Tri par titre
|
Tri par auteur
|
Tri par date
|
Page : <1 2 ... 5 6 7 8 9 10 11 12 13 >
|
|
|
Lectures critiques :
Deux poètes qu’on a dit maudits. Deux poètes aux destinées tragiques : Jean-Pierre Duprey, suicidé à 29 ans, Jacques Prével, mort de la tuberculose à 36 ans. Tous les deux venaient de Normandie et fréquentaient à Paris les mêmes cafés, les cafés de la bohème à Montparnasse et à Saint-Germain-des-Près. Ils ne se sont sans doute jamais rencontrés. Christophe Dauphin les rassemble dans un essai magnifique, Derrière mes doubles.
Le titre fait allusion au premier livre de Jean-Pierre Duprey aux éditions du Soleil Noir, Derrière son double. Duprey était un grand silencieux, un ange muet, un « taiseux » comme seuls savent l’être les Normands. C’était un jeune homme écorché et révolté, qui avait grandi à Rouen, dans une ville ravagée par les bombardements en 1944. Traumatisme durable. Seule compte pour lui la poésie.
« Duprey était un garçon de seize ans, d’excellente famille bourgeoise, raconte Jacques Brenner qui a publié ses premiers poèmes en revue. Il était très médiocre élève au lycée, ne parvenant pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseignait et poursuivait des rêveries qui inquiétaient ses parents. »
Il quitte Rouen et sa famille et s’installe à Paris dans une chambre d’hôtel avec Jacqueline, la femme de sa vie. Il fait parvenir son manuscrit à la librairie de la Dragonne que fréquentent les surréalistes. André Breton demande à le voir et lui écrit avec enthousiasme : « Vous êtes certainement un grand poète doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. »
Duprey a 20 ans lorsque paraît son premier livre et il entre aussitôt dans la légende du surréalisme. La même année, 1950, Breton l’intègre dans son Anthologie de l’humour noir.
Duprey, souligne très justement Christophe Dauphin, est posté « au bord de ce précipice où coule l’eau noire de la nuit ». La couleur noire occupe une place centrale dans sa poésie.
« Je nage en mon ombre
Trop de noir dedans.
Mon ombre est la tombe
Pénétrable au vent. »
Deux ans plus tard, Jean-Pierre Duprey quitte le groupe surréaliste. Il délaisse l’écriture, apprend le travail du fer et de la soudure chez un maître ferronnier et se consacre à la sculpture en fer forgé, une exploration indissociable de sa poésie. Il revient d’ailleurs à l’écriture en 1959. Le 2 octobre, il met le manuscrit de son dernier recueil dans une enveloppe à l’adresse d’André Breton. Il demande à sa femme d’aller le poster. « A son retour Jacqueline trouve Jean-Pierre pendu à la poutre de son atelier. Quelques jours auparavant, il avait répondu au téléphone à un ami : « Je suis allergique à la planète. » Jean-Pierre ne laisse ni mot ni explication. »
Poète maudit, a-t-on dit et répété : Christophe Dauphin ne le croit pas : « Il ne faut pas confondre le « poète malheureux » et le « poète maudit ». En revanche Jacques Prével, lui, fut bien un poète maudit. « Duprey était un ange, Prével un spectre », résume quant à lui Gérard Mordillat dans sa préface.
Jacques Prével fut l’ami et le disciple d’Antonin Artaud. C’est un Normand du Pays de Caux. Un homme habité par la douleur, instable, torturé, irascible, plongé très jeune dans l’horreur de la destruction, au Havre, dans une ville dévastée par les bombes.
« Je lutte contre une mélancolie terrible, un sentiment de l’inutilité de tout et de mes efforts en particulier et que je vomis pourtant de toutes mes forces », écrit-il dans son journal.
Lui aussi monte à Paris, passe ses journées à écrire dans les cafés de Montparnasse, dans une grande solitude. « J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde. »
Ses compagnons d’infortune ne reconnaissent pas sa voix de poète et le tiennent à distance. Seul Roger Gilbert-Lecomte, le poète du Grand Jeu, l’entend et, lui semble-t-il, comprend ses poèmes. « Devenir un voyant, écrit Prével dans son journal. Etre un grand artiste dans la vie, dans l’amour, dans la mort. » Mais cette amitié sera brève : Roger Gilbert-Lecomte, celui qui, selon la belle formule de Zéno Bianu, s’était promis « de n’écrire que l’essentiel », meurt à 36 ans d’une crise de tétanos.
Aucun éditeur ne publiera les poèmes de Prével. Il est obligé de sortir à compte d’auteur son premier livre Poèmes mortels en 1945 à Paris. Mais bientôt il va faire la rencontre de son mentor, Antonin Artaud, à la maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Alors il ne quitte plus le Momo, à qui il voue une admiration totale, mais cette amitié ne se situe pas sur un pied d’égalité. « C’est bien une relation de maître à disciple », montre Christophe Dauphin. « Deux hommes, deux poètes gravement malades et incompris, tels sont Artaud et Prével. Le premier souffre d’un mal mental, mais aussi physique dont on ne connaîtra la nature qu’un mois seulement avant sa mort : un cancer du rectum. Le deuxième est atteint d’une tuberculose pulmonaire. Il l’ignora encore, malgré ses quintes de toux et ses douleurs à la poitrine. »
Toujours à compte d’auteur, Prével publie Les Poèmes pour toute mesure en 1947. Artaud mourra l’année suivante. « Antonin Artaud était mon seul ami. C’était le seul homme que j’aimais. Maintenant je n’ai plus personne. »
Jacques Prével s’éteint en mai 1951 dans un sanatorium de la Creuse. Dans une solitude absolue.
On attendait un récit qui soit à la hauteur de ces deux existences tragiques et déchirées. C’est chose faite avec le livre de Christophe Dauphin, dont on aime aussi la touchante obstination à souligner la « normandité » de ces deux poètes. L’un orienté vers le surréalisme, l’autre vers le Grand Jeu.
Bruno SOURDIN (in brunosourdin.blogspot.com, février 2022).
*
Dans la préface à cet essai important pour saisir à travers la poésie l’esprit de ce changement de millénaire, Gérard Mordillat dresse un sombre état des lieux de la poésie, « une écriture sans retour ».
« La poésie n’est pas rentable ni glamour ; sa voix est inaudible dans notre société dominée par le slogan et l’injure. Le poète est mal vu, il doit raser les murs, se satisfaire de l’ombre, s’excuser d’être. » « La poésie se diffuse dans des plaquettes, dans des revues, sous le manteau. C’est de la contrebande littéraire, de la clandestinité textuelle. »
Christophe Dauphin jette ainsi « les bases d’une future anthologie des poètes maudits du XXIème siècle » en provoquant la rencontre entre Jean-Pierre Duprey et Jacques Prevel, qui, probablement ne se sont jamais croisés. Cette rencontre à trois et non à deux puisque Christophe Dauphin, en provoquant l’événement, s’en fait pleinement acteur, s’inscrit dans la normandité poétique, tous les trois étant normands (voir le n° 52 de la revue Les Hommes sans Epaules consacrée aux poètes normands), normandité qui se caractérise par un métissage culturel.
Ce ternaire poète nous permet d’approcher l’essence de la poésie car à travers ces trois regards, ce sont les voies douloureuses vers toujours plus de liberté qui sont sillonnées. Christophe Dauphin met en évidence les parcours différents et complexes de ces deux poètes libres. Il évoque les rencontres déterminantes, le rayonnement d’Artaud et plus largement tous ceux qui les ont éclairés, parfois indirectement, par leurs œuvres. Il raconte les abîmes qu’ils ont explorés depuis l’enfance, les solitudes noires, les combats contre les « terribles simplifications » des différents milieux dans lesquels ils ont évolué, souvent contraints. Le prix de la lucidité peut être exorbitant et terrifiant.
