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Lecture des Eperons d'Eden

Au « rituel des lisières », le fils poète d’un poète cède comme on concède la beauté à la fleur qui penche et va faiblir.

En distiques justes, l’auteur s’avance vers le père qui le quitte et le « tombeau » serre l’absence et les beautés de « tous les souvenirs », rameutés par une voix qui ne sentimentalise jamais mais ramène à la surface de la parole des pans entiers de mémoire vive et le service d’hommage commence : « dans la nuit de l’encre » oui, car  « j’ai accumulé ton visage/ Pour annoter tes poèmes/ de salves de toi ».

La splendeur des images recrée le défunt : « si tu rampes/ dans le sommeil du buffle ». La ferveur et l’amour filial décochent des vers de pure beauté :


« Aujourd’hui, si tu parles
dans ma nuit de chaque jour
mon sourire dans tes yeux
dépose-t-il une larme et un éloge ? »


La mort se décline dans une laisse de poèmes brefs : « Pour toi, père/ j’ai tenté/ ce mince larcin/ des saintes dactylographies/ - ton sanctuaire  »

Faut-il vraiment aimer pour « oublier la mort » ? La poésie de Breton (1956/ dix recueils depuis 1979) consigne l’éloge en vers vrais, recueillant « l’hospitalité » des livres du père, offrant le sien, défiant la mort, appelant à « renaître » « dans l’érection/ des bruits » du monde.

Philippe Leuckx (in recoursaupoème.fr, juillet 2014)

*

" Il est dur de porter un tel patronyme quand on écrit de la poésie : les comparaisons sont obligées mais je ne m’y livrerai pas. Alain Breton a perdu son père, Jean Breton, en 2006 ; Jean Breton, qui était aussi poète. La préface, sobrement intitulée « Mon père », dit tout ou presque : la transmission de l’amour pour la poésie, l’éducation et les dernières années marquées par les maladies et la mort dans toute son horreur ; on aurait pu en rester là et le lecteur s’attend au pire dès que débute « Mastique la mort », la première des trois suites de poèmes du tombeau qu’Alain Breton élève à la mémoire de son père.
 Mais Alain Breton évite l’épanchement lyrique incontrôlé. Il corsète son inspiration par une forme elliptique à souhait : le distique qui court, à trois exceptions près (pages 76, 99 et 109), du début à la fin du recueil. Le vers est souvent réduit à sa plus simple expression, un ou deux mots. Dans de telles conditions, Alain Breton va à l’essentiel qui est ainsi mis en valeur. On pourrait multiplier les citations à l’aspect lapidaire : « Le sceau / des eaux dormantes », « La nuit traçant / le pleur et la merveille » ou encore « L’écho songeur / dans les lambeaux du cri ». Tout est dit dans ces poèmes maîtrisés : l’amour filial, la dette, la mort…
Je sais qu’on rattache Alain Breton à l’émotivisme. Émotivisme : mot affreux qu’une encyclopédie sur internet définit ainsi : perception méta-éthique affirmant que les attitudes émotionnelles sont exprimées à travers l’éthique de la parole… Ça jargonne comme dans une certaine poésie que veut combattre l’émotivisme ! Si la recherche sur l’expression, sur les formes, le langage... est légitime, les abus et les prétentions de l’émotivisme sont inadmissibles. Heureusement, ici Alain Breton échappe à ces travers et l’amateur peut découvrir de petites pépites verbales : « L’araignée diamantaire / livrant sa cargaison de brume » ou « Désormais, tu es l’hypne des sous-bois, / le sommeil des tisons »… C’est un vrai bonheur de lecture.
 Il faut lire ce recueil pour la splendeur des images et sa langue chatoyante, pour la sincérité du ton et pour l’expérience qui nous est donnée à partager. "

Lucien Wasselin (In revue-texture.fr, 2014).

*

"Puisque Monsieur Breton ne supporte pas que l’on dise du bien de ses écrits, je tâcherai, eu égard à l’amitié que je lui porte, d’en dire le moins possible. Pour ce faire, j’ai choisi trois de ses livres : Pour rassurer le fakir, Infimes prodiges et Alain Breton Anthologie.
On y côtoie des textes farfadets, des poèmes lutins avec le coeur qui danse, des nerfs et des muscles, des organes sensitifs et des intestins, avec le désir de vivre, de se communiquer. Et de fait ils rencontrent leur corps en chemin et valident leur manière d’exister. Ces poèmes, assurément, ont des pieds et des lignes de la main et surtout une mémoire curative qui soupèse et estime ses blessures, nous fait sourire d’elles, de leurs dérives et de leurs parjures.

Le voici. Il tourne à l’angle de la rue, il se glisse entre deux rayons du soir. Fier, il est de ceux qui bissent leurs exploits : il nous a aperçus, son torse se gonfle, il se lance, il est déjà loin.

Peut-être aurons-nous un jour le courage, au moment où il file, de rester immobiles et de lâcher derrière lui : « Bon débarras ! »

Si je considère l’ensemble de ces ouvrages, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il reste tant de marge pour écrire l’inédit, pour énoncer les choses autrement - primeurs de chair et d’imaginaire ! -, qu’il y a encore la place pour une multitude d’Alice au pays des merveilles pourvu que l’on choisisse, ainsi que le fait Alain Breton, ses interstices entre les lieux, que l’on se décale entre les sas, les courants, entre les portraits-robots des heures et des saisons.

Je reste suspendu à la corde de rappel ; sans doute ai-je bougé trop tôt. Le vent s’est retiré mais j’espère son retour et les cailloux les plus acérés sous ma corde pour éviter de compromettre ma chute tout à fait.

J’ai donc abordé les mythes et légendes de cet auteur, et mes yeux ont fait le voyage hors de moi pour tomber dans son aire, son no man’s land du périple et du merveilleux. Car l’une des caractéristiques de ces lignes serait d’être comme autant de poèmes en route, à valeur locomotrice, laissant trace de leurs pèlerinages, de leurs élucubrations, de leurs doutes et de leurs hésitations.

L’ouvreur de portes ne se fait guère d’illusions : lorsqu’il détourne la tête, même pour peu de temps, la porte qui, une seconde auparavant, lui résistait, s’ouvre en livrant passage à des étrangers en capes, turbans, bottines, toques, sabres, gibecières, en si grand nombre que la porte ne pourra jamais plus être fermée.

On y trouve maint mouvement de lecture dont les sens, comme pris entre des vagues, s’entremêlent, se complètent, se séparent.

Que chaque totem nous prenne en pitié.
Que des spiritueux s’ajustent à nos muscles,
Infatigables lévriers de l’esprit.
Que le Joaillier rince nos os de solitude,
Qu’enfin les oiseaux s’emmurent vivants,
Pour nous, les anges.

Et de fait, l’être du poème est nombreux, peuplé à foison d’autres masques ou d’autres lui-même, ouvrant toujours sur des possibles et délivrant ce mode d’emploi à tiroirs d’une toujours plus lointaine et profonde féerie.

Chien fou, lève, coeur cogné comme rose sure. Ce que tu voulais s’estompe viscère de sang. Neuf, tu n’as plus peur. Sous le poil, tu es un loup. Tu comprends. Ta formidable queue traîne, tu balances la patte dans un tonnerre de drogue, tout éclate quand tu gueules, tu es libre.

Les rêves mis en scène sont si nets, si visibles, d’un principe actif si probant, qu’on pourrait les baptiser, chacun, d’un nom d’homme ou d’ami, de différentes langues, en différents pays.
Cela fait longtemps, dès leur naissance sans doute, que le « Fakir » les a affranchis et on les voit s’avancer toujours si loin vers l’horizon, de leur allure à la fois conquérante et badine, qu’on se demande s’ils n’auront jamais la force - ou le désir ! - de revenir. En eux, même les affects d’échec, de doute, d’amertume, maquillés sans excès, conquis au devoir d’exister, se voient recevoir des rôles qu’ils n’avaient pas prévus. Car ce recours à l’onirisme a des vertus prolifiques, des accents d’allégorie et de facéties ; il dévisse sans vergogne les glaces, débite et fractionne son efficace, semble une mutine et mutante machinerie. Témoin, cette « sentinelle », cet « allumeur de réverbères » surpris au seuil des rêves : je viens d’arriver et déjà tout est changé dans ce monde.
Mais on peut voir aussi dans ces pages une chronique malicieuse et complice de l’être, qu’il soit abordé par ses signes intérieurs ou s’appréhende lui-même de l’extérieur. Cette mise en regard fréquente de l’auteur et du texte fait apparaître le poème comme un hologramme, petit robot animé de charmes aux dimensions de l’humour et de la tendresse. De tels objets recèlent des surprises. Car le jeu des reliefs soudain bascule, balance, dangereusement se déhanche, comme un éclat de rire ou de néant, une émotion qui chercherait sa voie, sa proie, sa déviance. Chercherait ? Le laboratoire est loyal et actif, le don d’énigmes passant par l’organique, l’anatomie duelle et pathétique du miroir.

