL NOIR »

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout. Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte

la mer déborde du lavabo

et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète

je me suis adressé la parole pour la première fois

lors d’un cauchemar

avec des mots qui dressaient

non pas leurs hosties

mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme Les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

NIMROD (in recoursaupoeme.fr, 1er novembre 2022).

*

Avez-vous lu Dauphin ?

Infatigable animateur de l’importante revue de poésie Les Hommes sans Épaules, Christophe Dauphin est engagé dans une poésie qui n’exclut pas la révolte devant les horreurs de notre époque. Comme s’il s’agissait de survivre en érigeant, tels des totems, des poèmes. Mais dans ce monde qui s’écroule, demeurent les mots et l’amour. Pour Dauphin, « le poète est un gilet jaune » (p. 75). Je vois dans sa poésie une filiation avec « l’amour et le militant » de Gaston Miron.

Je dois à Christophe Dauphin ma découverte des poètes Ilarie Voronca, Vicente Huidobro, Patrice Cauda et Marc Patin. Dauphin est un formidable lecteur des autres poètes. À notre tour de le lire. J’ai donc commandé un de ses recueils. L’auteur a eu la gentillesse de me le dédicacer ! Voici 3 extraits de « Totem normand pour un soleil noir » que j’ai beaucoup aimé. Je souligne le remarquable travail d’édition, les très nombreuses illustrations d’Alain Breton en font un véritable livre d’artiste.

« Enfin toi

que je tenais et qui renais entre mes bras au-dessus de l’abîme ouvert à la recherche de ton nom sans temps mort à marche forcée vers ton corps ce soleil

Ici commence l’amour la peau de l’aube à l’orage ici commence un pays où la main se creuse un continent plus tranchant que la lame des étoiles… » (p. 131)

« Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules » (p. 45)

« Quelle éternité fait-il dans l’oiseau… » (p.66)

Michel PLEAU, Québec, Canada, 27 janvier 2023.

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« Une poésie épique et de l’historique, proche des grands élans de Neruda, Senghor ou Hikmet, mais elle procède par brèves braises, par flammèches et fulgurances, comme brandons qu’expulserait un VOLCAN. Chapeau ! C’est dans la poétique française actuelle très rare. »

Jean-Paul Klée, décembre 2022

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« D’abord le titre : il plante son auteur depuis l’origine locale en sa version magique jusqu’au jaillissement vers un ciel où se revendique le surréalisme à la Duprey.

Le livre est d’un bout à l’autre magnifiquement orné par Alain Breton, dans la collection « peinture et Parole ». Christophe Dauphin, c’est l’héritier du mouvement d’André Breton à l’état pur, c’est-à-dire que chaque page, chaque poème, chaque strophe, chaque vers est l’occasion d’innover dans l’image, d’inventer, de construire et déconstruire sens et vision, à la fois stupéfiant et dopant.

On n’est jamais dans l’ordinaire, le banal, le plat. Tout est possible, rien n’est défini. On se balade dans le paroxysme, on cavale dans l’absurde. On passe d’un extrême à l’autre : la mer déborde du lavabo, ou bien : … dans l’œil de verre d’un pare-brise. Ou encore cette série de trois vers, réjouissant : l’olive s’est noyée dans son huile – l’eau à vidé sa carafe – le parpaing a fui la maison…

Quelquefois c’est l’alinéa qui joue le rôle de booster : … jusqu’à faire dérailler la nuit – et le train… La métaphore peut coulisser doublement : … avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages. Parfois on n’est pas loin de Lichtenberg : … je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu – sa porte (toujours l’alinéa).

Enfin, ce peut-être le feu d’artifices dans la strophe complète : Je me souviens de ce paysage sans horloge – son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau – frappant l’enclume de l’aube.

Voilà quelques zooms pour la forme, qui dans un premier temps éclate au visage du lecteur. Viennent par-dessus, en même temps, gaufrés, les thèmes aussi divers que l’implantation normande entre Caen et Rouen, avec ses paysages viscéraux : la falaise nage en toi comme un œil, et ses sauteurs de prédilection : le cœur n’oublie jamais qu’un cœur nage dans son ventre (à propos de Jacques Prevel), avec deux métaphores parallèles.

Puis les poèmes complets autour d’un lieu, comme Gaza et L’azur court après sa côte de bœuf, la maison Picassiette, à Chartres, ou d’un poète comme Senghor, et Le poète est un Gilet Jaune…

D’autres choses encore comme la drogue : la flamme accuse le feu d’être pyromane, où les îles ici et d’ailleurs : la poésie est le langage de l’Amazonie…

Il y a le ton enfin : l’emportement, la colère, la véhémence, la rage qui secoue les mots et les images.

Le livre superbement enluminé donne la pleine mesure de ce que peut être l’écriture de Christophe Dauphin. »

Jacques MORIN (in revue Décharge n°189, mars 2021).


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Jamais titre n’a d’emblée touché aussi fort. On reconnaît dans ces quelques mots toute la force de son auteur, sa poésie sans concession et terriblement humaine. Le recueil est scindé en seize sections distinctes par le sens, (quelques titres : Retour contre soi, La cassure qui dort dans les pierres, Une main pour être utile, Vers les îles….) Elles sont cependant propulsées les unes par les autres, entrent en résonances et animent le verbe (et la lecture) d’un cinétisme presque insoutenable, tendu par la puissance des images et celle des émotions. Les peintures d’Alain Breton ornent (le verbe est de l’auteur) chaque page, compagnonnage subtil et fidèle, les couleurs et les formes, jamais semblables, interpellent et n’offrent aux poèmes aucun repos. Le Totem est énergie déployée, ancre unique et cependant diluée dans l’espace et les cœurs.

Le poète est né le 7 août 1968 à Nonancourt dans l’Eure, il n’est pas l’effigie ni l’axe central de sa terre natale, L’enfance de sable/que l’on ne peut pas ramasser, // Normand  je suis aussi de ce pays-là/ du pays des ronds-points de notre humanité/  il est homme parmi tous et chante dans ce livre une fraternité sans égale à l’égard de toutes ses sœurs et de tous ses frères d’armes Je suis du pays de Jacques Prevel//Nul homme n’est seul dans le ciel de la Charente/de l’Avre du Rhône ou de la Volga// Normand/je suis aussi de ce pays-là/de cette Provence des Hommes sans Épaules//

L’arme ne blesse pas mais réinvente un monde possible où trahison et injustice sont honnis et donnés en pâture aux mâtins invisibles de la révolte. On connaît l’extraordinaire travail d’écriture de Christophe Dauphin, plus de quatorze recueils de poésie, son œuvre de revuiste, et ses essais sur les autres : Cauda, Lucie Delarue-Mardrus, Voronca, Rousselot, Simonomis, Coutaud… Cet élan pour autrui, ce sourire sans fin, est lié intrinsèquement à sa poésie La poésie c’est le je qui cultive l’autre en moi, écriture du don, écriture salutaire. Dauphin ne se pose pas en sauveur mais en ami, il incarne l’amitié, il est celui qui pose la main sur la plaie béante de l’être aimé ou de l’anonyme, sans le dire (mais en hurlant de colère), sans ostentation (mais en écrivant). Sa poésie est acte, chaque combat le sien.

Ce recueil se lit comme une traversée du monde et de ses feux (pour en réchapper), comme une main tendue quand il fait noir. Dauphin personnifie l’espace, le totémise presque, Le ciel s’enfonce dans la boue du Caux//Les arbres suent du pétrole// Ici l’azur vous offre la main// Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche//O îles qui passez au loin//…

Et lui, le poète, se fait espace, se laisse imprégner de toutes parts par les éléments, il fusionne avec la nature, la ville, la réalité et ses pestilences jusqu’à dématérialisation et dilution de son corps un visage éclate dans le bois sec de mes artères// Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules//La falaise c’est toi entier dans sa vague//La falaise nage en toi/ elle n’est pas seulement le pic de ton visage//  Là même où j’ai vomi les papillons// Un visage que je taille dans la pirogue d’une falaise//Le sang est monté au plafond pour secouer la foudre// Un sanglot que les chevaux traversent (O la beauté de ce dernier vers !)

L’écriture de Dauphin, à la densité presque épique, d’une sensibilité aigüe, draine et emporte, charrie immondices et nuages, lave le monde. Le poète incarne la révolte et avec elle les forces du possible. Sa voix plonge dans les failles, les plus visibles et celles enfouies au plus profond de chacun. Sans jamais céder face à la douleur et aux béances, cette poésie du combat est un hymne des plus mirifiques à la vie. De même que l’on peut compter sur l’homme, cette poésie exfiltre l’espérance sans qu’elle ne soit jamais ni promise ni même nommée.

Totem normand pour un soleil noir est un voyage hallucinant, on est revient vivifié et abasourdi, secoué d’images, tremblant et pacifié.  Lire ce recueil c’est accompagner ce totem normand, incarner la force de son souffle et le recevoir en plein cœur, myriades d’émotions jaillies d’une poésie à fragmentation. Salutaire.

Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°36, 2021).


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Critique littéraire, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, membre actif de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin a aussi écrit une vingtaine de livres de poésie et des essais sur des écrivains tels que Jean Breton, Verlaine, Sarane Alexandrian, Henri Rode, Jean Rousselot. Le lire, dans Totem normand pour un soleil noir, son dernier recueil, c’est prendre en compte deux éléments essentiels qui éclairent ses écrits : la « normandité » et l’émotivisme.