Jean-Pierre Duprey a connu une réelle reconnaissance, particulièrement auprès d’André Breton et du groupe surréaliste, au contraire de Jacques Prevel qui fut « maudit » au-delà du possible, peut-être, partiellement, en raison de sa proximité avec Antonin Artaud. Il n’est pas éloigné du Grand Jeu de René Daumal et ses amis, ce qui ouvre bien des perspectives sur la profondeur de ses écrits. Tous les deux ont écrit avec leur sang, et l’amour de leurs compagnes respectives ne suffira pas à éteindre les souffrances car si Jean-Pierre Duprey fut moins malmené par la vie que Jacques Prevel, il n’en fut pas moins « un poète malheureux ».
Le face à face entre les deux poètes, jeu de miroirs tantôt ensanglantés tantôt lumineux, révèle la puissance à la fois créatrice et destructrice de la révolte quand celle-ci est la dernière citadelle où l’être peut se réfugier.
Ce livre est le premier tome d’une Chronique des poètes de l’émotion, expression plus ajustée et moins tordue par l’usage que « poètes maudits ». L’émotion est, dans la poésie intransigeante de ces deux poètes, à la fois matière première d’un processus alchimique et chemin.
Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 novembre 2021).
*
Poète et essayiste, Christophe Dauphin s’attache à sortir de l’oubli des poètes méconnus de la mouvance surréaliste. « Creusant sa falaise », il s’intéresse particulièrement aux météores qui ont eu un destin tragique. Le premier tome de sa « chronique des poètes de l’émotion », préfacé par Gérard Mordillat, met en lumière deux poètes normands qui ne se sont jamais rencontrés, bien qu’ayant fréquenté les mêmes lieux.
Ils ont pour points communs d’avoir consacré leur vie à la poésie et d’avoir eu une existence brève sans avoir obtenu la reconnaissance méritée : Jean-Pierre Duprey né en 1930 et suicidé à 29 ans, Jacques Prével né en 1915 et mort de la tuberculose à 36 ans. « Leur révolte était absolue, leurs œuvres uniques » résume César Birène dans sa postface. Christophe Dauphin éclaire leur vie et leur œuvre. Il nous apprend au passage le rôle joué en 1950 par notre discrète amie Colette Wittorski, alors étudiante, auprès de Jacques Prével dont elle a tapé les manuscrits qui furent ensuite édités à compte d’auteur.
Marie-Josée Christien, chronique "Nuits d'encre" du n°28 de la revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage"
|
|
|
|
Lectures :
Cet ouvrage dont le titre fait écho à l’alchimie, rassemble trois livres de poèmes épuisés, Le Ministère des verges (2011), L’émoi du non (2013), Les rires fois d’AlefBêt… (2016) ainsi que trois inédits : Une mystique sexuelle, Sans titres ou points d’O et Les inutiles.
L’œuvre est aussi forte que déconcertante, aussi lumineuse que sombre, d’une lumière qui se cache derrière les drapés les plus obscurs. L’érotisme très présent ne doit pas masquer la dimension ontologique profonde de la poésie d’Odile Cohen-Abbas, souvent intransigeante, ne laissant au lecteur aucune échappatoire.
Nous chevauchons le même corset de sexe, la touffe astrale,
et l’ecchymose sans fixation,
nous chevauchons l’aune à deux branches,
le même fermoir humide, licite,
petit segment sécant de gauche et de droite
entre nos cuisses.
Et ton genre masculin, lissant sa nudité en moi
aux racines d’une rose et très tendre épilepsie,
de moitié, se féminise.
L’article lent à deux becs,
flèches à boire, oscille
d’un marais à l’autre de nos chairs,
grapille des unités de mémoire.
La profondeur le happe et l’enveloppe
d’un bandage de bonheur.
…
Extrait de Trait d’union
S’agit-il d’un songe qui révèle ou du kaléidoscope pathologique des rêves ? Le lecteur pris dans la multiplicité des images risque la folie s’il ne cherche avec la même volonté que l’auteur à traverser ce qui est donné, tenir bon, quoi qu’il arrive, sans même savoir pourquoi.
Il regarde les joints desserrés de la terre :
ce mal blondasse et bancal de la mer.
Deux et trois de ses balancements visibles font un tamis à l’eau.
Il a conçu une petite phrase en prévention d’un scintillement qui l’enserre de trop près,
un barrage aux soubresauts de sa pensée sous la forme d’une question :
peut-on rêver cette cornue translucide sous l’aspect d’un triangle ?
– n’importe quoi pourvu que la cervelle marine ne songe pas à s’assoupir
avec ses droites de part en part mutilées.
Peut-on… il ne sait pas ! il rit très fort
quand les chemins de l’eau se parfument.
Peut-on… sceller un don de cercle, ou de losange ?
Il s’est trompé, et son erreur est si vive
qu’elle l’a fait saigner du nez.
Mais le saignement se répare
…
Extrait de L’autiste et l’eau
Désespérante peut sembler la poésie d’Odile Cohen-Abbas. Certes, elle ouvre la boîte de Pandore, mais elle n’en conserve pas même l’espoir, un mal parmi les autres après tout. Ni espoir ni désespoir mais une implacable exploration de ce qui reste quand on a tout réduit en poussière.
« Si ce hideux te rencontre… »
Au mieux, s’il me rencontre ?
S’il entre dans le pendule de mes yeux
acquittant ou annulant sa place,
cuisant ses vieux bubons de mon feu,
faisant aboyer mes biens de l’âme ?
S’il est fait comme un homme du drame,
commis aux bancroches, aux hybrides,
s’il est fou, s’il est double,
s’il est femme
qu’il ose !
Qu’il joue, qu’il perde ou y gagne,
accroisse les tam-tam, les roulements
des visions
C’est là, dans le tambour, qu’il se cache,
elle si c’est une femme.
« Si ce hideux te rencontre… »
Cela a dû arriver
…
Extrait de Jérémie. 23 : 29
Dérive, errance, auto-exil, hors-soi… qu’importe la qualification du mouvement, le plus souvent immobile, il se suffit à lui-même. Nul besoin d’un but, d’une finalité, d’un sens. Toute analyse est vouée à l’échec. L’expérience est plus profonde, relève du « Sens-plastique » d’un Malcolm de Chazal, parfois chamanique, parfois prophétique, essentielle surtout.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 25 juin 2018).
*
"Cet ouvrage propose trois recueils de poèmes parus entre 2011 et 2016 ainsi que trois inédits. L'auteure évoque dans une veine surréaliste différents thèmes, notamment la sexualité, la religion ou la nature."
Electre, Livres Hebdo, 2018.
*
Long feu aux fontaines : dès le titre couronnant l’œuvre poétique d’Odile Cohen-Abbas jusqu’en 2017, soit trois livres de poèmes épuisés (Le Ministère des verges (2011), L’Émoi du non (2013), Les Rires fous d’AlefBêt… (2016)) et trois livres inédits (Une Mystique sexuelle, Sans titre ou Points d’O et Les Inutiles (2017)), une durée incertaine s’installe (celle du « long feu ») et ouvre la porte aux images les plus troublantes – à l’imaginaire tout aussi bien.
Dans les corridors des pages, le lecteur, en quête avec l’auteur, découvre des scènes de rêves ou de cauchemars, des paysages mentaux, des pensées qui ont pris corps. L’imagination, la « reine des facultés » (selon Charles Baudelaire), rayonne ici selon mille fenêtres et mille entrelacs.
Le lecteur est un Dante que dirige Virgile et que parfois vient rejoindre Béatrice. Il faut se laisser emporter par Odile Cohen-Abbas : elle nous égare plaisamment, mais sans jamais nous abandonner en chemin – sinon pour nous retrouver à quelque carrefour inattendu. Faut-il se souvenir du regard d’un enfant étonné, faut-il convoquer l’adulte impatienté ? L’un et l’autre certainement.