Je vais voir ma blessure de temps à autre. Je ne suis pas le seul, aussi j’attends mon tour, dans la file d’attente. Lorsqu’il arrive, je n’ose pas regarder, mais comme je me sais jugé par ceux qui attendent derrière moi, je m’y risque. Il n’y a pourtant rien à voir, tout de cette blessure s’est écoulé, je devrais rentrer apaisé dans ma nouvelle vie. Cependant la voix de mes suivants me cingle : « Regarde mieux ! »

Il y a les poèmes du fakir, il y a les poèmes de l’amour, les poèmes rustiques, animaliers, et ceux des crédos du passé, du futur, des jeux libres, dont certains relatent, convoitent une histoire et d’autres agréent « leur » histoire.
Il y a là une surabondance des rites, des joies, des enfances, et le corps de l’homme devenu adulte qui surveille, balise et attise les emportements et dérèglements de sa loi.
Il y a là cette mélancolie paradoxale qui prise à la fois le bonheur d’avenir et sa perte définitive.
Il y a cette nostalgie traitée comme une parente, aussi défunte que vive, admise au coeur de la famille.
Il y a « lentement, Mademoiselle », ce titre d’un recueil, qui à lui seul vous fait vous coucher sous les lettres.
Et les dessins du même auteur dans « Pour rassurer le fakir » qui semblent les moules, les matrices de son écriture, encore trempées de ses émotions et de ses pensées, un reste d’épreuves desquelles la chair des textes vient de s’arracher.
Il y a enfin tous les poèmes à venir, patients, profonds, attentifs, dont on sent déjà la morsure d’amour dans le coeur.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, mars 2015)

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"Avec Les Éperons d’Éden, Alain Breton offre un tombeau à son père, le poète de “Poésie pour vivre”, Jean Breton [1930 - 2006]. Force est de relever quelques reproches inévitables : « Tes rares baisers, mon père / tout le magot des brumes […] Tu m’abandonnes, prince sans rire » et, en miroir, ce bel éloge à l’adresse de la mère : « Chaque matin, les portes s’étiraient / Sur le sourire de la fée à tout faire. » Georges Mounin aurait trouvé géniale cette image de “la fée à tout faire”. Cela tisse bien le cocon de la mémoire. La cause de ces reproches est que le poète Jean Breton plaçait haut cet appel du « baiser / comme une sommation d'être // Et de jouir sans fin / pour oublier la mort. » Mais, en vérité, pour les vivants dans leur rapport aux morts vraiment aimés, il n’existe guère de parade. Alain Breton avoue le besoin d’écumer le temps, les années. Et il consigne de magnifiques pensées : « Que tu ne parles plus / n’est que diversion du silence. […] Aujourd'hui, si tu parles / dans ma nuit de chaque jour, // Mon sourire dans tes yeux / dépose-t-il une larme et un éloge ? […] Je bêche le silence, / je demande hospitalité à tes livres. » — Merci pour ce bel in memoriam."

Pierre PERRIN (revue Possibles, octobre 2015).

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"Alain Breton, éditeur et poète, a su rester fidèle à son milieu "socio-culturel" (le microcosme de l'édition de poésie) tout en imposant sûrement son beau talent, foncièrement original. Sans doute héritée de sa famille, il garde une liberté d'expression et de pensée sans réplique, avec une pointe d'humour désabusée. Il travaille les mots tel un orfèvre, les fait chanter et se prolonger jusqu'à la magie, exprimant ainsi une sorte de mystique post-moderne, et sans Dieu."

Jean-Luc MAXENCE (in L'Athanor des poètes, anthologie, Le Nouvel Athanor, 2011).

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"Le poème d’Alain Breton, émotiviste par essence, est concis, fluide, limpide, sensuel et ciselé. » Le poète est un œil, un voyeur qui se délecte des faits les plus anodins du quotidien pour bien souvent finir néanmoins par s'approcher du merveilleux. Alain Breton ne projette pas sa lanterne », a écrit Henri Rode (in Poésie 1), le poète de Mortsexe, il épie au fond de lui, de sa mémoire, de son rhésus, ce qui peut motiver cet instant, à sa table, devant le papier qu’il griffonne. C’est la sublimation de l’incident qui l’a fait tiquer, l’a séduit, lui a donné le coup de lancette. Imagiste au sourire triste, épieur d’absurdie dans le quotidien déconcertant, tout de discrétion ; félin qui se garde d’être ébloui dans le jeu de miroirs érotique, Alain Breton est tout entier dans sa recherche, là où le monde signifie, ou crie, et il crie avec le monde."

Christophe DAUPHIN (in revue Les Hommes sans Epaules).




Lectures critiques:

Alain Breton est l’un des poètes les plus marquants de la fin du siècle précédent et de ce début de siècle, à l’articulation difficile de deux millénaires. En ces périodes, nous n’entendons jamais assez les poètes.

Dans la préface à ce recueil qui couvre près de quarante années de poésie, Paul Farellier remarque la profonde et audacieuse originalité d’Alain Breton qui, nous dit-il, « s’est jeté dans la marge inhabitée de la poésie française, loin des « lieux poétiques » à haute densité de fréquentation ». Parfois, les marges se constituent en centres où le témoignage de l’être devient puissance qui interroge les évidences. Le poète assume alors la fonction philosophique et va jusqu’à faire penser les morts, très majoritaires en nos temps lourds.

Dans une longue postface, Christophe Dauphin qui a établi cette édition importante, peint la complexité et la richesse du poète qui fuit les éloges. C’est en retraçant un parcours fait de travaux qu’il rend compte du personnage et de l’œuvre, étonnante par sa constance et sa durabilité, tant dans le travail éditorial que dans la création poétique. Alain Breton a déjà marqué son époque. Plus encore, il a inspiré, formé, libéré d’autres plumes qui préparent le futur.

Les poèmes d’Alain Breton sont étrangement vivants. Ils prennent chair à partir du fil des émotions qui dessinent d’improbables thèmes. L’éphémère, l’incertain, l’intranquille demeurent tandis que le lecteur cherche les fondements de cette beauté dérangeante mais qui attire irrésistiblement. Il y a quelque chose de l’ordre du scandale chez Alain Breton, un scandale élégant qui approche sans faire le moindre bruit pour mieux nous bouleverser.

Cette écriture, très resserrée sans être minimaliste comme le note Christophe Dauphin, est presqu’effrayante de justesse. C’est que l’humain à peur des songes comme du réel, il préfère les chimères et évite ainsi les miroirs poétiques, trop révélateurs. La précision des mots, du rythme, des sons, impose ici de voir l’invisible comme le dissimulé. Une réelle beauté. Le titre de ce recueil, Infimes Prodiges, désigne très exactement de quoi il s’agit.

Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, mai 2018).

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Fils du poète Jean Breton, qui fut aussi le fondateur des éditions St Germain-des-Prés puis de la revue et des éditions Les hommes sans épaules, Alain Breton est lui aussi poète-éditeur et il dirige la librairie-galerie Racine depuis 1996, après la disparition de son fondateur, Guy Chambelland, ami des frères Breton. Si on peut considérer Alain Breton comme héritier de la mouvance « émotiviste »,  définie et revendiquée dans le manifeste de Jean Breton & Serge Brindeau, Poésie pour vivre, fédérant, sans constituer une école, Patrice Cauda, Henri Rode, Yves Martin, Georges-Louis Godeau,  et de nombreux autres, le fils ne s’est pas contenté d’être un disciple accompli. En effet, cette succession en poésie n’a pas replié Alain Breton sur sa propre création ni déterminé son exclusion sociale mais l’a ouvert généreusement à d’autres écritures contemporaines et l’a lancé à la découverte de nouveaux auteurs. Il définit lui-même la mission du poète avec une exigence de liberté et d’accueil : « Seul à jouer au meccano du monde, à l’amour, le poète exaspère ses limites. Nous rêvons que son ambitieuse quête, que sa fouille minutieuse de la langue ne soient pas perverties par une futile autant que dérisoire volonté de prise de pouvoir sociale ! Que le poète, débarrassé de l’engourdissante course aux concours-articles-subventions-relations (la fameuse tétralogie) se montre enfin accueillant aux textes de ses confrères ! […] Or la poésie devrait être avant tout accueil, méditation-lucidité, communication aimantée. » L’ouvrage comporte une douzaine de recueils publiés de 1979 à  2014, de Tout est en ordre, sûrement… à Les éperons d’Eden.