Le premier mot a été forgé par Léopold Sédar Senghor dont on connaît les liens avec la Normandie. Lors d’une conférence privée à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen – le texte intégral en a été publié par les éditions Lurlure en 2018 –, il avait pris grand soin de préciser que le terme de « normandité » tel qu’il le concevait n’était pas la « normanditude » et qu’il ne pouvait être assimilé à celui de « négritude », dont le sens est tout différent. Il y définissait la « normandité » comme « un lyrisme lucide » et disait de l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, qu’il était un « créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même », un créateur de beauté. Christophe Dauphin, qui connut Léopold Sédar Senghor, a fait sienne cette « normandité », à la fois dans sa singularité et son universalisme, une certaine manière de vivre et de penser aux dimensions du monde sans perdre ses racines.

L’autre élément, tout aussi important, est l’émotivisme. Le mot lui-même avait déjà été évoqué par ses amis Guy Chambelland et Jean Breton, mais Christophe Dauphin lui insuffle, avec ses complices de la revue Les Hommes sans épaules, une énergie nouvelle et en précise le sens en l’inscrivant au croisement de la « poésie pour vivre » et du surréalisme, sans oublier le grand ancêtre que fut Pierre Reverdy. Dans un entretien avec la revue Ballast, il proposera cette définition : « L’émotivisme est la création par une œuvre esthétique – grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre – d’une émotion particulière, et non truquée, que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. Car la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. » Qu’on n’attende pas de lui une quelconque poésie de recherche, forgée laborieusement à grand renfort de clichés universitaires, et il n’est pas un mécano qui « trafique le moteur du langage ». Si Christophe Dauphin parle d’esthétique, c’est d’une esthétique de la rupture, qui met les nerfs et la pensée à vif, qui « sabote les sens » pour mettre le réel en dérangement – ce qui n’est pas sans faire penser au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » d’Arthur Rimbaud.

Avec Totem normand pour un soleil noir, superbement orné par Alain Breton, Christophe Dauphin nous rappelle – par le titre déjà – qu’il appartient à un clan, s’inscrit dans une lignée d’écrivains, d’origine normande mais pas seulement, avec une prédilection pour ces poètes marqués du sceau du « soleil noir » que sont, entre autres, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Jean Sénac, Marc Patin. Le livre part d’une adolescence révoltée dans la banlieue ouest de Paris où il déambule, « la vase aux lèvres et la rage en bandoulière », parmi d’autres « compagnons du gravier » au pied des tours.

Dès les premiers mots, le lecteur est bousculé, entraîné dans une « zone d’extrême turbulence » entre l’être et le dire. Il sait qu’il ne sortira pas indemne de cette lecture où la poésie travaille au corps-à-corps, à « la hache d’un cri ». On n’en demandait pas moins de cet écrivain qui « entre par effraction dans l’alphabet », et dans le réel, car c’est « dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots ». Il y a un double mouvement chez ce poète, vers l’extériorité, y compris la réalité la plus sordide qu’il « fracture avec un pied de biche », définitivement du côté des opprimés et des révoltés, en France et ailleurs, ses « frères humains », et vers l’intériorité où il faut creuser pour réveiller les rêves enfouis : « malaxe tes régions reculées qui frottent leurs bois de fables contre l’épaule du cri », écrit-il.

Deux vers expriment clairement ce cheminement : d’une part « les mots boxent la langue avec les poings de la vie », d’autre part « la poésie boxe les mots avec les poings du rêve ». Christophe Dauphin nous entraîne vers une « connaissance par les gouffres », comme l’écrivait si magnifiquement Henri Michaux. La violence de l’écriture n’en masque pas la sauvage et ténébreuse beauté, mais au contraire la révèle :

 « Bouquet d’orties en travers du cri qui recrache la mer

 dégaine ta vie qui tourne sur toi-même

 dégaine et tire à bout portant ton enfance

 tes mots-poumons tes tripes qui lèvent l’ancre

 ton langage qui plonge comme une sonde

 mal aiguisée entre les vagues

 dans les mille et un cauchemars de tes os. »

Alain ROUSSEL (in www.en-attendant-nadeau.fr/2021/05/19).


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Avec les ongles et les dents du langage - je suis un loup dont la meute a été décimée - dans un sac de mots épuisés d'éclairs - qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos. Cela ne résume pas les trois âges de l'énigme du sphinx, c'est bien plus vertigineux. Cela résume toute l'histoire de l'humanité. Exclu de la meute, assoifé de pouvoir qu'il était, Minos, enfermé dans le labyrinthe comme le Minotaure, s'envolera-t-il pour se brûler les ailes ou illustrera-t-il par ses actes les dessins de Picasso si mal connus de Minotauromachie, brouillons de Guernica ?

Chapitre VIII, le poète est un gilet jaune: superbe poème à la gloire de la révolte du même nom, de tous les éborgnés, de Geneviève Legay, de l'ancien boxeur Dettinger, qui sauva la vie d'une femme à terre, menacée par une charge aveugle de la police.

Ces lignes le célèbrent : Frappe le malheur et la misère - les canines du néant - qui rendent invisibles à autrui à uex-mêmes - frappe l'oppression jusqu'à son ombre - sur la passerelle les tam-tam galopent - comme un feu de brousse qui te sacre soleil...

A LIRE ABSOLUMENT !

Alain WEXLER (in revue Verso n°184, mars 2021).

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Totem normand pour un soleil noir, ce magnifique ouvrage poétique de Christophe Dauphin, orné par Alain Breton, lie la parole et la peinture dans une spirale enivrante : Sur le ring de la vie - la poésie boxe les mots avec les poings du rêve - cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux.

Ces mots de Christophe Dauphin définissent la poésie, combat implacable et perdu d’avance mais une défaite retournée en victoire, plus exactement en liberté par le dépassement de toute forme. Il avertit : « Réveille-toi dans tes os ». C’est ici et maintenant, dans cette chair là, dans ce corps là, qu’il s’agit de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur le réel pour le transformer par la subtile alchimie de la poésie, art de vivre, de mourir et de renaître de ses cendres. En effet, si « L’azur court après sa côte de bœuf » il est toujours question d’aller « Vers les îles ».

La poésie de Christophe Dauphin est au plus près de l’expérience, de la douleur et de ce qu’elle sécrète de lumière, de connaissance de soi. Il nous fait marcher aux côtés des exclus, des parias, des combattants, des fils et filles de la colère, des vivants finalement, contre les Hommes-machines et leurs produits aliénants. C’est un cri et un coup de pied dans la poubelle dorée du monde, un appel à l’insoumission et à la veille. Ne jamais fermer les yeux, ne jamais même ciller, ne jamais baisser la garde des mots, laisser libre la place pour la joie, la fraternité, l’amitié, l’alliance des êtres.

 

La poésie écarte tes dents pour que la mer se dégorge de toi

et mange ton visage dans un miroir

ce diamant noir qui saigne en moi

 

Elle libère la colère de ton armure amnésique

volcan au milieu de tout et de rien

dans la déchirure du bocage de la chair

 

Et vogue la barque de la vie

qui est un refus dont je suis un atome

un refus qui brandit les poings de mille paysages

dont j’aborde les lèvres comme une plage à habiter

 

D’abord survivre puis vivre intensément entre les instants de la survie. Se désenclaver du monde. Parfois située, Normandie ou Provence, la poésie de Christophe Dauphin creuse les souvenirs et les savoirs, cherche l’expérience originelle en ce qu’elle a d’insituable, d’universel, de permanent. Il appelle dans son chemin anonymes, proches ou poètes disparus, à la fois fantômes et éveilleurs.

 

Pas de soleil d’or sans soleil noir.

 

Il ne s’agit pas de changer le monde. Le monde est un donné. Mais de l’inclure dans quelque chose de plus vaste, toujours inscrit dans le regard de qui est attentif, attentif réellement. Le monde n’a pas besoin de sauvetage mais d’entendement.

 

L’œil ne s’ouvre jamais que de l’intérieur

vers la lumière carnivore

des papillons d’air et de douleur

 

Le personnel n’est pas le sujet mais la flèche qui oriente, qui ouvre l’horizon, qui pousse vers le soi et vers ces autres qui demeurent, verticaux et vivants, dans les tourmentes comme dans les temps suspendus.

 

Quelqu’un ici est près de moi

qui jamais ne m’abandonne

cet amour de mes amis

avec qui je tiens à mon tour au soleil les Assises du Feu

 

Un admirable instant un festin éternel

dans un silex qui n’est pas une hache guerrière

mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules

dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 28 octobre 2020).

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Il existe dans ce live une foi inébranlable en les mots et la poé­sie. Dauphin la concocte dans une sorte de néo-surréalisme engagé de bon aloi et une foi dans l’humain démuni face aux divers pou­voirs poli­tiques, idéologiques et religieux.

S’y retrouve - mais sans moindre copie - une doxa héritière des grands anciens, de Vaché à Cendrars en passant par Eluard et bien d’autres. Ils coha­bitent avec des tubes d’Ultra Brite mis comme frontières ou blindages pour faire sourire les barbelés qui, en Palestine et à San Diego, partagent le bon grain de l’ivraie.