Le poème, chez Odile Cohen-Abbas, se regarde et se lit lui-même pour, souvent, rire ou s’étonner de ses mots et se renverser : là, le sérieux n’est pas toujours ce que l’on croit, et l’humour tout aussi bien. Son miroir est un don : il se renouvelle avec quelque sourire ou quelque abîme. Tout est inextricablement mêlé, à l’image du désordre du monde et du désir – de l’éros. Au commencement, nul doute : une solitude qu’il faut franchir, une tension vers l’union : Que ma voix dépose le présent,/ que des frissons de liège nous déniaisent le souffle,/ que l’on donne à manger du grain au diseur/ et des guitares, à l’abat-jour,/ que l’on garde le silence pour le centre,/ pour le bain de millet de l’amour,/ un midi de notre vie/ s’habille de nos deux corps, / s’empare de notre chance, l’enlace,/ la revend aux saisons. (« Sans suite », Le Ministère des verges).
Une voix se dégage, un corps parle – un corps de femme, sensuel et sexué jusqu’à l’ongle et au cil – et ce corps chante, joue, hurle, rit, se cache, désire, souffre, jouit, attend. Dans cette voix toutes les ressources de la langue sont convoquées : tour à tour appels, soupirs, fièvre et ivresse (à l’image du feu et de l’eau du titre générique de l’œuvre), célébration, exhortation, palpitation, spasmes, tremblements, pouls, les mots les plus crus côtoient les plus rares, dans une véritable fête du vocabulaire répondant, à chaque page, à la fête de l’expérience sensible : Les lointains sont à naître, souffle-t-elle,/ tandis qu’il fouit encore parmi son puits à thème,/ entre ses parois volitives/ sa piscine de chrysanthèmes. /[…] Son dos fait ses pyramides, ses bonds d’escorte. (« Maintenant », L’Émoi du non).
Les mots se câlinent, se repoussent, se rejoignent et s’entrechoquent pour s’aimer encore ; ils serpentent autour de leur objet pour soudain le mordre ou l’enlacer, sans que l’on sache toujours distinguer la blessure de l’embrassement. Mais toujours l’auteur prend de la distance avec son propre langage : Je t’exhorte, je t’abstrais,/ je te délarde, verge miellée, mon éloquence, ma robe du soir,/ à petits coups de cœur et d’apnée,/ je te réduis à un dé de manne,/ à une raie, à un fil d’archal. / Je t’érode, églogue, sonnet salant, […] (« Glose linguale », Le Ministère des verges). Jackie Pigeaud, dans Poésie du corps, cite le médecin érudit du début du XIXe siècle Étienne Sainte-Marie qui, lui-même s’appuyant sur les traités du médecin grec Hérophile (vers 330-320 - vers 260-250 av. J.-C.), écrit : « Le rythme existe dans toute la nature, et le corps humain est réglé par ce principe universel. […] Le cœur et le poumon frappent une mesure à deux temps, marqués dans le premier de ces organes par la systole et la diastole, et dans le second par l’inspiration et l’expiration. Le corps humain a donc été organisé et animé d’après les lois de la musique. […] Ce rapprochement n’avait point échappé aux Anciens ; et l’on voit dans leurs allégories que le dieu de la musique était aussi honoré comme dieu de la médecine. (Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2009, pp. 175-176. C’est l’auteur qui souligne).
À bien des égards la poésie moderne retrouve cette analogie ; elle en est traversée ; et les rythmes nouveaux qu’elle découvre dans la langue (songeons à Antonin Artaud, à Henri Michaux, sans oublier le Pierre Jean Jouve de Sueur de sang) l’inscrivent dans cette recherche d’un poème qui déchiffrerait l’anatomie humaine et ses mouvements. La « poésie du corps », chez Odile Cohen-Abbas, tantôt caressante, tantôt haletante, est rythme, heurt, souffle et danse : Sept chats longs, ces feux-là comme varans/ dévoient des déplacements en flammes,/ communément des sphères./ « Apprenti feu ! »/crie un rayon de cercle./ Cages de médianes, de/ diagonales,/ décollements, raccordements de crânes, / séries des râbles et des queues. / Muscles, mues propres, / vitesse. (« Danseurs », Les Rires fous d’AlefBêt…). Les trois livres écrits en 2017 ouvrent encore de nouvelles perspectives. Avec humour – et rappelons que l’humour vrai, en poésie, est une réussite fort rare –, Odile Cohen-Abbas signale en incipit les titres non retenus d’un ouvrage (Sans titre ou Points d’O eût pu s’intituler, par exemple, Centons des mers, et Odile en usage ou Satyres en prière !) ou commente entre parenthèses certains passages de son poème. L’auteur inclut dans ses livres (ce qui résonnera dans Voyelle, cet ouvrage au confluent de nombreux genres paru aux éditions Rafael de Surtis en 2018) toute sorte de signes non-verbaux, photographies, dessins, reproductions d’œuvres d’art (tableaux et sculptures), portées musicales, pictogrammes, qui nourrissent la page en accompagnant les poèmes de motifs qui les prolongent ou les interrogent.
Odile Cohen-Abbas use également de toutes les ressources typographiques, de l’italique au corps mouvant des caractères imprimés, non pas ici pour tenter d’« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé » (selon Paul Valéry évoquant le Coup de dés de Stéphane Mallarmé), mais comme pour éparpiller le livre à l’intérieur de lui-même – et accomplir une danse dans une chambre d’échos : Je ne veux pas d’un mariage lettré/ avec le « Palais de têtes »,/ je ne veux pas de son marbre, ses flambeaux instruits,/ et syntaxe qui tombe comme neige vêtue de noir/ – ainsi qu’on la voit s’éloigner dans son texte minoré. (« Tout-et-rien, 14 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Tout le langage est tancé, par le langage lui-même ; c’est l’être du poète qui est en jeu, et sa vérité : Nouvelle prière :/ TA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quel surgissement inique !/ Dans quelle catégorie,/ quel espace l’inclure ?/ Tout avait si bien commencé, Éternellement, Éternellement,/ descendait si bien la côte./ LA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quelle faute, quelle défaite de la chair, autoportrait,/ s’est immolée dans le texte ? (« [Ici la photographie du détail d’une toile représentant le baiser d’Anne et de Joachim] 19 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Il n’est pas jusqu’aux textes bibliques qui ne soient convoqués en tant que fondateurs d’un sens mouvant, toujours à questionner : Poème à face d’Ève coiffée en brosse, / cachant une caméra carcérale sous son crâne,/ prière occipitale/ disant la viduité syntaxique d’une femme,/ rescapée de la chambre, pauvre en air, du texte,/ pensées robots de moelle ! » (« Restitution », Les Inutiles) ; le dernier poème des Inutiles, évoquant les quatre figures du Tétramorphe évangélique, ne signalera-t-il pas, tandis que les mots du poème s’effacent ou sont raturés, une « main séparée » qui « dépose dans la marge/ l’ange d’un adieu ?
Et les énigmes nombreuses dont sont parsemés les livres d’Odile Cohen-Abbas ne sont pas sans rappeler que le poème, selon une très ancienne tradition, est également perçu et conçu tel un objet construit avec des mots, et qu’il s’offre au regard du lecteur comme la serrure en attente de quelque clef. Cependant, qu’avons-nous à répondre à un poème sinon tout d’abord lui dire « oui » et l’aimer, même maladroitement ? Et ces quelques lignes, devant Long feu aux fontaines, ne tentent-elles pas d’esquisser une réponse à quelque danse souveraine, une danse inquiète, la danse baroque et sûre d’un désir attentif ?