Dès les premiers textes, la veine érotique s’affirme avec une sensualité ardente. Le corps féminin, à peine entrevu à la lueur clignotante d’un néon, est évoqué en blasons successifs dérivant en variations métaphoriques luxuriantes comme en un dérèglement rimbaldien des sens : « Ô toi. Dépliements de toi, à peine humides, comme d’hypnoses qu’on écoute. / Rare Coccyx. Roseau. Rosier des reins. […] Mousse et glaise aux seins minuscules // Lèche […] Alchimie grave de ton ventre // Ta bouche / Ta paix // commencée tantôt des étoiles. » En un magnifique hommage à Maria, sa mère basque, le poète revit sa propre naissance dans l’ivresse d’une fusion charnelle : « Tu es fœtus, bouquet de gélatine, pélamide de suif […] / Tu souriais, bandé, dans ton buisson liquide / et voici que ton cri vide la peau ancienne. // Pour toi, sourcier du lieu, / nul accord ni défaite possibles. // Mais ton obéissance au seuil ? » Et dans le Final, détaché du corps de la mère, il en appelle, sur un rythme syncopé, au refus de grandir, à l’angoisse de vivre : « Ô ravin-mère, initiale ligne de feu, / je cherche ma voix dans tes déluges, / je reste seul dans mon visage, / pieds nus - sur le vacarme originel. […] J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement, / que l’incompréhensible tatoué entre tes cuisses, / une non-existence jusqu’au tombeau parfait, // livide à finir l’à-pic. » Et il reprend, évoquant le ventre maternel « tambouriné », comme en écho au célèbre poème de Blaise Cendrars, Le ventre de ma mère : « Ma mère, tu le sais, / je suis la grenouille de sang entre tes cuisses, / je pends encore dans le labyrinthe de l’air… » L’angoisse existentielle est récurrente dans Planètes : « En moi le deuil de chaque jour. Et tant de terre à attendre. » Et à propos du suicide du jeune Michel Conte, l’empathie saigne, prosodie haletante, cœur à vif : « L’âme dans l’évier. Sales, les veines. Maladroit, tu as taché même tes os. […] Il a fallu identifier le vieillard de vingt ans. »

Dans Juste la terre (1991), Alain Breton, alternant vers et proses, fait coïncider l’amour des paysages de la nature et celui des paysages charnels : « Il respire, sueur libre d’aimer. C’est comme mettre une grande échelle jusqu’au visage. » Et de laisser le lecteur en suspens sur une note baudelairienne : « Juste / la terre // née de fleurs inconnues ». Bivouacs (1992) s’ouvre sur un éloge énigmatique de Robert Doisneau : « On le sait. La photo vient au monde pour acculer les visages. » S’adressant à Jean, son père, le poète revendique une filiation atavique active : « De père en fils, le ciel a voyagé. Mais on travaille avec la même application, la même rude fatigue, les mêmes champs garnis. » Il célèbre aussi la demeure familiale, l’humanise avec une touche d’humour : « Pour que la maison vous adopte / il faudra un peu de fatigue, / des jeux et des odeurs. » Dans Une chambre avec légende (1999), la veine érotique, tantôt ludique, tantôt lyrique, joue des codes de l’amour courtois pour les transgresser, les retourner en images fortement suggestives : « dans un coin se débarbouille le soir / qui déroute sur des cahiers d’école / les seins trotte-menu et tous les doigts de miel ». La météorologie à fleur de peau s’affole, féconde les métaphores : « Aujourd’hui beau temps sur ton dos / seins à bouillir de fine intempérie / je joue ton sexe à la roulette […] A force d’oindre les creux de ma lionne / j’aurai oublié l’or dans sa crypte / et négligé le mot de passe… » Les remparts de robes à vertugadin s’effondrent en descentes de lit. Jubilatoire !

Sous le nom de sa grand-mère maternelle, Aramburu (Jacques), Alain Breton, changeant totalement de registre et de voix, a publié plusieurs recueils : Maison-Buffle (1993), Messe noire des vagues (1999) -Aventure maritime et pillages des pirates du Revenge-, Le chasseur de rivières (2004), Brûlant sombre (2008). Côté piraterie et messe noire, le rythme s’accélère, à boulets rouges : « La lune suffoque au ras des cabestans / ou des murailles / s’ouvrent dévoilant des canons. / De sabords à sabords, / bien moins qu’une encablure ; / les marins s’entassent derrière les lisses, / un sabre à la mâchoire. / Des tillacs, on crie ‘’feu !’’ / Et l’ennemi répond d’une mitraille. / Les orgues du diable saluent les pièces de chasse / - catins à foison des aubes. » D’une veine nonsensique, à tonalité dadaïste, dans Pour rassurer le fakir (2000), l’auteur explore l’inconscient sur le mode ludique, décline des aphorismes funambulesques. Le poète, magicien onirique,  se métamorphose au gré de sa fantaisie, il met à distance ses angoisses : « Cette nuit, mon miroir m’a réveillé en sursaut : ses songes avaient disparu. » Il ressort apaisé de ses cauchemars : « Ils m’ont ausculté sous mon scaphandre. Mes os chantaient. J’avais le côté gauche paralysé, le crâne aplati et toute l’eau contenue dans mon corps était déformée, j’étais libre. »

« Tombeau » pour Jean Breton, Les Eperons d’Eden (2014) s’ouvre sur une lettre au père : « Père, tu le fus assez peu. Le temps te manquait, et la vocation […] tu avais choisi d’être plutôt mon ami […] Tu as rendu ton alphabet, trois jours après avoir vomi noir – le jus de la mort. » Au plus près de l’intimité rêvée, plutôt que retrouvée, le dialogue enfin semble possible : « Je bois dans ton bol / et m’enchaîne à tes livres ». L’émotion est forte, sans effusion, d’une sensibilité juste : « A toute vitesse, / j’ai accumulé ton visage // Pour annoter tes poèmes / de salves de toi. // Désormais je t’emporte / de meuble en planète, // Je me fais spacieux / pour ta survie [...] Pourvu  que / tu écrives encore / sous la dictée / des météores [...] Je bêche le silence / je demande hospitalité à tes livres. »

Christophe Dauphin, dans une longue et belle postface, retrace l’aventure éditoriale des frères Breton, et de père en fils, salue l’ardeur de leur engagement, évoque la réussite vertigineuse et la débâcle des éditions Saint-Germain-des-Prés, la force des liens familiaux et de leurs amitiés en poésie. Il souligne surtout la singularité d’Alain Breton, l’univers propre de ce créateur pour qui, « de fait, l’être du poème est nombreux, peuplé à foison d’autres masques ou d’autres lui-même, ouvrant toujours des possibles et délivrant ce mode d’emploi à tiroirs d’une toujours plus lointaine et profonde féerie. » Il cite plusieurs critiques, dont Robert Sabatier qui a remarqué très tôt les qualités d’attention du jeune poète aux êtres et aux choses : « Elliptique, il a le sens des silences et traduit de manière limpide les spectacles de la vie. » Et Paul Sanda, de conclure l’ouvrage par un hommage, rédigé en 2016, « à la justesse d’Alain Breton » : « Enfin le reconnaître, le connaître ici à sa juste valeur : un authentique grand poète de notre temps, avec un souffle ardent, bousculant et brûlant violemment le poncif. »

Michel MÉNACHÉ (in revue Europe, 2018).

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Établie par Christophe Dauphin qui signe également une longue et riche présentation d’Alain Breton, cette édition préfacée par Paul Farellier et accompagnée d’un hommage de Paul Sanda, est une somme de près de 500 pages réunissant l’Œuvre poétique complète d’un auteur qui est aussi critique, peintre, éditeur, fils du poète (et éditeur lui-même), Jean Breton.

 De « Tout est en ordre » (1979) aux « Eperons d’Eden » (2014) en passant par « Juste la terre » (1991), « Bivouacs » (1992), « Une chambre avec légende » (1999) ou « Pour rassurer le fakir » (2000), - sans oublier des inédits, et les quatre recueils publiés sous le nom de Jacques Aramburu - les poèmes réunis ici sont ceux d’un auteur qui s’est toujours méfié de l’hermétisme, optant bien plutôt pour ce que Jean Breton et Serge Brindeau, dans leur fameux manifeste de l’homme ordinaire, ont appelé une « poésie pour vivre ».