C’est sou­vent vif, lyrique tant l’auteur se plaît dans ses mots. La révolte gronde dans des dérives orphiques où il s’agit d’assurer une survivance dans un monde grevé de son lot de perdants : migrants, drogués, etc..

Dauphin veut donc brasser le monde avec ambition pour le secouer…

Jean-Paul GAVARD-PERRET (in le littéraire.com, 25 octobre 2020).

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Ces poèmes expriment le goût pour le travail de la langue, l'attachement aux paysages de Normandie et de Provence, ainsi que la colère contre les religions et le fanatisme. Le poète plaide en faveur d'un monde plus fraternel et se révolte contre le saccage du vivant.

Livres Hebdo / Electre, 2021.

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Mûrie dans les désirs, lavée dans le blasphème, indissociable de la douleur/terreur de vivre et de mourir, engendrée par l’irrationnalité morbide de l’injustice, la colère du poète a changé la couleur du soleil. Et l’on voit naitre la force d’un art poétique si naturellement tourné vers la diversité de l’être et des autres, vers la plaque tournante des fondements, que c’est comme à la manière d’un chœur antique qu’il semble relater les événements, les drames, les jugements iniques du monde, et notamment de la cité à la dérive, faire imploser leurs socles, leurs sédiments.

Montée en flammes, montée en mots, usage du vrai, d’un radiocarbone authentique, et degrés conquis sur les domaines antinomiques de l’impossible : voilà les matériaux du livre. Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire nous dit Christophe Dauphin et l’on entend que c’est d’une main de guérisseur pour en extraire les étincelles sublimes qui en dépit de l’ombre et de la nuit temporelles y demeurent. Dès lors, entre l’aube et le crépuscule, il faudra chercher les filons dans l’incertitude, dans ce « peu à vivre » de l’adolescence, filons qui ont pour noms, miraculeux, Yves Martin, Léopold Sédar Senghor (et bien d’autres), et comme contenant le jeune Christophe Dauphin qui jamais ne se dédira de sa conviction : la lumière, le soleil est dédicataire du chemin.

Et dès l’enfance, cette enfance à la fois décontenancée et volontaire, qui se déroule dans la cité dortoir de Colombes, et qui constitue le premier mouvement du recueil, il y a toujours un tournant où les lueurs percent au milieu des décombres. Selon le principe d’une nouvelle collection Peinture et Parole des éditions Les Hommes sans Épaules, le texte est orné par Alain Breton. Je recommande vivement d’aller voir du côté de ces « ornements ». Il y a là une manne si riche qu’elle provoque arrêts et illuminations.

L’ouvrage se compose de seize chants qui suivent une chronologie approximative relative aux rencontres et aux épisodes déterminants. L’idée-force est cette ligne de conduite constitutive de la personne comme de l’œuvre, cette exigence morale jamais démentie. La fonction créatrice relève ici de l’intellect autant que des abstractions sensibles et imaginatives. La conscience, la pensée, l’enjeu rationnel engendrent leurs propres mondes, leurs propres cimes, leurs mystères. La raison bâtisseuse, le savoir lucide avec la cassure qui dort dans les pierres détiennent les clés des puissances oniriques. Point ne suffit à l’auteur de se laisser porter par un fluide poétique, il faut que le verbe érige l’avenir, construise les fractions de ciment et de ciel, soit partie prenante avec les données du réel.

Il faut que l’homme, consacré en écriture, secoue la lumière de ce ciel, avec ses essences et le spectre des possibles sur la terre. On ne se repose jamais dans les mots, on les délivre de leur être figé, de leurs fictions, on les revêt et leur confère leur part concrète, éminemment efficiente, d’humanité. Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche / j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie / qui dort dans les pierres / avec sa cassure gyropharisée / bétonnée avec ton venin / armaturisé avec tes os. La colère migre, amasse des triomphes, des défaites, se retrouve par-delà les mers, par-delà les frontières, à Alger, à Tunis, à Damas, au Caire, partout où les tueries, la haine et l’injustice rivalisent avec le soleil. Et les mots, des mots sans corps devant l’imposture, le mensonge et les faux-fuyants, devraient demeurer des mots de fête et de chandeleur ? Peut-être deviendront-ils un jour célébrations, peut-être l’azur sera-t-il alors libéré du cœur des galets, mais pas ici, pas maintenant, pas tant que la nuit n’a pas encore été décapitée. Révolte qui peut parfois donner le change, sembler se commettre avec un parti-pris de beauté, avec ses leurres, ses camouflages, ses travestis, ainsi que dans ce cinquième chant L’azur court après sa côte de bœuf qui aborde les reflets et les éclats viciés du sud de la France.

Azur dont le poète nous dit comme par prudence j’en ai toujours un au fond de ma poche, combiné ici avec un simulacre d’harmonie, avec la mer et la disparité des hommes et des apparences, tous ensemble bien guindés, bien gainés, bien faussés. Mais la colère n’est pas seule à s’illustrer dans le cycle impétueux de l’auteur. L’altérité, ce sourd ferment communautaire, cette autre forme de l’amour du prochain, prospectif, décanté, inquiète son sommeil, captive ses sens, sa vision, son éthique, stipule son crédo comme au cœur d’une nuit d’insomnie : La poésie ne dit pas seulement : / JE EST UN AUTRE ! / Elle dit aussi surtout : / JE SONT TOUS LES AUTRES ! L’altérité, la passion humaine infiltre ses textes, nourrit sa recherche, sa substance poétique, creuse son sillon dans son corps et ses rêves jusqu’à l’obsession Survivre / il faut survivre… / une phrase de poings jetés dans le sommeil / mille visages en un seul / qui bondissent à ma gorge / affamés / délirants.

Caux, Le Havre, Etretat, Rouen, partout son cœur s’attarde, fait le constat furieux de l’échec et de la cruauté éternels, administre le baume, l’impuissante consolation de ceux qui portent témoignage, partout où Il pleut la mortdes baïonnettes taillent la côte de bœuf du paysage. Les mots ne sont pas que le bleu du ciel. En tous lieux, sa parole sert les bans lésés, criblés, de la mémoire. L’histoire et l’espoir pourront-ils se régénérer, revivre autrement ? Quoi qu’il en soit le poète s’y emploie d’une constance et d’un élan sans cesse rehaussés. Les mots ne sont pas que des organes d’étoiles.

Et comme pour étayer sa voie, son engagement sans partage, se déploie le thème Normand. Il surgit, dénudant un peu de sa splendeur à chacun de ses surgissements, le grand pays normand inséparable de ses desseins, dispensateur d’intégrité, avec sa loi d’honneur, son soleil privé, élu pour sa permanence factuelle, son immédiateté, et parce qu’il dispense la sentence, le décret historique que l’homme retrouve sens et foi dans son origine. Non pour s’y enfermer, Christophe Dauphin est bien l’être de tout repli, de tout retrait stigmatisés, mais pour y retrouver et faire jouer les fibres d’une cohérence intrinsèque. En vertu de cet enracinement indéfectible, des forces, des volontés inextinguibles qui s’y relaient, et en dépit de ce trop de réalité qui nous étrangle, il va actualiser son aptitude à la pluralité du monde Je voudrais vivre jusqu’à la fin à chaque endroit / où je m’arrête / à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours, et accomplir ce qu’il a une fois pour toutes résolu, sa propre voie fraternelle, substantielle parmi le chemin d’hommes. Un admirable instant un festin éternel / dans un silex qui n’est pas une hache guerrière / mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules / dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

On le verra partout où se plaident les outrances de l’histoire, dans les nuits laides, nécrosées du passé, des crimes contre l’amour, contre l’aurore, au sein des combattants, des résistants, des Gilets jaunes, on le verra dans les déroutes et les dérives qui se profilent au bord de l’avenir, juste au bord ! Des fureurs venues de tous les âges, de toutes les sphères étoilent sa vocation de poète. Ses mains, son cœur, les forces, les gages de ses écrits sont pris inexorablement au défilé des saccages. Comprenons-nous assez cela !

Jusqu’aux épilogues (non définitifs), jusqu’au retour (non exhaustif) vers ses îles réelles et imaginaires parce que soudain un appel de vie, la requête puissante d’un rêve a frayé la route au désir : La robe frôlée de l’île secouant ses draps - Mes yeux repliés sur toi - Traversant tes yeux je te rencontre - pour aller vers plus de lumière contre toi -tout entier j’en brûle - Grande Fleur des îles cicatrisant les plaies - tu t’ouvres chaude comme une fenêtre - pour traverser la nuit.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).

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En  seize longs poèmes numérotés en chiffres romains et illustrés par les collages d’Alain Breton, Christophe Dauphin nous immerge dans sa  poésie iodée et énergique, du pic des  falaises au roulis des galets. « Dans l’émotion seule du vécu », il affirme d’emblée le rôle fondateur de son pays normand dans son itinéraire : « il y a un soleil noir qui nage dans une falaise ». « Nombre parmi les nombres », il appartient à ce « pays bercé par les vertèbres des falaises / que la mer escorte ».

Le Havre et Rouen, villes « unies comme deux lèvres qui embrassent leurs morts », portent les cicatrices indélébiles des martyrs et l’empreinte de notre histoire. Il définit sa « normandité » comme un « lyrisme lucide » qui lui a permis d’entrer « par effraction dans l’alphabet » et de s’affranchir des frontières.