Frédéric TISON (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).
|
|
|
|
Lectures critiques :
Odile Cohen-Abbas nous entraîne une fois de plus dans un monde alternatif qui, au fil des mots, se fait de plus en plus réel, en approchant de l’imaginal d’où découlent nos réalités les plus quotidiennes, déformations denses des idées archétypales. C’est un retour à la source qu’elle inscrit dans la poésie, une élévation à la fois guerrière et tranquille :
Il y a vingt ans qu’il a éteint la lumière
une minute après, il y a cent ans
On pourrait croire qu’il a le pouvoir
de faire vieillir la lumière
Ce n’est pas cela
Il y a – les chiffres mentent –
cent ans et quelques années
qu’il a éteint la lumière
Mais la durée se décale sur l’ampoule noire
comme sur les draps
S’il se tient immobile il pourra faire le signe
aux serviteurs du langage d’apporter
le dire sur le temps et la luminosité
Il y a plusieurs fois cent ans qu’il a éteint la lumière
Plusieurs fois cent ans pour acquérir le pressentiment
de son lit aux draps auréolés.
Cette quête initiatique décalée, parfois à contre-sens pour mieux retrouver le sens de l’ascension, a pour véhicule le langage qui structure ou sert des visions, autant de tableaux qui ne se dessinent pas mais jaillissent soudainement dans un rythme apparemment chaotique. Comme en toute voie initiatique, c’est dans l’intervalle que nous pouvons nous extraire du chaos et se saisir de l’axe de l’être.
Les textes d’Odile Cohen-Abbas, particulièrement le superbe Cantique du Gilles, engloutiront sans regret quiconque manque de vigilance de l’esprit. Comme souvent, elle sait que la chair et l’esprit ne sont qu’un, dès lors le sexe devient art ascensionnel. Le geste est ainsi central, car nul ne peut tricher avec lui-même par le geste. Celui-ci est ajusté ou non, au monde comme à soi-même. Le geste « juste », au moment « juste », dans le lieu « juste », un précepte martial appliqué à l’écriture. La trace est comme le tranchant du sabre :
L’Evanith
– à chaque respiration son nom pénètre et reflue hors d’elle – pendule, lance sa nasse d’exhortations voisées sur la berge.
Du trigle, elle a la peau très rouge, des amoures, une jambe palmilobée qui s’arrête au genou.
Son placenta fut l’agent du néant.
Sa face et sa colonne épineuse exulcérées vers l’En-haut.
Elle veut extraire le Gilles de l’in-pace
et des vésanies médaillées de l’eau.
Elle lui réclame le nombre juste de ses organes,
la désinence de son membre et les plans de construction
nécessaire
pour fonder une tribu avec lui.
Nous ne pouvons qu’inviter à plonger dans la gaste forêt des mots d’Odile Cohen-Abbas. Il n’y a aucune garantie que vous en sortiez indemne, ou même que vous en sortiez tout simplement. C’est au centre, au cœur que se trouve l’unique sortie, verticale.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 16 septembre 2021).
*
Quand La chair ruisselle. Magicienne du silence des tréfonds de la psyché, Odile Cohen-Abbas crée un mixage de qui nous sommes : “des êtres hybrides” aux « distorsions angéliques, diaboliques ».
Le tout dans un jeu de miroir, de focale et d’angles selon des prises autant de vues que de mots.
S’instruit tout un jeu amoureux et une lutte là où les êtres eux-mêmes se dédoublent en divers Gilles et Pierrot par une mise à feu de la vie dans les pans des peintures abstraites d’Alain Breton.
D’où cette « geste » et sa chanson habitée et inspirée. Elle est nourrie d’un savoir ancestral mais tout autant moderne. Les mots semblent assurer l’existence à cette histoire somme toute de sexe, en dépit des courants mystiques.
La chair ruisselle en un cantique des cantiques avant que la créatrice retourne son encre comme Godard retour¬nait sa caméra dans un de ses livres les plus célèbres.
Odile Cohen-Abbas joue d’une perversion secrète dans une transmutation des lieux et des êtres entre trivialité et spiritualité. Être embrigadé dans le terrestre charnel ne suffit pas à s’enkyster en ce qui est.
La poésie devient une source naturelle qui permet aux êtres, non de plonger en des abîmes, mais de monter au ciel là où s’inscrit une condition « ciné » qua non de reprise de vie.
Les mots de la tribu la recréent.
Jean-Paul GAVARD-PERRET (in www.lelitteraire.com, octobre 2021).
|
|
|
|
Lectures :
Odile Cohen-Abbas nous entraîne comme souvent dans la dimension silénique de l’expérience humaine avec ce livre qui se présente comme un triptyque.
Au centre, l’alphabet hébraïque et ses vingt-deux lettres qui fondent autant la parole que le monde par la grammaire architecturale, divinement inspirée et totalement scientifique, qu’ils composent. Odile Cohen-Abbas nous offre vingt-deux méditations très personnelles sur chacune des lettres vivantes de l’alphabet, lettres qui sont aussi des noms composés de lettres, inaugurant ainsi la cascade infinie des sens.
Avant ce voyage dans l’alphabet, l’Aleph-Beth, c’est à la Face que nous sommes confrontés, tantôt sainte, tantôt diabolique, absolument humaine en réalité. L’intuition géniale ou démonique naît de ce face à face qui s’affirme dos à dos, invocation de Janus.
« Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle « un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bandes perforées –) elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,
la non-mixité du Jugement dernier. »
Nous sommes en poésie, mais aussi en métaphysique, à rebours de la chair qui révèle, mais aussi en théologie silénique, forcément hérétique donc, mais ô combien pertinente car acéphale :
« Apparition de la tête de Jean-Baptiste dans le champ des décapités : la perruque blonde de l’ange Gabriel décapité, la perruque noire des corbeaux et des mouettes, écimés, Calvin tranché, Marie tronquée, Jeanne la papesse, découronnée, la petite danseuse de Degas, étêtée, le spectre d’Hamlet, guillotiné, Pierre de Craon, décapité, les 22 lettres, tranchées, la licorne et Mélusine avec la Grande Ourse et le scorpion, en phase de décollation, des volontaires, vieilles et nubiles, pelotes de veines, en cours de guillotine, les 10 chiffres décapités. Dans le coffre à bijoux du tableau de Moreau, le sang ;
Tous tournent leur regard
– Mais de quoi s’enivre-t-on aujourd’hui ? – vers l’Apparition »
Nous imaginons très bien Odile Cohen-Abbas modèle, et un peu plus, pour Caravage. Exagère-t-elle ? Certes non, en effet, après la guerre dans les Cieux, menée par Aazazel, Dieu qui avait placé la lettre Iod première de toutes les lettres, lui substitua Aleph et réduit le nombre des Cieux de 9 à 7. Une forme de décapitation salvatrice.
Le troisième volet du triptyque est intitulé « Les revenants ». Revenir de quoi ? de tout, et d’abord des peurs, ancestrales comme futures, afin de se démasquer. Revenir de l’autre côté du miroir, si trompeur pour qui n’est pas vigilant. C’est une quête sans concession, un chemin ensanglanté de mots qui n’est pas sans extases.
« Regarde l’homme là-bas ! C’est le pendu qui s’emporte à travers champs. Il n’a plus sa stature complète, ses pieds se combattent dans la mort. Il cherche un lieu d’inhumation. Il est né de sa corde, mais l’impureté du temps s’accole encore à lui de toutes ses forces. Derrière lui, la lune diminue définitivement ; devant : l’armée des pendus s’avance. Regarde et dis ! En quelle partie de son corps est descendue la connaissance, est-ce au-dessus ou au-dessous de la strangulation ? Et si le chemin de la corde, sa notion féminine broie implacablement le toucher de l’épaule ? Le monde – six taches de sang – tient encore la place occupée par le chanvre. Paix à la poitrine du pendu qui s’emporte là-bas, et paix aussi à la déformation qui s’engendre dans la corde ! »
Aux limites de l’imaginaire, se trouvent l’abîme pour les uns, mais ce n’est que partie remise. l’imaginal pour quelques autres.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, mars 2023).