Poésie de la vie, oui, en prise avec la quotidien le mieux partagé, pour nous parler des hommes et des bêtes, du sport (boxe, lutte, foot, judo…), du jazz, de l’amour, de la campagne, évoquer aussi les êtres dont il est ou fut proche, telle la grand-mère, ou sa mère, tel son oncle Michel, qui fonda la revue Poésie 1 où Alain fit ses premières armes d’éditeur et qui se suicida, tel son père bien sûr (« Eperons d’Eden  », lire ici). Une poésie qui respire, mise sur l’émotion (vécue et transmise), la sensualité, mais sait aussi les pouvoirs du verbe et les vertiges de l’inquiétude métaphysique. Une mélancolie discrète s’y faufile, cependant l’énergie y domine l’âme grise. « Ainsi voyage le luxe des jours / dans l’appétit de vivre ».

Michel BAGLIN (cf. "Mes lectures de 2018" in revue-texture.fr, 12 juin 2018).

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"Une vraie malle au trésor. je ne cesse d'y fouiller, puiser. Belle et sobre préface de Paul Farellier. Présentation de Christophe Dauphin (pari de nouveau gagné), qui retrace, dans ce livre, l'itinéraire étonnant, forçant l'admiration, de ce poète-éditeur aux talents multiples. Il y est bien sûr question du grand Jean Breton, le père d'Alain (évoqué in Coup de Soleil n°32), de Guy Chambelland, que j'ai rencontré naguère dans sa librairie-galerie à Paris, tout comme Yves Martin (évoqué in Coup de Soleil n°15), cité, lui aussi, de Daniel Biga, etc. "

Michel DUNAND (in revue Coup de Soleil n°103, juin 2018).

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« Émotiviste par essence », selon Christophe Dauphin, le poème s’ouvre au merveilleux chez Alain Breton. Voici, rassemblée en plus de 400 pages, son œuvre depuis Tout est en ordre sûrement (1974) jusqu’à Les Éperons d’Éden (2014). Des inédits complètent ce volume, ainsi que les poèmes publiés sous le nom de Jacques Aramburu. 

Isabelle Lévesque (cf. "Que lire cet hiver?", in La Quinzaine sorti n°1204, 15 novembre 2018). 

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Les anthologies qui proposent un focus sur un poète à découvrir dans une contextualisation biographique et sociologique fonctionnent de la même manière. Les extraits d’œuvres sont placés dans le moment et le lieu de leur production. Cet éclairage n’est pour autant  jamais envahissant. Le lecteur est ainsi libre d’apprécier les textes proposés sans que les éléments d’une biographie qui prendrait facilement le pas sur la portée artistique des textes  ne viennent perturber la portée sémantique des extraits.

Il est tout à fait admirable de feuilleter le volume consacré à Alain Breton. Un tour d’horizon de son œuvre qui regroupe les plus beaux de ses poèmes nous permet d’apprécier la richesse de son œuvre, mais aussi la trame épaisse de son parcours, car il est aussi critique et éditeur. Il est également possible comme pour chaque auteur abordé de suivre l’évolution de ses productions, leur édification, de percevoir les changements et la logique qui sont à l’œuvre dans la genèse de la globalité.

Et nonobstant le fait qu’Alain Breton est aujourd’hui le directeur littéraire de la Librairie-Galerie Racine, il est aussi un poète extraordinaire qui offre au langage une amplitude servie par des images puissantes et inédites. Le choix de mise en œuvre est chronologique, et on découvre autant de poèmes en prose que de textes versifiés.

 

Tu gis en Provence
dans les palabres des fleurs

Rincé
par la lumière

Tu monnayes
Le poignard des anges.

 

Des vers brefs, vifs et qui n’en travaillent pas moins toute l’amplitude du signe. Les antithèses servent des métaphores inédites, et le lexique pourtant usuel déploie toutes ses potentialités. Une langue revivifiée, renouvelée, retrouvée en somme, parce que cette poésie nous offre de nous l’approprier à travers la libération d’une multiplicité d’acceptions. 462 pages dont on ne peut que se réjouir, et qu’il est bon d’avoir près de soi, pour s’immerger dans la magie des vers d’Alain Breton.

Carole MESROBIAN (cf. "Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules" in recoursaupoeme.fr, 4 janvier 2019).

*

Il triture les mots, il les essore, les malaxe, les compacte jusqu’à la fibre intime. Infinie recherche dans un subconscient qui se rebelle mais qui finit par donner en juste offrande ce que la raison ne voulait avouer en pleine lumière. La poésie s’y terre : elle y devient humus, union de molécules langagières empreintes de rencontres, de ferments.

 Alain Breton nous offre ici une anthologie sécrétée au long des années en une somme impressionnante. Plusieurs recueils, des textes révélés, agrémentés par une préface de Paul Farellier, une remarquable mise en mots de Christophe Dauphin, un hommage à la justesse de Paul Sanda. Lire en fin de volume sa bibliographie (y-compris celle parue sous le pseudonyme quelque peu rocambolesque de Jacques Aramburu) est chose intrigante, pour ne pas dire impressionnante, tant on sent que la poésie a été pour cet auteur, non pas une compagne dilettante ou un exercice de style, mais une véritable manière de vivre.

Poète, écrivain, éditeur, galeriste, peintre, amateur de musique, tout à la fois rigoureux et un peu bohème, discret mais pourfendeur de médiocrité, riche en paroles et en pensées dans la pénombre de son antre du quartier latin où palpitent des milliers de livres, manuscrits, toiles, articles et incessants projets artistiques ou littéraires, Alain Breton nous bouscule et nous déconcerte. Il n’est pas aisé de résumer ces 477 pages d’une œuvre poétique qui se décline tout à la fois en vers et en prose. On y ressent les racines des surréalistes jusqu’à ce concept contemporain d’émotivisme : l’émotion serait-elle finalement, au-delà de toute technique du langage, ce qu’il y a de plus natif (dans le sens rousseauiste du terme), de meilleur en nous ? La créativité ne pouvant se passer d’intuitions, de fusions impromptues, de frottement d’idées originales à la synapse des mots, à la faille de la matière verbale qui, elle-même, surprend leur créateur. On y ressent une perpétuelle quête d’un plus loin, d’un plus intime, dans le chaudron d’une expression écrite que les druides n’ont pu autrefois exprimer.

Trois facettes, au gré desquelles s’épanouit une trace finement ciselée et singulière, ont particulièrement retenu notre attention. La première est cet attachement viscéral, pour ne pas dire charnel à sa mère, dans Le long du fleuve Orénoque. L’auteur assiste à sa propre naissance, se tutoyant lui-même ou donnant voix aux lèvres de la parturiente, comme si ces lignes brûlantes étaient issues de l’aimée :

 

On ne cesse de vider le ventre

On donne l’assaut aux couleurs

Que l’on hisse les yeux !

Sans répit

pour baiser un peu ta tête violente.

 

 

Puis, prenant la parole :

 

Ô ravin-mère, initiale ligne de feu,

je cherche ma voix dans tes déluges,

je reste seul dans mon visage

pieds nus – sur le vacarme originel.

 

Indicible chronologie de l’être : au forceps, une traduction langagière de la gésine et du cri primal.

Par ailleurs, l’itinéraire d’Alain Breton est sans cesse ourlé d’humour. Non par calembours, mais par sens du cocasse, de la chose inversée, du retournement de la situation. Pour rassurer le fakir : en fait, c’est celui-ci qui nous rassure sur son tapis clouté par les choses insignifiantes de l’existence.

Lorsque je commence un dessin, que le jour faiblit et que je veux en finir, je lui fais subir des pressions, je viens à le menacer pour qu’il se termine tout seul.

 

*

Parfois l’enfance me rattrape, ses bateaux pirates, les cales à esclaves, l’ourlet des ponts, le mât qui laisse échapper un fanion, tout le bouquet des nuits et la grosse fée qui fait une scène.

 

*

 

Au fil du temps, les poches ont appris à lutter contre les invasions clandestines. Poches retroussées, détroussées, soumises à fouilles et interrogatoires, remplies par les courants des rivières souterraines.

Mise en perspective et coloration particulière à mi-chemin entre onirisme, originalité d’esprit et ironie. Comme l’écrit Henri Rode (cité par Christophe Dauphin dans sa Postface) : Alain Breton est épieur d’absurdie dans le quotidien déconcertant, tout de discrétion. Félin qui se garde d’être ébloui dans le jeu de miroirs érotiques.

Ce qui nous donne un marchepied vers la troisième facette (parmi tant d’autres possibles, cette note de lecture n’étant nullement une exégèse) que nous aimerions évoquer ici. Celle où le désir se fait lumière, en toute délicatesse :

 

Tout

ce que tu touches

fait l’amour.

Même

l’ampoule

où brûle un butin rose.

 

Ton ventre

arrange l’ombre

de la chambre.

 

(…)

Qui t’appelle

s’apaise.