Héritier du surréalisme, il se situe aussi dans la filiation des poètes marqués par le sceau du « soleil noir », tels Marc Patin, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Henri Rode, Patrice Cauda, Jean Sénac, ses frères en poésie, froudroyés par une tragique destinée. Résolument engagé dans une poésie humaine au  souffle lyrique assumé et à l’émotion revendiquée, il laisse éclater des mots « de  colère et de feu »,  car « ce n’est pas en pantoufles / qu’on peut décrocher les étoiles ».

Ce « totem », structuré et composé d’allers-retours entre passé et présent, témoigne des déséquilibres et de la violence de notre  temps à la dérive, aux « horizons noyés de matraques », observés et vécus  par un poète aux mots généreux, « piéton fiévreux » qui sait  remonter aux gouffres et aux abîmes mais aussi nommer en fraternité nos rêves et nos espoirs. 

Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

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Une seule ligne dans l'engagement de Christophe Dauphin, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules et secrétaire de l'Académie Mallarmé: la révolte ! La révolte, qui passe par des coups de poings colorés, la révolte, qui passe par une esthétique dynamique fille du surréalisme lui-même issu d'un Rimbaud qui a fait sauter les bouchons de la langue.

Un jour j'ai fracturé le réel avec un pied de biche - j'ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie - qui dort dans les pierres  - avec sa cassure gyropharisée - bétonnée avec ton venin - armaturisé avec tes os - La cassure - ton visage en chute libre du 9e étage - La cassure - amour soldé d'un baiser vorace - amitié à la tempe éclatée - des insultes et du mépris plein les veines - La cassure - poing d'une révolte qui n'en finit pas - poing de colère... - La nuit n'a pas encore été décapitée.

Christophe Dauphin boxe la vie et les mots, avec une énergie d'athlète en colère. Images souvent violentes, soeurs de notre violente actualité. Cette poésie est message et tentative de changer le monde, un manifeste permanent. La lutte est la racine-ressort de chaque mot.

La Nature en effet demeure capitale, de même que ce qui se passe entre les humains est capital, et rien n'est oublié dans cet ouragan de métaphores, ponctué par les collages sans concession d'Alain Breton, qui offrent des couleurs savamment déchirées.

La Beauté ici sert une cause, et la multitude de vers beaux et étonnants (le sang est monté au plafond pouir secouer la foudre) se rattache toujours à) une problématique de vie, injustices, tortures, non sans voyages et amour (L'Amazonie a des lèvres de volcan). un ouvrage qui ébouillante.

Claire BOITEL (in revue Poésie première n°85, mai 2023).

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Est-ce trop tard ? Après tout, des extraits de ce recueil ont déjà été publiés dans la revue (numéro 33), en 2020, accompagnés d’un dossier incontournable pour qui s’intéresse à l’auteur. Voilà bien plus d’un quart de siècle que je fréquente Christophe Dauphin, l’homme, le poète et sa poésie et l’amitié qui nous réunit est ce prodige qui nous renouvelle, produit du neuf, de l’inépuisable depuis le familier, le très proche de notre relation.

Ainsi, lisant, avec retard, son recueil, il me semble découvrir une intimité nouvelle chez notre poète. Sa voix s’en-lyrise, verse des confidences, non celles d’un je – le poète est un homme sans je - mais celles d’un loup qui se laisserait approcher La vigueur de ses vers, soudain sertie d’émaux « comme une plage à habiter », nous ouvre à des poèmes-souvenirs et des poèmes-hommage pour des fusillés de la survie.

Avant de découvrir ce nouvel opus, se rappeler que Christophe Dauphin est le grand héritier de la tradition surréaliste, de ceux qui fracturent « le réel avec un pied de biche », de ses inamovibles gardien des « taudis d’étoiles » de l’avenir, pour que vite on y signe « l’azur du soleil » et non qu’on s’en détourne ; de même, ne pas oublier qu’il est le poète des combats, contre « l’avocat-cigare », les « palmiers-Matisse » et le « Passage Jouffroy ».

La poésie, par lui, rend vivante et humaine sa vocation sacrée (lire dangereuse) car elle est la voix de la justice, ou plutôt elle « frappe de justice » notre monde, et rien ne pourra la taire, ni la détourner. Lisez Christophe Dauphin. Et goûtez, aussi, dans ce recueil les dessins de son ami (et mien) Alain Breton.

Quelques-uns des vers parmi ceux qui m’ont touché : « Poète / je me suis adressé la parole la première fois / lors d’un cauchemar » ; « Réveille-toi dans tes os / la mort fermente comme un chien dans tes os » ; « Survivre / il faut survivre tour à tour exalté et honni » ; « Je mailloche la pluie ce balbutiement des nuages » ; « à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours » ; « Jusque dans ton sommeil qui n’a jamais nié / les yeux des autres » ; « À toi de creuser le tunnel dans la respiration des choses » ; « Je suis de ceux / dont les yeux sont partis pour l’horizon » ; « La poésie c’est la journée perdue au fond de la grammaire de nos poches / la chaise renversée du paysage qui boit le verre dans le vent / c’est le je qui cultive l’autre en moi » ; « Îles qui délaissez vos corsages sur le corail des pluies / je vous ramènerai dans mes filets de naufrage »

Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°56, octobre 2023).

 

 




Lectures critiques :

Deux poètes qu’on a dit maudits. Deux poètes aux destinées tragiques : Jean-Pierre Duprey, suicidé à 29 ans, Jacques Prével, mort de la tuberculose à 36 ans. Tous les deux venaient de Normandie et fréquentaient à Paris les mêmes cafés, les cafés de la bohème à Montparnasse et à Saint-Germain-des-Près. Ils ne se sont sans doute jamais rencontrés. Christophe Dauphin les rassemble dans un essai magnifique, Derrière mes doubles.

Le titre fait allusion au premier livre de Jean-Pierre Duprey aux éditions du Soleil Noir, Derrière son double. Duprey était un grand silencieux, un ange muet, un « taiseux » comme seuls savent l’être les Normands. C’était un jeune homme écorché et révolté, qui avait grandi à Rouen, dans une ville ravagée par les bombardements en 1944. Traumatisme durable. Seule compte pour lui la poésie.

« Duprey était un garçon de seize ans, d’excellente famille bourgeoise, raconte Jacques Brenner qui a publié ses premiers poèmes en revue. Il était très médiocre élève au lycée, ne parvenant pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseignait et poursuivait des rêveries qui inquiétaient ses parents. »

Il quitte Rouen et sa famille et s’installe à Paris dans une chambre d’hôtel avec Jacqueline, la femme de sa vie. Il fait parvenir son manuscrit à la librairie de la Dragonne que fréquentent les surréalistes. André Breton demande à le voir et lui écrit avec enthousiasme : « Vous êtes certainement un grand poète doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. »

Duprey a 20 ans lorsque paraît son premier livre et il entre aussitôt dans la légende du surréalisme. La même année, 1950, Breton l’intègre dans son Anthologie de l’humour noir. 

Duprey, souligne très justement Christophe Dauphin, est posté « au bord de ce précipice  où coule l’eau noire de la nuit ». La couleur noire occupe une place centrale dans sa poésie.

 

« Je nage en mon ombre

 

Trop de noir dedans.

 

Mon ombre est la tombe

 

Pénétrable au vent. »

 

Deux ans plus tard, Jean-Pierre Duprey  quitte le groupe surréaliste. Il délaisse l’écriture, apprend le travail du fer et de la soudure chez un maître ferronnier et se consacre à la sculpture en fer forgé, une exploration indissociable de sa poésie. Il revient d’ailleurs à l’écriture en 1959. Le 2 octobre, il met le manuscrit de son dernier recueil dans une enveloppe à l’adresse d’André Breton. Il demande à sa femme d’aller le poster. « A son retour Jacqueline trouve Jean-Pierre pendu à la poutre de son atelier. Quelques jours auparavant, il avait répondu au téléphone à un ami : « Je suis allergique à la planète. » Jean-Pierre ne laisse ni mot ni explication. »

Poète maudit, a-t-on dit et répété : Christophe Dauphin ne le croit pas : « Il ne faut pas confondre le « poète malheureux » et le « poète maudit ». En revanche Jacques Prével, lui, fut bien un poète maudit. « Duprey était un ange, Prével un spectre », résume quant à lui Gérard Mordillat dans sa préface.

Jacques Prével fut l’ami et le disciple d’Antonin Artaud. C’est un Normand du Pays de Caux. Un homme habité par la douleur, instable, torturé, irascible, plongé très jeune dans l’horreur de la destruction, au Havre, dans une ville dévastée par les bombes.

« Je lutte contre une mélancolie terrible, un sentiment de l’inutilité de tout et de mes efforts en particulier et que je vomis pourtant de toutes mes forces », écrit-il dans son journal.