*
« On pourrait parler ici, plutôt que d’un sujet ou d’une thématique poétique, de l’argument d’un ballet comprenant trois épisodes se liant rythmiquement, s’acheminant par les voies de la pensée et de l’introspection. Un mouvement glisse ainsi, se profile sur les planches de l’imaginaire, la scène sacrée des fondamentaux du corps et de l’être : le visage, une histoire brève, très arbitraire du visage à travers les siècles, les origines de la parole, les articulations premières et symboliques du verbe — j’ai choisi, pour les illustrer, les 22 lettres de l’alphabet hébraïque -, et une incursion dans la vie après la mort où des personnages surgissent par des portes mystérieuses – non pas en tutu, mais en des mues d’ombres et d’oripeaux seyants : les revenants. Les mystères de la face et du dialogue, ces fruits ouverts, offerts dans le regard de l’autre, perdus, retrouvés en troisième partie dans des partenaires transmués en fantômes, m’ont paru se compléter, donner la chair et l’esprit d’un univers, d’une recension onirique », nous dit Odile Cohen-Abbas de sa très étonnante et détonante Face proscrite, qui se compose de trois parties : « La face proscrite », « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque » et « Les revenants ».
Odile Cohen-Abbas y interroge une fois de plus les mains perdues dans la bataille du vivre autant que le mouvement primitif des nuits, sachant que les mots voulant sa savonner de leur peur, - meurent au fond des baignoires. Elle met mal à l’aise par la pierre dans la chair et l’incise du rythme du poème : Ligote le gigot de la langue saigneuse, - pique tes signes de chamade neuves ! Mais elle éclaire, réconforte, lorsqu’elle fait rouler l’os de l’imaginaire dans la cavité du Merveilleux : Là-haut c’est déjà les comices agricoles des gigues – et des barcarolles, - des cheveux d’aube au milieu des atolls, - il y a un quart d’heure d’une étoile à l’autre. – J’ai tant d’impatience, - de ressource en ma chair – pour avec toi, - ta parallèle !
Les royaumes suspendus de l’imaginaire sont des mises à nu sans trompe l’œil et la patrie d’Odile Cohen-Abbas, ainsi que son vers tiré sur un bord d’horizon, sa phrase : derrière les yeux seconde – jetés dans le tronc du sommeil, - il y a eu une mer, - une mer facile, possible – peut être la vraie, peut-être un mime, - un ton au-dessous de tous les bleus. – Et du rêve de la mer… - naissait une seconde mer… Dans « Répondances pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque », Odile Cohen-Abbas s’attaque à, thème récurrent dans son œuvre, l’Aleph Bet, l’alphabet hébraïque, qui n’est pas qu’un simple alphabet. Au commencement Dieu créa l’alphabet.
Dans la tradition juive, en effet, on dit que Dieu créa le monde à l’aide des lettres hébraïques. Par la combinaison de ces vingt-deux lettres fondamentales se forma l’ensemble de la création, et c’est à partir du nom formé des deux premières lettres « Aleph-Bet », que naquit la parole. « Aleph », c’est le Un, l’Unique, l’expression simple de la divinité, contenant tout et dont tout découle. Le commencement du commencement. Les lettres hébraïques ont une valeur numérique symbolique et mystique qui est abondamment illustrée par la Kabbale.
Si Rimbaud fait correspondre une couleur à chaque voyelle, Odile réalise une prouesse encore plus grande que le Rimbe et écrit : « Je me suis concédée non pas toute la liberté, puisqu’il me fallait tenir compte de la symbolique et des éléments constitutifs de chacun de ces signes, mais une certaine forme de liberté qui est la mienne, aussi illusoire soit-elle, et à laquelle je me suis toujours efforcée. Le résultat, je l’espère, sera musical, car l’harmonique capte en elle tout le sens et les extrapolations conscientes et subsidiaires du message. »
Ainsi, comme dans la tradition ou chaque lettre est un voile qu’il faut soulever pour voir apparaître son mystère. Il en va de même avec les 22 poèmes odiliens : Alèf, visions du monde gestationnelles, associées dans une coupe d’ailes, d’étincelles mélodiques, comme un essaim de golems femelles, de coursiers de lumière, d’ici doucement mortel… Alèf, dont il est interdit de capturer l’instant dans un seau terrestre, un seau d’étable, dans l’eau froide d’une prière.
Christophe DAUPHIN (in revue Les Hommes sans Epaules n°55, mars 2023).
Je m’emploie à faire recouvrer la santé à moi-même
Si on ouvre le miroir facial de la Grande Prostituée, on s’aperçoit qu’il contient à l’intérieur une ennéade : vouivre, mère, fille, vierge, veuve, pauvresse, bacchante, strige, sauterelle (un nonet de sons – vielles, lyres, pianos à bande perforée) - elles, les bâtisseuses et les écroulées chantant un amour de l’être dans le miroitement à terreur sacrée, le miroir de la Grande Prostituée, leurs traits, sang, rides, grains de beauté mêlés à Ses traits qui ont tout gaspillé du bonheur, du malheur, elles, les biches de Dieu, nées par le siège, dans la broyeuse du miroir,
la non-mixité du Jugement dernier
En elle, serpent ailé, en elle, fée amante et trahie, en elle, Mélusine maternelle, se livre la grande guerre de l’amour quand elle revient de sa nuit cosmique dans la chambre gardée par la nourrice
Il n’y a plus de graisse, mais un front chauve, des rides multipliées, sur le visage de Mélusine berçant son enfant emmailloté
Ce grand vide sous la peau, cette élision de la beauté se traduit par : des yeux en forme de sardines, une bouche de tanche, des oreilles demi-queues de rotengle, une épinoche pour les plis des tempes et deux vibrisses d’un silure pour les mèches basses de la nuque
quand elle se souvient de l’eau du bain où elle s’immergeait sous son aspect de dragon volant, le samedi
du bain où elle disparut
Dans les ailes allait l’amer
Les larmes guerrières comme des éclats de quartz, de silex, des cailloux, des galets qui déchirent la paupière inférieure – la peau des pleurs sur les genoux.
Les larmes ultimes des idylles, des antagonismes intérieurs, les belliqueuses — l’aétite, la pierre d’aigle, la pierre à aiguiser, la pierre à feu, la pierre à fusil, et l’améthyste qui antidate et transfigure le visage des fous, laissant leurs larves, et fuyant leur voie par l’anneau incandescent des yeux, leurs larves poussant leurs signes
dans les orbites de la face proscrite
Odile COHEN-ABBAS
(Poèmes extraits de La Face proscrite, Les Hommes sans Épaules éditions, 2023).
*
Cette recension est un récit de lecture. Dès les premiers vers, me vint une question : La poésie peut-elle être dépositaire d’un savoir, et en particulier d’un savoir occulte ?. Sont-ce des vers d’expérience ou d’enseignement ? Puis, sans que l’esprit ne le mesure, un silence s’établit et à peine entend-on les poèmes glisser page après page. Je m’entends reprendre un vers : « Le premier macchabée de l’humanité a vu la mort dans ses pariétaux » et plus loin le vers « Je porte à mes lèvres avec le pain et le vin […] le saut de l’âme » ; plus loin, je découvre, sous la torche de ma lecture, la figure d’un Jean-le-Baptiste semblable à celles émaciées des sauterelles dont il s’est nourri ; suivent des têtes coupées, une dent, des cornes, Jeanne la papesse, Brunehilde dont la face « n’émit plus aucune pensée et ne prononça plus de mots dont le son et l’énoncé […] ».