 

Moi,

novice

devant la beauté

 

La difficulté d’une recension en poésie, c’est de s’arrêter devant les contingences de la page. Qu’il nous soit finalement permis de citer Paul Farellier devant « Lentement, Mademoiselle » d’Alain Breton : averses pyrotechniques où chaque image-fusée, à peine éclatée, est  bousculée par la suivante (…) : la femme gouverne les éléments dont elle est la puissance salvatrice.

3Infimes prodiges3 d’une profonde et très humaine poésie.

Claude LUEZIOR (in revue Traversées, Belgique, 26 mars 2019).

*

Qu’y a-t-il de commun entre les œuvres de jeunesse où l’on découvre la poésie et celles de la maturité quand on maîtrise l’outil poétique, le vers ou la prose ? C’est que réunir en un seul volume l’œuvre de toute une vie est chose complexe. Et pourtant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Breton que les plus anciens parmi nos lecteurs connaissent pour avoir été l’un des animateurs de Poésie1… Reste alors à passer en revue les plaquettes constitutives de ce volume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Les proses de Tout est en ordre, sûrement qui datent de 1979 font comme un fouillis, comme un désordre à l’image du monde et ce n’est pas le portrait de Ray Sugar Robinson qui viendra me démentir… Les poèmes (brefs) de la deuxième suite (parfois réduits à un vers) sont sertis d’allusions et disent parfaitement la sensualité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deuxième plaquette qui s’appelle ça y est le monde ! (1990) commence par une suite intitulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète. C’est le récit d’un accouchement distancié, qui ne va pas sans émotion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement » (p 50). La deuxième suite, La Terre encercle les oiseaux, commence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis toujours la grenouille de sang entre tes cuisses » (p 51) : tout est dit dans ce distique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus personnelle, car constellée de souvenirs intimes (comités, dédicaces, jazz, poètes…) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de tendresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième plaquette est intitulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème intitulé « Montagnard » : pourquoi faut-il qu’il me rappelle les photographies de Henri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nostalgie comme ces premiers stylos aux quatre couleurs (p 112). Alain Breton a l’art de la sentence mais cela ne va pas sans mystère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, / embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses boxes, ses visages » (p 114).

La quatrième plaquette est intitulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un certain surréalisme est présente, en 2018, cela fait une cinquantaine d’année qu’un certain André Breton est mort…

Avec Maison-Buffle (1993), Alain Breton est à l’affût de ces infimes prodiges qui donnent son titre à ce volume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réalisme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rapprochement de deux réalités très éloignées …

Le sixième recueil intitulé Messe noire des vagues a été publié en 1999. Ce sont des histoires de pirates en vers ou en prose. La fantaisie y est présente : « De Zanzibar à Chandernagor […] / […] il faut déterrer / la botte de sept lieues / » (p 179). Histoires de pirates : Alain Breton fait preuve d’une forte maîtrise du vocabulaire de ces contes et histoires, des us et coutumes des boucaniers, des grands mythes…

Le septième recueil intitulé Une chambre avec légende (1999) est marqué par l’amour fou et l’émerveillement, accentués par la brièveté des poèmes qui confinent à des notes prises à la volée : « les tables sous les chaises rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font parfois penser à celui qu’écrivait un demi-siècle plus tôt (« Je te vertige, je te hanche ») Henri Pichette.

Dans le recueil suivant (Pour rassurer le fakir, 2000), sous-titré Carnets d’atelier, on peut deviner que ce fut écrit après la visite d’un atelier de peintre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fondamentale sur les peintres le disputent à la présence des sportifs (qui est Attila Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rappeler : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prouver… Mais la présence de portraits fait penser à l’atelier des peintres, et c’est le début de belles histoires au surréalisme marqué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un atelier de textes (???) dans lequel Alain Breton expérimente des sujets différents ???

Dans Le Chasseur de Rivières (2004), Alain Breton a une vision très précise : « Je ne sais pas changer la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te donneront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas sans une certaine obscurité…

Brûlant sombre (2008) est une ode au jardin traversée par les morts (p 296) ou par le souvenir de Rimbaud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est confronté à la prose…

Des poèmes et des proses de 2011 (qui constituent la partie suivante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerger les problèmes liés à mon identité, la prose m’a permis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre complète, mais ils révèlent un bel exemple de clairvoyance.

Les éperons d’Eden (qui datent de 2014) commencent par une prose qui est une ode au père, Jean Breton. Et ça continue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Breton. C’est émouvant et un bel exemple d’amour filial : ainsi ce poème consacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le propre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deuxième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Pénélope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en ignorant quel sens donner à ce qui est une absence éternelle…

Un livre qui valait bien la peine que s’est donnée Christophe Dauphin. Des caractéristiques de cet ouvrage, je veux signaler que le surréalisme n’est pas mort et le lyrisme contenu.  Un livre nécessaire dû à Paul Farellier (qui en a signé la préface), à ce même Christophe Dauphin et à Paul Sanda.

Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, 29 mars 2019).

*

Ce volume de près de 500 pages nous rappelle, s’il en est besoin, l’intense activité d’Alain Breton au service de la poésie. De nombreux poètes ont croisé sa route et lui doivent leurs premières publications. Son nom est associé à la célèbre revue Poésie 1, ainsi qu’à la Librairie-Galerie Racine et Les Hommes sans Épaules. La poésie qu’il défend est une poésie vivante, charnelle, accessible, aux antipodes d’un certain hermétisme.

Infimes Prodiges, présenté par Christophe Dauphin et préfacé par Paul Farellier, regroupe plusieurs recueils dont Tout est en ordre, sûrement (1979), Juste la terre (1991), Bivouacs (1992), le très émouvant Les Éperons d’Éden (2014) et, peut-être l’un de ses meilleurs livres, Maison-buffle (1993), publié chez Cheyne sous le pseudonyme de Jacques Aramburu : Elle a des climats, - ses sonnailles, - ses alvéoles, - ses fruits serrés dans le satin – et puis son bon vent d’étoiles – qui va et vient, - change de musique – et d’arbre. – Tous les quatre matins – la maison entre dans la couleur - Dans la maison – les bruits ne s’arrêtent jamais. – Ce sont des bruits intimes, - des bruits de confiance, - Chacun d’eux a la clé du monde, - un instant.

Jean-Christophe RIBEYRE (in revue Verso n°177, juin 2019).




Lecture

"L'exercice de l'humour nécessite un recul et une perspective morale ; il charge le rire de gravité, voire de larmes, car le tragique y fait souvent son lit ; il compte autant sur les stratégies que sur les délires de l'imagination.

Drôles de rires est une anthologie de textes d'humour enrichie par de nombreux dessins de Chaval, Piem, Serre... Des pensées d'humour (ou aphorismes) accompagnent les textes - nombre d'elles inédites, les autres nous ont semblé relever du meilleur du genre. L'oeuvre d'humour, mêlant scepticisme et idéalisme, propose des niveaux de survie, ou la vie quotidienne et le fanstastique, la tendresse et la cruauté, le ridicule et l'étrange s'aboutonnent."

Mirela Papachlimintzou (in revue Contact n°81, Athènes, Grèce, mars 2018).

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Les Hommes sans Épaules éditions publie régulièrement des anthologies. Des volumes généreux, à la couverture blanche, et des mines de diamants taillés par Christophe Dauphin. Il édifie le parcours d’un auteur à travers les œuvres convoquées, dont les étapes sont motivées par ses choix éditoriaux. Ceux-ci sont expliqués dans une préface et une postface, dont il est l’auteur, ou bien qui sont signées par un de ses nombreux  collaborateurs. 

Le lecteur peut alors apprécier les extraits proposés, les replacer dans u contexte illustré par des documents iconographiques d’une grande richesse, eux aussi. Une immersion dans l’univers d’un auteur, qui est à découvrir ou à comprendre dans la globalité d’une démarche exposée dans le déroulé temporel de ses productions, en lien avec une existence dont certains moments sont éclairés par la mise en œuvre.

Ces anthologies sont élaborées autour de thématiques. Drôles de rires signée Alain Breton et Sébastien Colmagro nous propose un florilège de morceaux choisis parmi les productions d’auteurs tels Sacha Guitry, Alphonse Allais…Un tour d’horizon d’Aphorismes, contes et fables, Une anthologie de l’humour de Allais Alphonse à Allen Woody, avec en ouverture une belle préface des auteurs, et un extrait du Rire de Bergson. Pour clausule un Après rire… Un groupement de textes d’un grande richesse, qui interroge l’ancrage historique et social de l’humour, problématique bien sûr relevée par le paratexte. Et comme pour chaque volume du genre, pléthore de documents iconographiques établissent un dialogisme riche et pertinent avec les textes. 