Lui aussi monte à Paris, passe ses journées à écrire dans les cafés de Montparnasse, dans une grande solitude. « J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde. »

Ses compagnons d’infortune ne reconnaissent pas sa voix de poète et le tiennent à distance. Seul Roger Gilbert-Lecomte, le poète du Grand Jeu, l’entend et, lui semble-t-il, comprend ses poèmes. « Devenir un voyant, écrit Prével dans son journal. Etre un grand artiste dans la vie, dans l’amour, dans la mort. » Mais cette amitié sera brève : Roger Gilbert-Lecomte, celui qui, selon la belle formule de Zéno Bianu, s’était promis « de n’écrire que l’essentiel », meurt à 36 ans d’une crise de tétanos.

Aucun éditeur ne publiera les poèmes de Prével. Il est obligé de sortir à compte d’auteur son premier livre Poèmes mortels en 1945 à Paris. Mais bientôt il va faire la rencontre de son mentor, Antonin Artaud, à la maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Alors il ne quitte plus le Momo, à qui il voue une admiration totale, mais cette amitié ne se situe pas sur un pied d’égalité. « C’est bien une relation de maître à disciple », montre Christophe Dauphin. « Deux hommes, deux poètes gravement malades et incompris, tels sont Artaud et  Prével. Le premier souffre d’un mal mental, mais aussi physique dont on ne connaîtra la nature qu’un mois seulement avant sa mort : un cancer du rectum. Le deuxième est atteint d’une tuberculose pulmonaire. Il l’ignora encore, malgré ses quintes de toux et ses douleurs à la poitrine. »

Toujours à compte d’auteur, Prével publie Les Poèmes pour toute mesure en 1947. Artaud mourra l’année suivante. « Antonin Artaud était mon seul ami. C’était le seul homme que j’aimais. Maintenant je n’ai plus personne. »

Jacques Prével s’éteint en mai 1951 dans un sanatorium de la Creuse. Dans une solitude absolue.

On attendait un récit qui soit à la hauteur de ces deux existences tragiques et déchirées. C’est chose faite avec le livre de Christophe Dauphin, dont on aime aussi la touchante obstination à souligner la « normandité » de ces deux poètes. L’un orienté vers le surréalisme, l’autre vers le Grand Jeu.

Bruno SOURDIN (in brunosourdin.blogspot.com, février 2022).

 

*

Dans la préface à cet essai important pour saisir à travers la poésie l’esprit de ce changement de millénaire, Gérard Mordillat dresse un sombre état des lieux de la poésie, « une écriture sans retour ».

« La poésie n’est pas rentable ni glamour ; sa voix est inaudible dans notre société dominée par le slogan et l’injure. Le poète est mal vu, il doit raser les murs, se satisfaire de l’ombre, s’excuser d’être. » « La poésie se diffuse dans des plaquettes, dans des revues, sous le manteau. C’est de la contrebande littéraire, de la clandestinité textuelle. »

Christophe Dauphin jette ainsi « les bases d’une future anthologie des poètes maudits du XXIème siècle » en provoquant la rencontre entre Jean-Pierre Duprey et Jacques Prevel, qui, probablement ne se sont jamais croisés. Cette rencontre à trois et non à deux puisque Christophe Dauphin, en provoquant l’événement, s’en fait pleinement acteur, s’inscrit dans la normandité poétique, tous les trois étant normands (voir le n° 52 de la revue Les Hommes sans Epaules consacrée aux poètes normands), normandité qui se caractérise par un métissage culturel.

Ce ternaire poète nous permet d’approcher l’essence de la poésie car à travers ces trois regards, ce sont les voies douloureuses vers toujours plus de liberté qui sont sillonnées. Christophe Dauphin met en évidence les parcours différents et complexes de ces deux poètes libres. Il évoque les rencontres déterminantes, le rayonnement d’Artaud et plus largement tous ceux qui les ont éclairés, parfois indirectement, par leurs œuvres. Il raconte les abîmes qu’ils ont explorés depuis l’enfance, les solitudes noires, les combats contre les « terribles simplifications » des différents milieux dans lesquels ils ont évolué, souvent contraints. Le prix de la lucidité peut être exorbitant et terrifiant.

Jean-Pierre Duprey a connu une réelle reconnaissance, particulièrement auprès d’André Breton et du groupe surréaliste, au contraire de Jacques Prevel qui fut « maudit » au-delà du possible, peut-être, partiellement, en raison de sa proximité avec Antonin Artaud. Il n’est pas éloigné du Grand Jeu de René Daumal et ses amis, ce qui ouvre bien des perspectives sur la profondeur de ses écrits. Tous les deux ont écrit avec leur sang, et l’amour de leurs compagnes respectives ne suffira pas à éteindre les souffrances car si Jean-Pierre Duprey fut moins malmené par la vie que Jacques Prevel, il n’en fut pas moins « un poète malheureux ».

Le face à face entre les deux poètes, jeu de miroirs tantôt ensanglantés tantôt lumineux, révèle la puissance à la fois créatrice et destructrice de la révolte quand celle-ci est la dernière citadelle où l’être peut se réfugier.

Ce livre est le premier tome d’une Chronique des poètes de l’émotion, expression plus ajustée et moins tordue par l’usage que « poètes maudits ». L’émotion est, dans la poésie intransigeante de ces deux poètes, à la fois matière première d’un processus alchimique et chemin.

Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 novembre 2021).

*

Poète et essayiste, Christophe Dauphin s’attache à sortir de l’oubli des poètes méconnus de la mouvance surréaliste. « Creusant sa falaise », il s’intéresse particulièrement aux météores qui ont eu un destin tragique. Le premier tome de sa « chronique des poètes de l’émotion », préfacé par Gérard Mordillat, met en lumière deux poètes normands qui ne se sont jamais rencontrés, bien qu’ayant fréquenté les mêmes lieux.

Ils ont pour points communs d’avoir consacré leur vie à la poésie et d’avoir eu une existence brève sans avoir obtenu la reconnaissance méritée : Jean-Pierre Duprey né en 1930 et suicidé à 29 ans, Jacques Prével né en 1915 et mort de la tuberculose à 36 ans. « Leur révolte était absolue, leurs œuvres uniques » résume César Birène dans sa postface. Christophe Dauphin éclaire leur vie et leur œuvre. Il nous apprend au passage le rôle joué en 1950 par notre discrète amie Colette Wittorski, alors étudiante, auprès de Jacques Prével dont elle a tapé les manuscrits qui furent ensuite édités à compte d’auteur.

Marie-Josée Christien, chronique "Nuits d'encre" du n°28 de la revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage"




Lectures :

Cet ouvrage dont le titre fait écho à l’alchimie, rassemble trois livres de poèmes épuisés, Le Ministère des verges (2011), L’émoi du non (2013), Les rires fois d’AlefBêt… (2016) ainsi que trois inédits : Une mystique sexuelle, Sans titres ou points d’O et Les inutiles.

L’œuvre est aussi forte que déconcertante, aussi lumineuse que sombre, d’une lumière qui se cache derrière les drapés les plus obscurs. L’érotisme très présent ne doit pas masquer la dimension ontologique profonde de la poésie d’Odile Cohen-Abbas, souvent intransigeante, ne laissant au lecteur aucune échappatoire.

Nous chevauchons le même corset de sexe, la touffe astrale,

et l’ecchymose sans fixation,

nous chevauchons l’aune à deux branches,

le même fermoir humide, licite,

petit segment sécant de gauche et de droite

entre nos cuisses.

Et ton genre masculin, lissant sa nudité en moi

aux racines d’une rose et très tendre épilepsie,

de moitié, se féminise.

L’article lent à deux becs,

flèches à boire, oscille

d’un marais à l’autre de nos chairs,

grapille des unités de mémoire.

La profondeur le happe et l’enveloppe

d’un bandage de bonheur.

Extrait de Trait d’union

S’agit-il d’un songe qui révèle ou du kaléidoscope pathologique des rêves ? Le lecteur pris dans la multiplicité des images risque la folie s’il ne cherche avec la même volonté que l’auteur à traverser ce qui est donné, tenir bon, quoi qu’il arrive, sans même savoir pourquoi.

Il regarde les joints desserrés de la terre :

ce mal blondasse et bancal de la mer.

Deux et trois de ses balancements visibles font un tamis à l’eau.

Il a conçu une petite phrase en prévention d’un scintillement qui l’enserre de trop près,

un barrage aux soubresauts de sa pensée sous la forme d’une question :

peut-on rêver cette cornue translucide sous l’aspect d’un triangle ?

– n’importe quoi pourvu que la cervelle marine ne songe pas à s’assoupir

avec ses droites de part en part mutilées.

Peut-on… il ne sait pas ! il rit très fort

quand les chemins de l’eau se parfument.

Peut-on… sceller un don de cercle, ou de losange ?

Il s’est trompé, et son erreur est si vive

qu’elle l’a fait saigner du nez.

Mais le saignement se répare

Extrait de L’autiste et l’eau

 Désespérante peut sembler la poésie d’Odile Cohen-Abbas. Certes, elle ouvre la boîte de Pandore, mais elle n’en conserve pas même l’espoir, un mal parmi les autres après tout. Ni espoir ni désespoir mais une implacable exploration de ce qui reste quand on a tout réduit en poussière.

« Si ce hideux te rencontre… »

Au mieux, s’il me rencontre ?

S’il entre dans le pendule de mes yeux

acquittant ou annulant sa place,

cuisant ses vieux bubons de mon feu,

faisant aboyer mes biens de l’âme ?