Plus loin encore je m’interroge exactement comme cela est écrit : « Que choisir ? les ailes ou les bras pour cacher son visage ? » ou encore me crois être ce « Profil de l’imbécile, le fugitif aux lèvres bandées / tantôt il couche dans la lumière, tantôt il couche dans l’abîme » ; ou, être un apprenti en alchimie à qui on enseignerait que « l’améthyste antidate et transfigure le visage des fous ». De cette première partie, la lecture a filé comme une brindille vaguelant sur un ruisseau. Ainsi sont les formes et les déformes du visage, ai-je appris, La face proscrite comme ce partie le titre.
Mais voilà maintenant une page barrage qui suspend la lecture : Répondance pour les 22 lettres de l’Alphabet hébraïque. Il va nous être proposée une grammaire spirituelle qui établirait des corrélations nouvelles, ou plutôt des lignages entre les dépôts de sens d’une lettre-mot ; je regarde désormais ma lecture comme une déambulation sur une vaste plaine trouée de puits étroits et profonds qui échangeraient entre eux leurs eaux suivant une science subtile, ignorée de tous sauf de quelques-uns. Pareillement, sous des mots-puits, les lettres hébraïques travailleraient à de nouvelles circulations les invisibles, et avec des audaces qu’une simple imagination ne saurait en produire. Écoutez plutôt ce qui est dit de la lettre Gamel : « lettre de la discordance et de la fusion, de l’héroïsme, des prouesses intérieures, des déplacements incertains »
D’où vient qu’on rapproche discordance, fusion, héroïsme, prouesses intérieures et déplacements incertains ? N’est-ce pas inimaginable ? Je prête cet aboutissement à des générations d’hommes et de femmes, penchées sur des vieux grimoires et qui, jusqu’à notre poétesse, s’échangeraient méditations à mots ouvragés, et des vérités aussi stupéfiantes que le grand jeu de l’incohérence des formulations quantiques. Après un court repos, j’ouvre la troisième partie : Les Revenants. Des poèmes-visions me traversent. Ils présentent les parties du corps comme indépendantes l’une de l’autre.
Parfois, il me semble regarder ce qui m’entoure comme un œil qui balance à une corde. J’entends : « la malemort dévêt, revêt la sans-corps, la sève de spectre blondi » Je m’envertige à lire que l’âme, une fois la mort donnée, « déforme son corps nu afin qu’on la méconnaisse ». Passe la figure de Marie : « le visage de la morte, beau pour lui-même et beau pour la mort » ; un soldat tué qui « sort comme d’un candélabre de sa mort » ; une « armée des pendus s’avance » ; plus loin se libère « l’hirondelle votive ». A tendre l’oreille, je crois entendre sous les vers un vœu comme paix dans les brisements. Mais déjà voici les fleurs, les larves végétales et le retour de la grande et furieuse érotisation, qui jettent à nouveau toute ses forces pour la grande « bataille du vivre », ainsi que l’écrit Christophe Dauphin dans sa postface.
Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024).
|
|
|
|
Lectures
« Je m'assiérai sur le pas de vos portes»
"Excellence et simplicité... Gérard Cléry s'est détourné des arts poétiques aussi pertinents soient-ils. Il s'est aussi dépouillé du superflu (rhétorique absente, circonlocutions proscrites)... Roi nu(l) n'est pas un titre mais un état des lieux intimes, la mesure abyssale de l'homme rendu à l'essentiel. Et ce n'est pas rien.
Le voyage immobile est fascinant et douloureux à la fois : « permettez cependant/que ma vie vous effleure prêtez/rien qu'un moment l'odeur de votre lit... » Au fil des pages se profile un homme détaché – oh si peu ! - de sa posture poétique pour marcher au pas de l'homme. Le roi nu(l) est une sorte d'albatros baudelairien privé de majesté, d'empire (sur soi, sur les autres), mais perclus de vérités contradictoires, faufilé de tendresse, s'excusant d'être là, comme le Plume de Michaux.
Un livre de chevet qui brûle pendant les nuits blanches et qu'on consulte, qu'on touche et qu'on respire : « voyez j'habite si mal/les pierres que je pose »... Mais la présence sensorielle de cet opus absolument remarquable est obsédante et s'étale comme l'huile sur la toile. On retrouve pourtant la mise en relation de l'homme avec son environnement immédiat : « fenêtre mouillées par les baisers/fenêtre enjouée fenêtres/affûtée/laisse mes mains te reconnaître »... Et le lecteur s'inquiète de cette présence-absence qui ne se repère que dans le chuchotement, dans l'écrit, dans le souffle. Le parcours d'un aveugle ébloui cependant par le monde qu'il traverse blessé par les aspérités de l'univers ambiant, mais aussi touché par : « cette grâce de ceux qui savent s' effacer pour laisser tout son pouls à cette parole qui les dépasse », comme l'écrit Guy Allix dans sa postface.
« Dormir m'est interdit », nous dit le veilleur, sans oublier que la vie ne vaut peut-être que par les « restes », ces insignifiants qui chargent le havresac d'une silhouette de poète : « la peau de ses mains nues/quelques poils de barbe/une écharpe parfumée/la mèche de cheveux/héritée d'une femme/l'aile d'un oiseau/le rire de deux enfants/grimpés près de son cou/une gousse d'ail/une paire de souliers mal tenus... » un inventaire à la Prévert pour « l'idiot d'amour/le fou l'aveugle » qui se cherche des parenthèses sensorielles pour affirmer que le jour existe. Palpitant encore et encore ce coeur « bêlant ce coeur brûlé ce coeur boiteux », qu'il faut bien se dissimuler à soi-même pour ne pas être débusqué et demeurer a fortiori le passager clandestin de ses émotions... Cette mise à nu ou mise à nu(l), c'est selon, apparaît comme l'outil décisif du parcours poétique et humain de Gérard Cléry. Il est bluffant d'authenticité partagée et sa proximité nous renvoie aux veilleuses qui balaient la nuit nos chemins d'existence."
Michel JOIRET (in Revue Le Non-Dit, Art et Littérature N°111, avril 2016, Bruxelles).
*
" Suivi d'une excellente post-face de Guy Allix, voici « Roi nu(l) » nouveau recueil de Gérard Cléry, publié dans la collection « Les Hommes sans épaules» de la Librairie Galerie Racine, Paris.
Tous les poèmes de Gérard Cléry sont pour rejoindre, et, ici, se rejoindre. Rejoindre soi-même. Rejoindre son corps. Sa vie qui fout le camp. Rejoindre les autres.
Surtout rejoindre la femme. Joindre. Et rejoindre, avec des mots, la poésie des mots.
C'est dire qu'ici le « je » n'est pas un autre, mais le pluriel d'un moi qui, d'abord, s'attendra au futur comme pour s'excuser d'avoir fait attendre, puis se dégager pour disparaître en laissant, comme Villon son frêre, les témoignages de son chemin.
Ce testament devient vite un présent de mémoire, avec l'évocation, dans les écarts, comme dans les marges, des bouffées du désir ou de l'espoir :
« Tu prends à présent la barre
jusqu'à la déraison
et tu gouvernes entre les bras du vent
accroupi pour mieux voir
les mains posées sur les genoux
et disant oui
et disant non »
Et le rêve, à petits coups de bec, fait tinter la vitre du vécu duralex.
Ce cri une fois dit il faut, comme l'oiseau qui, d'un coup d'aile, aile sans parenthèse, remonte le vent de mer, le vent d'amer, il faut remonter le texte. « Retour amont » aurait dit René Char. Et, remontant le vent, nous passons du réel, qui un rêve, à la réalité, qui est une illusion. L'hymne à l'amoureuse, avec son feu patient, est une rosée qui irise « jardin-fenêtre-bouche-luisance d'eau ». C'est une caresse que les mots attendrissent encore pour délivrer le corps. Mais surtout c'est une musique que les mots scandent en rythme syncopé :
Le dit du bûcheron
est-ce bien moi qui parle de tes cuisses
pour le couteau
trouvant ta chair aux versants
d'actinies dans l'horizon de quoi je dors
est-ce encore moi
régnant désemparé qui continue
qui épaule ton corps
femme univers de ma manducation.... »
c'est là que la « Royauté » prend sa source, elle qui vient du chaos, comme le torrent d'amont décoche ses eaux sur le vide. Ce torrent qui n'économise pas la matière, mais la bouscule, pour jeter le délire dans la raison lumineuse.