En plus d’un moment jubilatoire, le lecteur peut réfléchir sur la question du rire, car ce groupement de textes propose un cadre de réflexion dont les enjeux nous sont montrés par le paratexte. Mystification, dérision, non-sens, ironie, parodie, la liste peut-être longue, et ces modalités humoristiques sont à prendre très au sérieux. A  la fin du dix-neuvième siècle le comique a été le premier moyen d’expression d’une crise du sens, bien avant que l’absurdité ne soit la trame féconde d’oeuvres plus sérieuses… 

Carole MESROBIAN (cf. "Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules" in recoursaupoeme.fr, 4 janvier 2019).




Lectures critiques :

« Tout est âme en toi quand je t’aime

 par le tigre et la cornaline

 Sur ta rivière décachetée

 je suis le titulaire du philtre

 Suspendu à l’Yggdrasil

 tenu par le serment des mille respirations

 quand par miracle

 tu apparais

 dans la chambre secrète

 des lieux où je t’invente »

 Ce poème d’Alain Breton rappelle tout ce que le mot asphodèle peut évoquer en nous : la mort, la liberté, la beauté, l’amour, la magie, le mystère… Mais, le recueil est parsemé d’inattendus, de détours, de sauts à l’aveugle, de cris de colère, et de gestes d’apaisement.

 « Jadis nous surprit Orphée contrebandier de peaux et de tabac

 Sa lyre réglait tout un empire

 dont la règle fut le chant

 et Eurydice celle qui n’applaudit pas

 militante d’un club où l’on fait la vaisselle

 à laquelle on ne confie pas le whisky

 dans la cité maudite

 ni l’or des Incas pour une brocante à la Jamaïque

 ni les spectres qui jonglent avec les yeux des chats

 cochers de l’irréel »

 Alain Breton nous balade, nous conduit, nous perd et nous retrouve. Cache-cache des mots et splendeur du verbe qui, soudain, libère, parfois à contre-sens.

 Odile Cohen-Abbas, dans sa postface, l’interpelle :

 « Visions prospectives et apocalyptiques s’enchevêtrent que régénèrent toujours des indices ou fragments fictionnels du présent. Vous êtes si prodigue, Alain Breton, quand vous distribuez le vrai et le faux, le sordide et le beau, les songes des hommes qui prennent naissance dans les vieilles eaux, les antagonismes du désir, votre passion indissoluble de l’humour et de la tragédie ! »

 Alain Breton épuise la langue pour en faire un creuset dans lequel la matière des mots peut assurer une résurrection, celle du poème, de l’éclair lumineux qui enchante par la lucidité. C’est terrible et jubilatoire.

 « C’est toujours la même chose

 sous les sphères

 on remercie bien tard

 le petit âne pour ses biscuits

 et l’aigle qui a du lustre

 Un peu prétentieux pourtant de ses serres

 sait-il faire jouir au mieux sa compagne

 en garde-t-il le goût dans ses rondes

 quand il fait le malin dans le vent

 ô grand-maître qui ne se pose que pour l’arbre

 ou tuer »

La déambulation d’Alain Breton est une quête éperdue du passage étroit entre la mort et la vie, l’horreur et l’extase, entre le poème et le silence.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, avril 2022).

*

Quand on court contre le temps on a toujours du retard dans ses lectures, ses écritures, et tout le reste… Mais au moins poser un parcours. Rendez-vous avec des livres…

 Donc lire… Alain Breton

 Premier recueil de poèmes de lui que je lis. Mais j’avais déjà découvert plusieurs de ses textes dans diverses anthologies (du Nouvel Athanor, notamment) et avoir l’intention d’en lire plus.

 Intriguée par le titre, Je serai l’assassin des asphodèles, éd. Les Hommes sans Épaules, 2022

 Elles sont assez belles ces fleurs, fréquentes en bords méditerranéens, les asphodèles. Mais la mort, c'est elles qui la marquent. Au moins dans la culture antique (et parfois encore comme par une mémoire culturelle inconsciente), fleurs pour orner les tombes. Les tuer serait-ce tuer la mort ? En acceptant que la poésie soit (comme le dit Roberto Juarroz, cité en exergue principal) une forme de folie qui nous préserve du bon sens et des stupides idoles qui dévorent la vie des hommes. Et ainsi... qui nous permet de vivre et de mourir en tant que nous-mêmes. Le sujet de la mort est bien là. Celle qui nous guette, celle qui environne, celle que la société veut éloigner, celle qu'en fantasme on se souvient d'avoir vécue, habitant l'histoire en personnage du passé, celle de l'image des Érinyes / dans chaque gare... Celle que les humains infligent ainsi que firent nos ancêtres (mais...). Mais, car le monde est autre, cruel autrement. Cependant s'il y a présence du tragique des vies, il y a, en contrepoint, l'art des oiseaux. Métaphore de plus de sens.

 Parcours rapide. Mais assez pour grappiller des fragments, y revenir, et noter qu’il aime citer (j’ai lu et relu les autres exergues…). Assez aussi pour avoir senti l’esprit, comme un voyage intérieur, s’interrogeant sur les émotions qui donnent épaisseur à tout ce que l’on vit, et, en arrière-profondeur de pensée, regardant comme de haut tous ces instants, ces bribes d’itinéraire, cherchant le sens, et la liberté intérieure qui se construit avec et contre le temps. Mais, comme le dit en exergue Marie-Claire Bancquart, éclairant le poème qui suit, p.135 (Nulle route que vers le dedans), le voyage est intérieur, pour se demander où avoir eu lieu (p.170), et se définir en poète visiteur du cri (p.178)

 Citations…

 Un jour je parlerai de choses et d’autres

car je n’ai pas promis

 (Ces deux vers, p.11, suivent le titre Comment édifier un précipice, et l’exergue d’Alain Simon, dont je copie la dernière ligne, je viens pour seulement les philtres). On a le programme intime de l'écriture, sans obligation, mais avec un risque pris, ce précipice dressé dont on peut tomber, mais si la poésie s'autorise une forme de folie (Roberto Juarroz), elle a sa magie, ses philtres (Alain Simon). Mais les philtres, c'est Alain Breton qui les crée. Et ils ont leur efficacité, comme le démontre la postface d'Odile Cohen-Abbas, car elle voit aussi la face lumineuse qui vient de ces créations voyageuses, de ces rêves dont l'amour n'est pas absent.

 Qui suis-je

même pas le mangeur de ciel

 

Plutôt de la lignée des Poissons

une simple arête qui clame la jetée

et donne écriture aux planètes

(p.53)

 

J’ai vieilli je ne dépends plus que de mes souvenirs

et de l’herbe si lente après la nuit

(p.93)

 

Et je ne savais pas

que ma vie irait toujours au poème

pour ne surtout rien comprendre

sauf la magie

(p.136)

 

Marie-Claude SAN JUAN (in tramesnomades.hautetfort.com, 2022).

*

Le jeu appartient à la poésie, un jeu qui peut être sérieux, ou pas ; qui peut se colorer de toutes les émotions ou au contraire tenir une seule note ; un jeu qui s’opposerait à la vie ou, au contraire, serait la vie même, rendue à son éclat royal, à ses féeries, à la drôlesse mystique des métamorphoses et du « fouillis », toujours libre et toujours en geôle.

Telle est la promesse jamais démentie de la poésie d’Alain Breton. Le voyage, la liberté donc, est le motif principal de ce triple recueil ; mais seulement ceux qu’on peut faire avec des poèmes-légendes, ceux qui retranscrivent notre vie complète en dix vers, mais qui débordent la seconde et l’espace. Il y a les spires d’un rêve « tenu par le serment de mille respiration », la femme du Nord, Betty Boop, le grotesque, les oiseaux, une magie médiévale ou amérindienne, mille et un noms de fleurs, le grand âge des arbres, tandis que « mes branches ne gardent rien du silence des oiseaux », la stupéfaction paisible devant la source « dont le souci est l’élégance » ; puis enfin toi, « cet errant irisé de hantise », jusqu’au moment ultime : « Et puis la mort s’est approchée / c’est-à-dire le couteau sans date », la mort qui est « la source moissonnée ».

Il y a du M. Plume dans les poèmes d’Alain, « Prince en Absurdie en Tartarie dans un boudoir », du cocasse espiègle, de « l’hypothétique enjoué », remarque très justement Odile Cohen-Abbas dans sa postface ; mais avec la lucidité de celui qui sait devoir sa mort à la ciguë des vanités de ce monde, et son paradis d’avoir gardé un œil vigilant sur les sources moqueuses du rire (« Mon Dieu m’a accordé le rire / pour triompher de moi »).

Enfin, et – pour ceux qui se baissent – il y a de la morale dans ces vers, celle forgée par un « optimisme tragique » à la Diogène qui « va parmi les rues mal éduquées » ; et aussi celle que l’on dit du bout des lèvres, la nuit, à son ami le plus cher : « Ô poètes n’empruntez pas ne pillez pas / – et voler quoi puisque tout est lumière ».