S’il est fait comme un homme du drame,

commis aux bancroches, aux hybrides,

s’il est fou, s’il est double,

s’il est femme

qu’il ose !

Qu’il joue, qu’il perde ou y gagne,

accroisse les tam-tam, les roulements

des visions

C’est là, dans le tambour, qu’il se cache,

elle si c’est une femme.

« Si ce hideux te rencontre… »

Cela a dû arriver

Extrait de Jérémie. 23 : 29

Dérive, errance, auto-exil, hors-soi… qu’importe la qualification du mouvement, le plus souvent immobile, il se suffit à lui-même. Nul besoin d’un but, d’une finalité, d’un sens. Toute analyse est vouée à l’échec. L’expérience est plus profonde, relève du « Sens-plastique » d’un Malcolm de Chazal, parfois chamanique, parfois prophétique, essentielle surtout. 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 25 juin 2018).

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"Cet ouvrage propose trois recueils de poèmes parus entre 2011 et 2016 ainsi que trois inédits. L'auteure évoque dans une veine surréaliste différents thèmes, notamment la sexualité, la religion ou la nature."

Electre, Livres Hebdo, 2018.

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Long feu aux fontaines : dès le titre couronnant l’œuvre poétique d’Odile Cohen-Abbas jusqu’en 2017, soit trois livres de poèmes épuisés (Le Ministère des verges (2011), L’Émoi du non (2013), Les Rires fous d’AlefBêt… (2016)) et trois livres inédits (Une Mystique sexuelle, Sans titre ou Points d’O et Les Inutiles (2017)), une durée incertaine s’installe (celle du « long feu ») et ouvre la porte aux images les plus troublantes – à l’imaginaire tout aussi bien.

Dans les corridors des pages, le lecteur, en quête avec l’auteur, découvre des scènes de rêves ou de cauchemars, des paysages mentaux, des pensées qui ont pris corps. L’imagination, la « reine des facultés » (selon Charles Baudelaire), rayonne ici selon mille fenêtres et mille entrelacs.

Le lecteur est un Dante que dirige Virgile et que parfois vient rejoindre Béatrice. Il faut se laisser emporter par Odile Cohen-Abbas : elle nous égare plaisamment, mais sans jamais nous abandonner en chemin – sinon pour nous retrouver à quelque carrefour inattendu.  Faut-il se souvenir du regard d’un enfant étonné, faut-il convoquer l’adulte impatienté ? L’un et l’autre certainement.

Le poème, chez Odile Cohen-Abbas, se regarde et se lit lui-même pour, souvent, rire ou s’étonner de ses mots et se renverser : là, le sérieux n’est pas toujours ce que l’on croit, et l’humour tout aussi bien. Son miroir est un don : il se renouvelle avec quelque sourire ou quelque abîme. Tout est inextricablement mêlé, à l’image du désordre du monde et du désir – de l’éros. Au commencement, nul doute : une solitude qu’il faut franchir, une tension vers l’union : Que ma voix dépose le présent,/ que des frissons de liège nous déniaisent le souffle,/ que l’on donne à manger du grain au diseur/ et des guitares, à l’abat-jour,/ que l’on garde le silence pour le centre,/ pour le bain de millet de l’amour,/ un midi de notre vie/ s’habille de nos deux corps, / s’empare de notre chance, l’enlace,/ la revend aux saisons.  (« Sans suite », Le Ministère des verges).

Une voix se dégage, un corps parle – un corps de femme, sensuel et sexué jusqu’à l’ongle et au cil – et ce corps chante, joue, hurle, rit, se cache, désire, souffre, jouit, attend. Dans cette voix toutes les ressources de la langue sont convoquées : tour à tour appels, soupirs, fièvre et ivresse (à l’image du feu et de l’eau du titre générique de l’œuvre), célébration, exhortation, palpitation, spasmes, tremblements, pouls, les mots les plus crus côtoient les plus rares, dans une véritable fête du vocabulaire répondant, à chaque page, à la fête de l’expérience sensible : Les lointains sont à naître, souffle-t-elle,/ tandis qu’il fouit encore parmi son puits à thème,/ entre ses parois volitives/ sa piscine de chrysanthèmes. /[…] Son dos fait ses pyramides, ses bonds d’escorte. (« Maintenant », L’Émoi du non).

Les mots se câlinent, se repoussent, se rejoignent et s’entrechoquent pour s’aimer encore ; ils serpentent autour de leur objet pour soudain le mordre ou l’enlacer, sans que l’on sache toujours distinguer la blessure de l’embrassement. Mais toujours l’auteur prend de la distance avec son propre langage : Je t’exhorte, je t’abstrais,/ je te délarde, verge miellée, mon éloquence, ma robe du soir,/ à petits coups de cœur et d’apnée,/ je te réduis à un dé de manne,/ à une raie, à un fil d’archal. / Je t’érode, églogue, sonnet salant, […] (« Glose linguale », Le Ministère des verges). Jackie Pigeaud, dans Poésie du corps, cite le médecin érudit du début du XIXe siècle Étienne Sainte-Marie qui, lui-même s’appuyant sur les traités du médecin grec Hérophile (vers 330-320 - vers 260-250 av. J.-C.), écrit : « Le rythme existe dans toute la nature, et le corps humain est réglé par ce principe universel. […] Le cœur et le poumon frappent une mesure à deux temps, marqués dans le premier de ces organes par la systole et la diastole, et dans le second par l’inspiration et l’expiration. Le corps humain a donc été organisé et animé d’après les lois de la musique. […] Ce rapprochement n’avait point échappé aux Anciens ; et l’on voit dans leurs allégories que le dieu de la musique était aussi honoré comme dieu de la médecine. (Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2009, pp. 175-176. C’est l’auteur qui souligne).

À bien des égards la poésie moderne retrouve cette analogie ; elle en est traversée ; et les rythmes nouveaux qu’elle découvre dans la langue (songeons à Antonin Artaud, à Henri Michaux, sans oublier le Pierre Jean Jouve de Sueur de sang) l’inscrivent dans cette recherche d’un poème qui déchiffrerait l’anatomie humaine et ses mouvements. La « poésie du corps », chez Odile Cohen-Abbas, tantôt caressante, tantôt haletante, est rythme, heurt, souffle et danse : Sept chats longs, ces feux-là comme varans/ dévoient des déplacements en flammes,/ communément des sphères./ « Apprenti feu ! »/crie un rayon de cercle./ Cages de médianes, de/ diagonales,/ décollements, raccordements de crânes, / séries des râbles et des queues. / Muscles, mues propres, / vitesse. (« Danseurs », Les Rires fous d’AlefBêt…). Les trois livres écrits en 2017 ouvrent encore de nouvelles perspectives. Avec humour – et rappelons que l’humour vrai, en poésie, est une réussite fort rare –, Odile Cohen-Abbas signale en incipit les titres non retenus d’un ouvrage (Sans titre ou Points d’O eût pu s’intituler, par exemple, Centons des mers, et Odile en usage ou Satyres en prière !) ou commente entre parenthèses certains passages de son poème. L’auteur inclut dans ses livres (ce qui résonnera dans Voyelle, cet ouvrage au confluent de nombreux genres paru aux éditions Rafael de Surtis en 2018) toute sorte de signes non-verbaux, photographies, dessins, reproductions d’œuvres d’art (tableaux et sculptures), portées musicales, pictogrammes, qui nourrissent la page en accompagnant les poèmes de motifs qui les prolongent ou les interrogent.

Odile Cohen-Abbas use également de toutes les ressources typographiques, de l’italique au corps mouvant des caractères imprimés, non pas ici pour tenter d’« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé » (selon Paul Valéry évoquant le Coup de dés de Stéphane Mallarmé), mais comme pour éparpiller le livre à l’intérieur de lui-même – et accomplir une danse dans une chambre d’échos : Je ne veux pas d’un mariage lettré/ avec le « Palais de têtes »,/ je ne veux pas de son marbre, ses flambeaux instruits,/ et syntaxe qui tombe comme neige vêtue de noir/ – ainsi qu’on la voit s’éloigner dans son texte minoré. (« Tout-et-rien, 14 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Tout le langage est tancé, par le langage lui-même ; c’est l’être du poète qui est en jeu, et sa vérité : Nouvelle prière :/ TA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quel surgissement inique !/ Dans quelle catégorie,/ quel espace l’inclure ?/ Tout avait si bien commencé, Éternellement, Éternellement,/ descendait si bien la côte./ LA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quelle faute, quelle défaite de la chair, autoportrait,/ s’est  immolée dans le texte ? (« [Ici la photographie du détail d’une toile représentant le baiser d’Anne et de Joachim] 19 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Il n’est pas jusqu’aux textes bibliques qui ne soient convoqués en tant que fondateurs d’un sens mouvant, toujours à questionner : Poème à face d’Ève coiffée en brosse, / cachant une caméra carcérale sous son crâne,/ prière occipitale/ disant la viduité syntaxique d’une femme,/ rescapée de la chambre, pauvre en air, du texte,/ pensées robots de moelle ! » (« Restitution », Les Inutiles) ; le dernier poème des Inutiles, évoquant les quatre figures du Tétramorphe évangélique, ne signalera-t-il pas, tandis que les mots du poème s’effacent ou sont raturés, une « main séparée » qui « dépose dans la marge/ l’ange d’un adieu ?