Claude ALABAREDE (in revue Diérèse, 2016).
*
" Ces poèmes au rythme haletant, qui semblent écrits dans l'urgence nous parlent autant de nous que de son auteur. C'est ce lien qui nous touche profondément, cette empathie. Gérard Cléry est à l'écoute du monde et des hommes. Son écriture est sans fioriture, sans réthorique, elle est comme un silex, mais elle cache ou recèle, une tendresse, un amour, celui d'un homme à hauteur d'homme. Sa poésie questionne, parfois avec angoisse, parfois avec brutalité, elle frappe, touche profondément, elle est essentielle. « Gérard Cléry écrit superbement », dit Guy Allix dans sa post-face. Oui, et chaque mot, chaque courte phrase frappent juste, évoquent, appellent, oui, Gérard Cléry est un poète majeur."
Maurice Cury (in revue Les Cahiers du Sens, 2016).
*
" Belle plaquette dont le titre « Roi nu(l) » rappelle un conte d’Andersen « Les habits neufs de l’empereur ». L’expression « le roi est nu » est passée dans le langage courant pour désigner des apparences trompeuses. Gérard Cléry, avec « Roi nu(l) », réunit deux ensembles poétiques affirmant que l’amour laisse celui qui le vit ou l’éprouve nu et nul, le poète ne cherchant pas à tromper qui que ce soit, il aime et c’est tout.
Le premier ensemble, qui donne son titre à la plaquette, commence par ce vers « Ici roi nu » qui sonne comme le début d’une conversation téléphonique. D’ailleurs, un peu plus loin, un autre poème commence par ces mots : « Quand le téléphone n’est plus le téléphone »… Sans doute Gérard Cléry utilise-t-il, quand il en a envie, la parabole du téléphone pour dire ce qu’il ne peut directement à l’aimée. La succession des deux ensembles ne laisse pas d’étonner. Si le second est un chant d’amour, le premier est plutôt un constat sombre de ce que peut devenir l’amour, le temps passant. Si l’on remarque, d’une suite à l’autre, le même vers (en gros, de l’hexasyllabe à l’alexandrin, les deux vers qui se suivent étant toujours séparés par un blanc, contrairement aux proses), la première suite donne aussi à lire une écriture plus torturée, plus écorchée : prose trouée de blancs (p 20) [signe que « les mots renâclent à passer la gorge » (p 13)] ou brisée quant au sens (p 24) comme si le constat aboutissait à l’impossibilité ; même si les choses sont énoncées clairement : les morts qui se sont accumulées, les ruptures et les rencontres avortées, ce moment où « le manteau de la tendresse / glisse des épaules se déchire ». Alors que la seconde suite semble plus épanouie, plus charnelle ; il est vrai que ces vers « et l’amoureuse / feu rêvant / enlumine l’amant » (p 42) poussent à une telle lecture.
Il faut enfin signaler que ce livre se termine par une postface de Guy Allix dans laquelle je relève ces mots : « Parole de roi nu. De roi humble. Parole oxymore en quelque sorte. » Et Allix d’ajouter que ce que laisse le roi après son passage, c’est « presque rien, mais l’essentiel ». Pour mieux montrer ensuite le « double geste de monstration subliminale » et en arriver ensuite à ce constat que « Roi nu(l) » est un « poème d’amour au fond »… Et pour terminer, relever enfin ces mots : « Qui ne sait aimer ainsi, n’a jamais aimé, n’aimera jamais ».
Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture" in revue-texture.fr, mars 2016).
*
"La judicieuse citation signée Louis Aragon de la première page (« Ce que je n’ai plus donnez-leur/ je reste roi de mes douleurs ») donne le ton à cet ouvrage de Gérard Cléry qui, dans une mise en pages aérée présente son Roi nu(l) accompagné d’une postface de Guy Allix qui souligne avec émotion et une légitime tendresse les vagues hautes de cette poésie mûre depuis déjà longtemps dans l’esprit et le coeur du poète et qui explose ici, en des vers élégants dont le poids est à la fois cruel et tendre.
En une douzaine de recueils, Gérard Cléry a réussi à se faire un nom qui importe dans notre petit domaine de la poésie. Il est vrai qu’il n’est pas uniquement poète. Depuis longtemps déjà il participe et anime des réunions poétiques en compagnie de jeunes comédiens et d’animateurs (entre autres : Marie-Josée Christien).
Avec Roi nu(l) Gérard Cléry démontre combien le poète, « roi des rois » n’est en définitive qu’un pauvre homme comme vous et moi, un être vivant et donc faillible. Il est nul car il est nu et nu parce qu’il est seul. C’est une question de vocabulaire.
Cependant l’ami Gérard Cléry s’avère ici et comme toujours trop modeste car sa poésie n’a rien de gratuit, rien de superficiel. Elle pèse lourd dans le jardin de la qualité. Elle prend en compte les divers aspects de notre vie ordinaire et en dénonce les abus, les carences, les folies. Il faut...
« laisser brûler l’ampoule de l’incertitude »
... prophétise-t-il avec ce sens aigu de l’à-propos qui caractérise son oeuvre et ses actes.
Dense et charnu, cet ouvrage me semble être l’oeuvre majeure d’un poète aux qualités multiples qui se donne avec fougue et volupté aux complicités et aux caprices de l’instant.
Un livre flamboyant. Un poète vrai."
Jean CHATARD (Revue Les Hommes sans Epaules n°41, mars 2016).
*
« Un titre d’un laconisme flamboyant et qui permet de nombreuses lectures, interprétations et rêveries. Comment ne pas penser, tout d’abord, au jeu d’échecs quand la pièce maîtresse est privée de ses défenses : le roi nu. Quand, en dépit de toute logique, il obtient le pat : le roi nul.
L’exergue, égaré dans une pagination ignorant manifestement les règles les plus élémentaires de la typographie, nous fournit une première indication
précieuse avec ces deux vers d’Aragon : « ce que je n’ai plus donnez-leur / je reste roi de mes douleurs ».
Qui est ce roi des douleurs, sinon le poète régnant sur son désert de mots : « Ici roi nul / roi nul appelle / … / la pitié est horrible / et le bonheur béance ».
Règne ici une tristesse diffuse (celle du poète face à l’incompréhension de ses frères humains) : « je m’assiérai sur le pas de vos portes / sur vos bancs sur vos marches / … / j’essaierai quelque temps vos outils / au seuil de l’œuvre inhabitable / voyez j’habite si mal / les pierres que je pose / permettez cependant / que ma vie vous effleure »…
Une tristesse aux limites du désespoir : « allumer chaque soir le flambeau de l’absence faire le lit du vide vous nommer ne pas vous nommer laisser brûler l’ampoule de l’incertitude (…) regarder votre visage et se crever les yeux / et puis sourire comme font les aveugles ».
Suivent L’ivre lit/Livre lit qui est en somme une lecture du corps de l’autre et une postface de Guy Allix, Breton d’adoption comme Cléry : Oui, Gérard Cléry est un poète. Un vrai poète, en même temps qu’un homme vrai (comment pourrait-il en être autrement ?) et qui ne prend jamais la pose, mais dépose les mots au plus juste de l’émotion. »
Francis CHENOT (in revue Traversées, Virton, Belgique, mai 2016).