 

Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°56, octobre 2023).




Lectures critiques :

Déesse facile par la rose et la ruse

Surgie fendue d’entre les songes

entre tes seins et moi tous les pilleurs d’épaves

C’est toi la femme qu’un nécromant sortit

de sa cornue

durant l’émeute des oiseaux

J’appréciai sur ma peau tes couchers de soleil

Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps

 

Chaque recueil de poèmes d’Alain Breton étonne et détonne sans effacer un sentiment intime de familiarité. L’explosion des mots, non sans sagesse, révèle des alliances insoupçonnées.

 

Donc j’ai fait civilisation

j’ai fait beauté au seul défaut de l’herbe

j’ai fait rêves pour enrayer la pourriture

j’ai fait splendeur et bassesse

j’ai fait soleil mystérieux de ma face

j’ai fait éternité de mon absence

 

mais je n’ai pas trahi

 

Tout peut être dit suggère Alain Breton. Encore faut-il connaître la symphonie des mots pour en faire une fête salvatrice, non qu’il y ait quoi que ce soit à sauver de personnel mais la beauté, la liberté, l’amour… des puissances sans doute éternelles en soi, indépendantes de ce qu’en font les êtres humains avec leur expression sans cesse contestée.

 

En libérant les mots et les sons du carcan des préjugés et conditionnements, c’est l’espace même de l’être qui se désencombre. De nouveaux mondes apparaissent. Ils sont internes, externes, ni l’un ni l’autre. Le défi ultime, celui qui nous réintègre à notre propre nature, appelle la restauration d’un rapport secret au son, au mot, à la langue pour abolir les temps ou jouer avec, suspendre les causalités trop linéaires, choisir les tourbillons qui en leur centre préservent un lieu exquis.

 

Pendant qu’allaient et venaient

les Bönpos du mont Kailash

j’ai laissé quelques transes

chez les poneys des steppes

négligé des saillies pour la part du Diable

 

 

Compagnon des corsaires

j’ai capturé des îles fraîches

pleines de nèfles et d’oiseaux

chanté sous des nuages splendides

près des cercles respirants d’Asger Jo

nagé aussi dans l’eau de Lyre

en piétinant les herbes récitées

et demandé l’hospitalité au lièvre qui court

sans jamais s’arrêter

 

Beaucoup de poèmes apparemment réussis ne franchissent pas avec succès les lèvres. Dits sur scène, ils tombent lourdement au sol sans atteindre et réveiller les esprits de ceux qui entendent. Lire les textes d’Alain Breton à haute voix, donner vie aux images, permet de pénétrer des états nouveaux où la distinction entre le rêve et la réalité s’estompe.

 

Poètes je suis venu voir vos boiteries les miennes

les broderies dans vos douleurs

Le saviez-vous

je vis poète je mange poète je lis poète

Jadis j’ai été décoré des ordres

du rire et du sanglot

aussi de la rivière fabuleuse

des cris de plaisir de l’hirondelle

 

Rémi Boyer (in lettreducrocodile.over-blog.net, février 2024).

*

J’ai cherché des passages, des périodes d’élection pour les citer dans mon texte, mettre en exergue les traits les plus percutants, les plus emblématiques et j’ai trouvé tout le livre. « Je ne rendrai pas le feu ». Il dit vrai, Alain Breton dit vrai, il ne l’a pas rendu ! Il l’a séduit, mûri, étayé, érotisé, soumis aux dents de l’étreinte, aux processions grimpantes et chutant de l’imaginaire et contraint à produire son ultime ou premier aveu : tout est le rêve. Cependant… C’est bien moi pourtant ce portrait des frayeurs.

L’ouvrage s’ouvre sur cette quête, à la fois affirmation et doute persistant de l’auteur sur son identité humaine et poétique. Il s’interroge sur l’instabilité du jour, des petits jours, de la connaissance et du lien amoureux. L’interrogation apporte-t-elle le bonheur, le malheur ? Le lien ténu du regard sur l’amour, auquel on reste suspendu – par la bouche, autrement dit par le baiser et le dire - comme une araignée à son fil, pendule du rien au rien, d’un sursaut, d’une esquisse au peut-être, au sans doute. Comme d’habitude tu ne dors pas / Les heures qui passent exhument la lumière / Écoute la pluie peut-être / quelques gouttes de sa gloire L’insomnie renvoie à une totale solitude.

L’insomnie sans fard ni fioriture, ni arrangement tonal, l’entêtante, la muette accompagnatrice engendre en lui une vierge et souple et durable et repentante mélancolie. Laquelle dépose sa morsure livide, péjorative, dans tout ce qu’elle sonde. Ainsi comme dans le poème de la page 16 : J’ai vu tous les oiseaux lassés par mes chansons / et mes amours abandonnées / puis mes bateaux qui ne partent jamais, que le lecteur le moins éclairé ne peut accueillir que par dénégation, car tout ce qui fait figure de liste d’échecs ici est la substance même, les sacs d’offrande, les sacs poétiques, les muscles, la chair d’or, les égards, les désirs hyperboliques du poète. Tout est là, en excès ! Un sacrifice sublime, initiatique de tous les temps ! Et comment ne pas mentionner comme deux thèmes, deux inspirations liées par transparence, cette phrase tirée de la correspondance de Kafka : « En tout, je n’ai pas fait mes preuves », dans les deux cas comme un acte de mortification, doux et dur, une posture d’inclination devant la révélation, l’ange jaloux et – en dépit des riens, en dépit de tout – annonciateur de l’œuvre créatrice ! Demeure l’enfant de l’insomnie, l’enfant qui sait, qui ressasse ce qu’il sait dans l’indomptable silence intérieur, le passé, sans date, désaffecté et figé. Mon Dieu - renvoyez-nous dans les tétons qui causent - dans la langue du chien - Faites que l’on fâche - faites que l’on morde mais que l’on aime - Donnez-nous les poèmes les plus drus - les vers les plus féroces - les éclats dont mourrait même le feu. Moment d’arrêt où les frayeurs, déjà évoquées, se précisent, se concentrent. Où l’une d’entre elles, peut-être celle qui liait le tout, va révéler son identité : l’indifférence. Absence à l’être, subie ou suscitée ?

Mais là, surtout, dans l’oraison qui s’élève au milieu des vertiges, les deux ne se confondent-elles pas en une ? En nous aussi quelque chose se ralentit, frôle une fin, telle ou telle autre pressentie, se fixe. On éprouve la puissance et l’humilité envoûtante des mots de sa prière. L’insomnie du poète n’était-elle pas un autre visage de l’indifférence ?  Nonobstant tous ces contretemps, Alain, rapide, alerte, rebondit sans cesse, dribble pourrait-on dire (Alain est footballeur) devant tous les événements de l’existence réels ou moins réels. Qu’importe, la vie passe aussi par un jeu de jambes habilitées à gérer les passions, l’angoisse, l’adrénaline, le plaisir. J’ai rencontré John Coltrane et Nelson Mandela… J’ai croisé Didon l’effileuse infirmière trans-sexe… J’ai vécu dans un lit qui foisonne… J’ai prié Tatanka Iotake des Unkpapa… J’ai su éviter les tueurs à gages… S’animent, s’électrisent dans le champ textuel toujours en puissance d’émotion, d’inépuisables et orgiaques mutations.

Les rêves d’Alain Breton, sans égard pour leurs nuits blanches, s’assemblent, se fertilisent. Il y en aura pour toutes les obédiences et dramaturgies féminines, pour la lune en déshérence et pour la fin du monde ! Qui pourrait refuser sa part, laisser son butin entre les lignes, quand on joue, quand on ruse et que la mort elle-même est ludique ? Et s’il revêt toutes les panoplies, trophées de rêves et de pays lointains, s’il nous enivre de la prolifération des lieux, c’est parce que ivres nous serons plus enclins à frayer avec lui, maître et gardien invisible, insoumis, du questionnement. On le verra souvent, le poète use de dérision. Mais sa dérision est pleine de sentences et de raisons naturelles et couvre toute la distance entre le ciel et l’abîme. Elle connait et illustre les voyages, pose ses jalons sur l’histoire, la géographie, anticipe les lointains et se lie avec le prochain. Et l’amour est-il sauf de la raillerie ? Tient-il sa place au milieu des monstres et des travestis, des prouesses, des litiges de la magie, des transferts et mutations d’époques et de noms, dans la grande fête foraine de la Poésie ? Sauf ? De toute évidence : oui. Sauf, par-delà les apparences ? De toute évidence : non. Et pas seulement parce que l’amour est mortel, qu’il porte en naissant des germes de mort, et qu’il lui est imparti une certaine durée, un segment de vie, mais parce que l’indifférence des êtres pensants est toujours… reconductible. Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps Mais ne le cherchez pas où vous l’avez trouvé. Alain est doué d’étranges organes de locomotion qui le mènent d’éclipse en éclipse, de l’agonie à la vie, de prosodies, de fééries en dogmes cataleptiques et de la vie encore à des morts si douces, si nubiles. À ces dernières aussi, Alain Breton, indemne de chants secs et de superstition, prodigue des « je t’aime ». Peut-être que je ne conviendrai pas / à la Grande Calèche / C’est une chose la confiance de la mort / ses engouements soudains / pour les plus jeunes même.