Et les énigmes nombreuses dont sont parsemés les livres d’Odile Cohen-Abbas ne sont pas sans rappeler que le poème, selon une très ancienne tradition, est également perçu et conçu tel un objet construit avec des mots, et qu’il s’offre au regard du lecteur comme la serrure en attente de quelque clef. Cependant, qu’avons-nous à répondre à un poème sinon tout d’abord lui dire « oui » et l’aimer, même maladroitement ? Et ces quelques lignes, devant Long feu aux fontaines, ne tentent-elles pas d’esquisser une réponse à quelque danse souveraine, une danse inquiète, la danse baroque et sûre d’un désir attentif ?

Frédéric TISON (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).




Lectures critiques :

Odile Cohen-Abbas nous entraîne une fois de plus dans un monde alternatif qui, au fil des mots, se fait de plus en plus réel, en approchant de l’imaginal d’où découlent nos réalités les plus quotidiennes, déformations denses des idées archétypales. C’est un retour à la source qu’elle inscrit dans la poésie, une élévation à la fois guerrière et tranquille :

 

Il y a vingt ans qu’il a éteint la lumière

une minute après, il y a cent ans

On pourrait croire qu’il a le pouvoir

de faire vieillir la lumière

Ce n’est pas cela

Il y a – les chiffres mentent –

cent ans et quelques années

qu’il a éteint la lumière

Mais la durée se décale sur l’ampoule noire

comme sur les draps

S’il se tient immobile il pourra faire le signe

aux serviteurs du langage d’apporter

le dire sur le temps et la luminosité

Il y a plusieurs fois cent ans qu’il a éteint la lumière

Plusieurs fois cent ans pour acquérir le pressentiment

de son lit aux draps auréolés.

 

Cette quête initiatique décalée, parfois à contre-sens pour mieux retrouver le sens de l’ascension, a pour véhicule le langage qui structure ou sert des visions, autant de tableaux qui ne se dessinent pas mais jaillissent soudainement dans un rythme apparemment chaotique. Comme en toute voie initiatique, c’est dans l’intervalle que nous pouvons nous extraire du chaos et se saisir de l’axe de l’être.

Les textes d’Odile Cohen-Abbas, particulièrement le superbe Cantique du Gilles, engloutiront sans regret quiconque manque de vigilance de l’esprit. Comme souvent, elle sait que la chair et l’esprit ne sont qu’un, dès lors le sexe devient art ascensionnel. Le geste est ainsi central, car nul ne peut tricher avec lui-même par le geste. Celui-ci est ajusté ou non, au monde comme à soi-même. Le geste « juste », au moment « juste », dans le lieu « juste », un précepte martial appliqué à l’écriture. La trace est comme le tranchant du sabre :

 

L’Evanith

 

– à chaque respiration son nom pénètre et reflue hors d’elle – pendule, lance sa nasse d’exhortations voisées sur la berge.

 

Du trigle, elle a la peau très rouge, des amoures, une jambe palmilobée qui s’arrête au genou.

 

Son placenta fut l’agent du néant.

Sa face et sa colonne épineuse exulcérées vers l’En-haut.

Elle veut extraire le Gilles de l’in-pace

et des vésanies médaillées de l’eau.

Elle lui réclame le nombre juste de ses organes,

la désinence de son membre et les plans de construction

nécessaire

pour fonder une tribu avec lui.

 

Nous ne pouvons qu’inviter à plonger dans la gaste forêt des mots d’Odile Cohen-Abbas. Il n’y a aucune garantie que vous en sortiez indemne, ou même que vous en sortiez tout simplement. C’est au centre, au cœur que se trouve l’unique sortie, verticale.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 16 septembre 2021).

*

Quand La chair ruisselle. Magicienne du silence des tréfonds de la psyché, Odile Cohen-Abbas crée un mixage de qui nous sommes : “des êtres hybrides” aux « distorsions angéliques, diaboliques ».

Le tout dans un jeu de miroir, de focale et d’angles selon des prises autant de vues que de mots.

S’instruit tout un jeu amoureux et une lutte là où les êtres eux-mêmes se dédoublent en divers Gilles et Pierrot par une mise à feu de la vie dans les pans des peintures abstraites d’Alain Breton.

D’où cette « geste » et sa chanson habitée et inspirée. Elle est nourrie d’un savoir ancestral mais tout autant moderne. Les mots semblent assurer l’existence à cette histoire somme toute de sexe, en dépit des courants mystiques.

La chair ruisselle en un cantique des cantiques avant que la créatrice retourne son encre comme Godard retour¬nait sa caméra dans un de ses livres les plus célèbres.

Odile Cohen-Abbas joue d’une perversion secrète dans une transmutation des lieux et des êtres entre trivialité et spiritualité. Être embrigadé dans le terrestre charnel ne suffit pas à s’enkyster en ce qui est.

La poésie devient une source naturelle qui permet aux êtres, non de plonger en des abîmes, mais de monter au ciel là où s’inscrit une condition « ciné » qua non de reprise de vie.

Les mots de la tribu la recréent.

 

Jean-Paul GAVARD-PERRET (in www.lelitteraire.com, octobre 2021).




Lectures :

Odile Cohen-Abbas nous entraîne comme souvent dans la dimension silénique de l’expérience humaine avec ce livre qui se présente comme un triptyque.

Au centre, l’alphabet hébraïque et ses vingt-deux lettres qui fondent autant la parole que le monde par la grammaire architecturale, divinement inspirée et totalement scientifique, qu’ils composent. Odile Cohen-Abbas nous offre vingt-deux méditations très personnelles sur chacune des lettres vivantes de l’alphabet, lettres qui sont aussi des noms composés de lettres, inaugurant ainsi la cascade infinie des sens.

Avant ce voyage dans l’alphabet, l’Aleph-Beth, c’est à la Face que nous sommes confrontés, tantôt sainte, tantôt diabolique, absolument humaine en réalité. L’intuition géniale ou démonique naît de ce face à face qui s’affirme dos à dos, invocation de Janus.

« Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle « un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bandes perforées –) elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier. »

Nous sommes en poésie, mais aussi en métaphysique, à rebours de la chair qui révèle, mais aussi en théologie silénique, forcément hérétique donc, mais ô combien pertinente car acéphale :

« Apparition de la tête de Jean-Baptiste dans le champ des décapités : la perruque blonde de l’ange Gabriel décapité, la perruque noire des corbeaux et des mouettes, écimés, Calvin tranché, Marie tronquée, Jeanne la papesse, découronnée, la petite danseuse de Degas, étêtée, le spectre d’Hamlet, guillotiné, Pierre de Craon, décapité, les 22 lettres, tranchées, la licorne et Mélusine avec la Grande Ourse et le scorpion, en phase de décollation, des volontaires, vieilles et nubiles, pelotes de veines, en cours de guillotine, les 10 chiffres décapités. Dans le coffre à bijoux du tableau de Moreau, le sang ;

Tous tournent leur regard

– Mais de quoi s’enivre-t-on aujourd’hui ? – vers l’Apparition »

Nous imaginons très bien Odile Cohen-Abbas modèle, et un peu plus, pour Caravage. Exagère-t-elle ? Certes non, en effet, après la guerre dans les Cieux, menée par Aazazel, Dieu qui avait placé la lettre Iod première de toutes les lettres, lui substitua Aleph et réduit le nombre des Cieux de 9 à 7. Une forme de décapitation salvatrice.

Le troisième volet du triptyque est intitulé « Les revenants ». Revenir de quoi ? de tout, et d’abord des peurs, ancestrales comme futures, afin de se démasquer. Revenir de l’autre côté du miroir, si trompeur pour qui n’est pas vigilant. C’est une quête sans concession, un chemin ensanglanté de mots qui n’est pas sans extases.

« Regarde l’homme là-bas ! C’est le pendu qui s’emporte à travers champs. Il n’a plus sa stature complète, ses pieds se combattent dans la mort.  Il cherche un lieu d’inhumation. Il est né de sa corde, mais l’impureté du temps s’accole encore à lui de toutes ses forces. Derrière lui, la lune diminue définitivement ; devant : l’armée des pendus s’avance. Regarde et dis ! En quelle partie de son corps est descendue la connaissance, est-ce au-dessus ou au-dessous de la strangulation ? Et si le chemin de la corde, sa notion féminine broie implacablement le toucher de l’épaule ? Le monde – six taches de sang – tient encore la place occupée par le chanvre. Paix à la poitrine du pendu qui s’emporte là-bas, et paix aussi à la déformation qui s’engendre dans la corde ! »

Aux limites de l’imaginaire, se trouvent l’abîme pour les uns, mais ce n’est que partie remise. l’imaginal pour quelques autres.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, mars 2023).