*
" C'est un peu l'image du poète. A la fois rayonnant et vain. Superbe au sein de son écriture et désarmé, désolé en même temps. Avec la parenthèse du titre qui redouble et réactualise l'adjectif. C'est aussi plus simplement celle de l'homme, en général, vainqueur et faillible, voyez j'habite si mal - les pierres que je pose; Gérard Cléry semble tirer sa révérence au monde et quitter la société avec pas mal de tendresse enfuie et beaucoup de dignité. Je laisserai si peu de traces. Recueil du désenchantement, de la déconvenue, de la déréliction. Vous ne trouverez rien derrière - mon regard disparu. L'écriture draine dans son lit d'encre, amour, émotion et silence. Le poète ne regrette rien, il n'a pas oublié tous les bonheurs cueillis sur le chemin des jours. Il les voit s'évanouir dans le rétroviseur, maquillés d'ombres charbonneuses. La mémoire relit les pages écornées et relie les chapitres inachevés. Guy Allix donne une belle postface pour relancer la lecture de son ami Gérard Cléry. Le recueil a emporté à juste raison le premier prix Angèle-Vannier."
Jacques MORIN (in revue Décharge n°172, décembre 2016).
|
|
|
|
Dans La Revue de Belles-Lettres :
Ces poèmes en prose, récemment révélés au public, constituent non un recueil mais un livre fortement unitaire, qui frappe tant par la hauteur de son inspiration que par la puissance et l’originalité de son écriture. Il y a comme un vrai bonheur à voir cette poésie – dégagée des modèles de l’actualité littéraire – reprendre en charge la langue exténuée que traînent bien des ruisseaux contemporains et la vivifier soudain, redonnant aux mots l’ampleur et le souffle perdus. Plus encore : la profondeur et l’élévation se tissent d’un humour sans mépris et l’équilibre s’établit, miraculeux, entre la gourmandise lexicale et le sensible du monde.
Nous allions décontenancés face aux bourgeons de la vigne, aux cerises dans les arbres, vertes comme des sauterelles. Même la pierre voulait agrandir la toge empire des vieux lichens. Le printemps est une marche trop petite pour la gloire, le cycle des soleils, une vieille au manteau trop étroit pour le culte. Venez enfants druides, venez célébrer ce que les oreilles écoutent mais n’entendent pas ! Cueillez en paix ce que les paroles promettent de fraîcheur ! Redites comme la marguerite pigeonne au champ, le chevreuil à la fontaine de vos yeux et comme tous palpitent d’or sous la lune ! (Extrait de « Verdure »)
Le poète, on le voit, parvient à imposer à la force du verbe une confrontation assidue au réel. Ce réel, quel est-il pour lui ? À la question, cette note, nourrie d’une lecture attentive des poèmes, mais aussi d’entretiens avec leur auteur, tente une réponse qui ne soit pas trahison. Ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Y coexistent mesure et démesure : ainsi une Méditerranée, dehors « infini et clos », à l’opposé d’un Océan, dehors « des vertiges et du vide », avec lequel le poète entretient une complicité toute bretonne.
Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer. Dans le poème intitulé « Sillon », le paysage vu du train et la page d’écriture du voyageur ne cessent de se superposer, jusqu’à y découvrir leur impossible perméabilité – entendons tout à la fois l’impossible dissolution de l’un dans l’autre, comme l’impossible clôture entre les deux : « Folie que vouloir retenir les âmes sur des rails terrestres ! »
Cependant, le dehors, comme tout être vivant, résiste à la prise de possession. Les choses ne se laissent pas faire. Le poète nous initie à l’art de composer, au sens le plus tragique du mot : il faut délocaliser ses états, se fragiliser. Non pas tourisme avec garantie de rapatriement, mais exil sans retour, entraînant perte de repères et lente déréliction. Au bout, encore des marches à descendre, le déracinement final d’un soi, présent certes, mais dont rien ne peut plus assurer qu’il soit distinct du monde : « Aucun lien ne peut m’arracher aux forces du provisoire, à son absorption dans le tourbillon noir de la cendre. » On relève cette singulière et impressionnante figure : « Il monde ! Il pleut ! Parole impossible à prononcer… » d’où se dégage l’effroi d’une impossible extériorité au monde. Rien ne nous en distingue, nul endroit où se tenir et le tenir sous le joug d’une observation. Nous voici dans cet état que le poète appelle « néantitude ».
Parvenir à soi-même, faire cesser cet exil, se rendre extérieur au monde ? Seul le permettrait un saut dans l’absolu. Mais ce livre n’en sent pas le vouloir. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain sont sillonnés : que ce soit sur le pavé des villes ou à travers les terroirs, un Ulysse, évidemment rusé, parcourt cette « néantitude ». Balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… tels sont les Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes de notre appartenance au dehors, de notre résidence forcée en quelque sorte, et voici donc, non sans étonnement, que s’en découvre « l’usage » ! Il y a là, pour le regard et l’écoute, une faculté merveilleuse que le poète appelle « l’âme » dans le beau poème « Résistance à la négation », que nous citons intégralement :
Qui veille adossé aux parois du jour ? Qui considère la nuit avec espérance ? Qui forme les emplois inédits de ce que nous sommes et dont il fait soif ? Qui fait silence et suit en arôme les contours d’une parole ? Qui garde une disponibilité suffisante pour s’immiscer dans le labyrinthe de nos gestes ? L’arbre livre au soleil le battement des saisons. La pierre aux océans, la courbe et la langueur de vivre. Tous offrent des réponses et des questions aux réponses. Qui s’en approche et les écoute ? Qui tourne et fouille notre obscurité ? Qui cherche un salut dans une langue oubliée, une promesse derrière l’entêtement ? Qui voudrait un rapport neuf avec ce qui ne meurt pas ? L’âme, notre fierté, notre passe-droit. Unicité sans encoche, fraternité aux enroulés stellaires. En elle, les fragilités de la vie sauvage, la torpeur du cristal, la harpe éblouie de l’aurore, la fierté du sel, l’appétit de nos villes, le rire écume des océans. En l’âme, le miracle du livre unique. Une langue nouvelle, avec une grammaire, des voyelles et un vocabulaire neufs, parfaitement éternels, parfaitement recevables par l’autre. En l’âme, l’homme debout, droit comme un soleil.
Pourtant, en dépit de ces moments de gloire, la vie intérieure est toute d’opposition et, à toute tentative de possession, dresse autant d’obstacles que le dehors lui-même. Ce cocon n’est pas prêt à se rendre, à se soumettre à cette absence de bord, à la perte de soi-même :
Chaque matin, je réapprends qu’un autre que moi existe. Il serait ni chose, ni bien comestible, mais un vide insondable au cœur, irréductible à l’intelligence. Par le jeu des millénaires, quelques modes de coopération me furent enseignés, un petit pécule remis pour tout échange entrepris dans les règles de l’art. Mais que sa parole soit prière ou bariolure, toujours je la reçois avec violence. L’autre figure une lutte avec un dieu impossible. D’homme, il ne porte que les cendres et sa mort annoncée. (Extrait de « Éloge funèbre »)
La vie intérieure, aussi sauvage que le dehors, recèle une violence inouïe, une capacité à renier tout ce qui n’est pas elle-même. Ulysse encore en représente la figure emblématique : tellement marqué, brûlé dans ses intérieurs par le voyage au dehors que, rendu à lui-même en reposant pied sur Ithaque, il n’est plus capable de se gouverner, de demeurer auprès des siens, d’apprivoiser le quotidien. Justiciable des dieux seuls : autant dire de personne !
À rapprocher ces deux électrodes que sont le dehors, infini et clos, et la vie intérieure, il y a pour le poète, non seulement une forme d’aventure, de recherche d’inconnu, mais un choix de vie, qui relève d’une foi, d’une confiance en la présence/absence de l’Être-Dieu pour l’homme. Très significatif d’un engagement chrétien, ce verset de Saint Paul placé en épigraphe : « Lui, ne retint pas Dieu en lui. Au contraire, Il s’anéantit homme parmi les hommes. » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».
Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.
Paul FARELLIER, in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4 2009.
|
|
|