*

« On pourrait parler ici, plutôt que d’un sujet ou d’une thématique poétique, de l’argument d’un ballet comprenant trois épisodes se liant rythmiquement, s’acheminant par les voies de la pensée et de l’introspection. Un mouvement glisse ainsi, se profile sur les planches de l’imaginaire, la scène sacrée des fondamentaux du corps et de l’être : le visage, une histoire brève, très arbitraire du visage à travers les siècles, les origines de la parole, les articulations premières et symboliques du verbe — j’ai choisi, pour les illustrer, les 22 lettres de l’alphabet hébraïque -, et une incursion dans la vie après la mort où des personnages surgissent par des portes mystérieuses – non pas en tutu, mais en des mues d’ombres et d’oripeaux seyants : les revenants. Les mystères de la face et du dialogue, ces fruits ouverts, offerts dans le regard de l’autre, perdus, retrouvés en troisième partie dans des partenaires transmués en fantômes, m’ont paru se compléter, donner la chair et l’esprit d’un univers, d’une recension onirique », nous dit Odile Cohen-Abbas de sa très étonnante et détonante Face proscrite, qui se compose de trois parties : « La face proscrite », « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque » et « Les revenants ».

Odile Cohen-Abbas y interroge une fois de plus les mains perdues dans la bataille du vivre autant que le mouvement primitif des nuits, sachant que les mots voulant sa savonner de leur peur, - meurent au fond des baignoires. Elle met mal à l’aise par la pierre dans la chair et l’incise du rythme du poème : Ligote le gigot de la langue saigneuse, - pique tes signes de chamade neuves ! Mais elle éclaire, réconforte, lorsqu’elle fait rouler l’os de l’imaginaire dans la cavité du Merveilleux : Là-haut c’est déjà les comices agricoles des gigues – et des barcarolles, - des cheveux d’aube au milieu des atolls, - il y a un quart d’heure d’une étoile à l’autre. – J’ai tant d’impatience, - de ressource en ma chair – pour avec toi, - ta parallèle !

Les royaumes suspendus de l’imaginaire sont des mises à nu sans trompe l’œil et la patrie d’Odile Cohen-Abbas, ainsi que son vers tiré sur un bord d’horizon, sa phrase : derrière les yeux seconde – jetés dans le tronc du sommeil, - il y a eu une mer, - une mer facile, possible – peut être la vraie, peut-être un mime, - un ton au-dessous de tous les bleus. – Et du rêve de la mer… - naissait une seconde mer… Dans « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque », Odile Cohen-Abbas s’attaque à, thème récurrent dans son œuvre, l’Aleph Bet, l’alphabet hébraïque, qui n’est pas qu’un simple alphabet. Au commencement Dieu créa l’alphabet.

Dans la tradition juive, en effet, on dit que Dieu créa le monde à l’aide des lettres hébraïques. Par la combinaison de ces vingt-deux lettres fondamentales se forma l’ensemble de la création, et c’est à partir du nom formé des deux premières lettres « Aleph-Bet », que naquit la parole. « Aleph », c’est le Un, l’Unique, l’expression simple de la divinité, contenant tout et dont tout découle. Le commencement du commencement. Les lettres hébraïques ont une valeur numérique symbolique et mystique qui est abondamment illustrée par la Kabbale.

Si Rimbaud fait correspondre une couleur à chaque voyelle, Odile réalise une prouesse encore plus grande que le Rimbe et écrit : « Je me suis concédée non pas toute la liberté, puisqu’il me fallait tenir compte de la symbolique et des éléments constitutifs de chacun de ces signes, mais une certaine forme de liberté qui est la mienne, aussi illusoire soit-elle, et à laquelle je me suis toujours efforcée. Le résultat, je l’espère, sera musical, car l’harmonique capte en elle tout le sens et les extrapolations conscientes et subsidiaires du message. »

Ainsi, comme dans la tradition ou chaque lettre est un voile qu’il faut soulever pour voir apparaître son mystère. Il en va de même avec les 22 poèmes odiliens : Alèf, visions du monde gestationnelles, associées dans une coupe d’ailes, d’étincelles mélodiques, comme un essaim de golems femelles, de coursiers de lumière, d’ici doucement mortel… Alèf, dont il est interdit de capturer l’instant dans un seau terrestre, un seau d’étable, dans l’eau froide d’une prière.    

Christophe DAUPHIN (in revue Les Hommes sans Epaules n°55, mars 2023).

Je m’emploie à faire recouvrer la santé à moi-même

Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle (un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bande perforée) - elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,

la non-mixité du Jugement dernier

En elle, serpent ailé, en elle, fée amante et trahie, en elle, Mélusine maternelle, se livre la grande guerre de l’amour quand elle revient de sa nuit cosmique dans la chambre gardée par la nourrice

Il n’y a plus de graisse, mais un front chauve, des rides multipliées, sur le visage de Mélusine berçant son enfant emmailloté

 

Ce grand vide sous la peau, cette élision de la beauté se traduit par : des yeux en forme de sardines, une bouche de tanche, des oreilles demi-queues de rotengle, une épinoche pour les plis des tempes et deux vibrisses d’un silure pour les mèches basses de la nuque

 

quand elle se souvient de l’eau du bain où elle s’immergeait sous son aspect de dragon volant, le samedi

 

du bain où elle disparut

 

Dans les ailes allait l’amer

 

Les larmes guerrières comme des éclats de quartz, de silex, des cailloux, des galets qui déchirent la paupière inférieure – la peau des pleurs sur les genoux.

 

Les larmes ultimes des idylles, des antagonismes intérieurs, les belliqueuses — l’aétite, la pierre d’aigle, la pierre à aiguiser, la pierre à feu, la pierre à fusil, et l’améthyste qui antidate et transfigure le visage des fous, laissant leurs larves, et fuyant leur voie par l’anneau incandescent des yeux, leurs larves poussant leurs signes

 

dans les orbites de la face proscrite

 

Odile COHEN-ABBAS

(Poèmes extraits de La Face proscrite, Les Hommes sans Épaules éditions, 2023).

*

Cette recension est un récit de lecture. Dès les premiers vers, me vint une question : La poésie peut-elle être dépositaire d’un savoir, et en particulier d’un savoir occulte ?. Sont-ce des vers d’expérience ou d’enseignement ? Puis, sans que l’esprit ne le mesure, un silence s’établit et à peine entend-on les poèmes glisser page après page. Je m’entends reprendre un vers : « Le premier macchabée de l’humanité a vu la mort dans ses pariétaux » et plus loin le vers « Je porte à mes lèvres avec le pain et le vin […] le saut de l’âme » ; plus loin, je découvre, sous la torche de ma lecture, la figure d’un Jean-le-Baptiste semblable à celles émaciées des sauterelles dont il s’est nourri ; suivent des têtes coupées, une dent, des cornes, Jeanne la papesse, Brunehilde dont la face « n’émit plus aucune pensée et ne prononça plus de mots dont le son et l’énoncé […] ».

Plus loin encore je m’interroge exactement comme cela est écrit : « Que choisir ? les ailes ou les bras pour cacher son visage ? » ou encore me crois être ce « Profil de l’imbécile, le fugitif aux lèvres bandées / tantôt il couche dans la lumière, tantôt il couche dans l’abîme » ; ou, être un apprenti en alchimie à qui on enseignerait que « l’améthyste antidate et transfigure le visage des fous ». De cette première partie, la lecture a filé comme une brindille vaguelant sur un ruisseau. Ainsi sont les formes et les déformes du visage, ai-je appris, La face proscrite comme ce partie le titre.

Mais voilà maintenant une page barrage qui suspend la lecture : Répondance pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque. Il va nous être proposée une grammaire spirituelle qui établirait des corrélations nouvelles, ou plutôt des lignages entre les dépôts de sens d’une lettre-mot ; je regarde désormais ma lecture comme une déambulation sur une vaste plaine trouée de puits étroits et profonds qui échangeraient entre eux leurs eaux suivant une science subtile, ignorée de tous sauf de quelques-uns. Pareillement, sous des mots-puits, les lettres hébraïques travailleraient à de nouvelles circulations les invisibles, et avec des audaces qu’une simple imagination ne saurait en produire. Écoutez plutôt ce qui est dit de la lettre Gamel : « lettre de la discordance et de la fusion, de l’héroïsme, des prouesses intérieures, des déplacements incertains »

D’où vient qu’on rapproche discordance, fusion, héroïsme, prouesses intérieures et déplacements incertains ? N’est-ce pas inimaginable ? Je prête cet aboutissement à des générations d’hommes et de femmes, penchées sur des vieux grimoires et qui, jusqu’à notre poétesse, s’échangeraient méditations à mots ouvragés, et des vérités aussi stupéfiantes que le grand jeu de l’incohérence des formulations quantiques. Après un court repos, j’ouvre la troisième partie : Les Revenants. Des poèmes-visions me traversent. Ils présentent les parties du corps comme indépendantes l’une de l’autre.

Parfois, il me semble regarder ce qui m’entoure comme un œil qui balance à une corde. J’entends :  « la malemort dévêt, revêt la sans-corps, la sève de spectre blondi » Je m’envertige à lire que l’âme, une fois la mort donnée, « déforme son corps nu afin qu’on la méconnaisse ». Passe la figure de Marie : « le visage de la morte, beau pour lui-même et beau pour la mort » ; un soldat tué qui « sort comme d’un candélabre de sa mort » ; une « armée des pendus s’avance » ; plus loin se libère « l’hirondelle votive ». A tendre l’oreille, je crois entendre sous les vers un vœu comme paix dans les brisements. Mais déjà voici les fleurs, les larves végétales et le retour de la grande et furieuse érotisation, qui jettent à nouveau toute ses forces pour la grande « bataille du vivre », ainsi que l’écrit Christophe Dauphin dans sa postface.

Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024).




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