Lueur des pas perdu, la deuxième partie du livre s’ouvre sur un manuel, un manifeste pratique de l’amour du monde réservé aux enfants des prophètes ou des dieux olympiens tant la minute de conciliation, de rapprochement sorcier avec la vérité est d’envergure et où, en quelques lignes, le remord, le scrupule, la matière peccable du sexe et des assauts d’universalité et d’intimité sont renversés. Tu me donneras le jour espiègle. J’ai du temps à perdre, tu m’apprendras à danser. Tu me persécuteras ; tu t’attendriras sur ma façon de tuer. Tout ce qui sera énoncé de plus essentiel désormais fait mystérieusement figure de dérive, use de paradoxes si savants, si supérieurs que le rire comme les larmes nous écorchent, dérangent la structure, l’harmonie et la peau du visage sans jamais rien remettre à sa place.

C‘est de ces visages décalés que nous le lisons. Ici, la décadence du sens, la blessure symptomatique des images illustre la révélation, c’est-à-dire l’instant d’élection du poète, sa désignation, sa proximité avec le verbe. Il n’y a pas de ballotage, de tremblement d’approximation, de foi perdue, indue, d’hésitations chiches ou malencontreuses : Alain Breton est le poète élu ! Son courage est double et triple, maitre et victime de soi et des événements, sa bravoure, sa bravade rieuse se retirent ou s’engouffrent dans la douleur et traversent tous les obstacles, tous les barrages du monde souffrant. « Lueur des pas perdus », des pas qui savent ce qui vit et ce qui meurt, qui redistribuent sans fin l’équilibre sur un fil de peur, sur un fil qui a peur et transmet cette peur comme offrande à celui qui le défie.

C’est cela l’héroïsme du poète, ce mystificateur / mystifié dans un corps de conquête, qui invente infatigablement des armes d’apprêt, d’appoint, dans le danger, l’incohérence, l’incertitude de la magnificence et du magnétisme de l’être. Ô halo de la grandeur - comme chez Phidias le Zeus d’Olympie - régnant sur la dynastie des hamsters anxieux - Ô temps désarticule donc ton rugueux atelier - ta mémoire voleuse d’oublis - Crée une nouvelle chevalerie des minutes - Protège nos égéries- dont la lumière s’allume en marchant - et les chiens des brumes - nos maraudeurs

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024)

*

En choisissant comme prix 2024 le recueil d’Alain Breton, Je ne rendrai pas le feu, remercions l’Académie Mallarmé de mettre à l’honneur un pan méconnu de la poésie française : un courant qui n’est pas né de la dernière pluie, avec ses poètes « à hauteur d’homme » des années 70, tournés vers le quotidien, la simplicité, usant d’un humour en demi-teinte, et qui compta parmi ses membres des Jean Rousselot, Yves Martin, Claude de Burine et bien sûr, le père d’Alain, Jean Breton. L’apport d’Alain Breton à cette histoire déjà demi-centenaire est d’ajouter à l’humour la dérision, à la simplicité la fantaisie onirique, ainsi qu’une belle tranche de surréalisme et un fumet de mélancolie produit par l’émerveillement du regard.

Relisant ce recueil, j’ai également noté un trait propre à notre poète : le goût de la fraternité. En interpellant tant de poètes à travers leur mise en exergue, c’est tout une génération qui défile dans la lucarne des pages ! Une génération et un lieu : la Librairie-Galerie Racine de Paris. J’y reconnais Paul Farellier, Elodia Turki, Odile Cohen-Abbas, Guy Chambelland, Henri Heurtebise, Sébastien Colmagro, Yves Mazagre, Gabrielle Althen, Christophe Dauphin, Serge Brindeau et tant d’autres.

Parlons maintenant du recueil. Il s’agit d’un album de voyages où le poète nous partage ses expériences et ses rencontres au sein d’un immense présent (une plaine) qui rassemblent des pharaons, des poneys sauvages… et aussi la rue Monge « car je suis seul souvent / comme je descends la rue Monge / comme je parle longuement à la pluie ». Les voyages proviennent des lectures de l’enfance avec leurs Indiens et leurs aventures, ou des rêves apparus en tournant les pages d’un livre d’histoire, ou devant les portulans d’aventuriers perdus, ou encore (j’imagine) après la lecture distraite d’une presse scientifique.

De ces poèmes, il ressort un sentiment de paix espiègle, celle d’avoir chassé les vanités du monde pour privilégier ses paysages intérieurs où les rêves d’enfant trouvent grâce et place. Et vient alors cette conclusion riche d’une fraternelle sagesse : « Ami ne t’inquiète plus / Tout est élucidé / Tout s’excuse ». Cette promesse, de poète, il la tient d’un « Moi / issu de toutes les absences ». Mais concluons en revenant aux Indiens d’Alain Breton.

Voyez comment ils traversent les poèmes un fois « debout sur le cheval », un fois tapis en train d’écouter « le discours des bisons dans les hordes fleuries de myrtilles ». Si vous vous approchez de cette petite tribu, avec prudence cela s’entend, regardez celui qui se tient au milieu, le ni-costaud, ni-malingre, mais avec un sourire qu’on n’oublie pas malgré ses peintures de guerre. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à…

Pierrick de CHERMONT (in revue Possible, octobre 2024).




Lectures

La Théorie de l’émerveil, un enthousiasme pour la vie, ses beautés et ses surprises !

Livres Hebdo, Electre, 2019.

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"Si vous n’achetez qu’un ouvrage de poésie par an, choisissez celui-ci. Si vous ne savez pas quoi offrir à vos amis à l’esprit alerte,  n’hésitez-pas, le livre d’Adeline Baldacchino les aidera à la réconciliation avec eux-mêmes, le monde et les dieux à laquelle l’oracle de Delphes continue de nous inviter malgré les divertissements qui éloignent de soi-même.

Alors que nombre d’intellectuels tristes, oubliant la leçon de Spinoza, évoquent la nécessité de réenchanter le monde, évoquent seulement, Adeline Baldacchino le fait :

« La théorie de l’émerveil, annonce-t-elle, est une leçon d’émerveillement déverrouillé : elle exige, non pas seulement que l’émerveil rime avec « les merveilles », mais aussi que l’on entende l’invention derrière l’évidence. »

En effet, c’est par l’invention, plutôt que par l’imitation, qu’Adeline Baldacchino introduit une autre rime, émerveil  rime en effet avec éveil. Il s’agit de rester éveiller à ce qui est, par le simple, plutôt que par tout autre chemin : « Qu’il me suffise de dire que je crois moins désormais aux vertus de l’automatisme hermétique, plus à celles de la simplicité partageuse. »

En 1999, à dix-sept ans, Adeline Baldacchino  a publié un premier livre, Ce premier monde. Suivirent des plaquettes de  poèmes et proses poétiques, entre autres, mais il aura fallu attendre vingt ans pour la redécouvrir avec cet ensemble de textes qui est un parcours à la fois dans le temps et dans l’intime, voire l’interne.

Se référant au Manifeste du surréalisme, elle nous confie : « Quelque chose de l’ordre d’une spiritualité sans foi se dégage de ces paroles et m’accompagne depuis longtemps, jusqu’au cœur d’un combat que je crois indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique et littéraire.

Théorie de l’émerveil rassemble des textes de formes très diverses, micro-essais, commentaires, proses poétiques, poèmes, haïkus… L’ensemble est bien une théorie, mais une théorie arrachée à l’expérience, à la vie, une théorie qui est aussi un art de vivre, parfois de survivre, par l’amour, la lumière, la beauté, la joie… afin de flotter dans une axialité à réinventer d’instant en instant, quelque part entre l’horreur et le sublime,

Adeline Baldacchino déchire les voiles opaques, tantôt en les arrachant à pleine main, tantôt avec la délicatesse de l’esprit. Il ne s’agit finalement que de liberté mais de toute la liberté.

« J’ouvre au hasard une traduction d’Omar Khayyam, j’attends qu’il me parle de ses cruches de terre qui furent des gorges d’amoureuse, j’attends l’oracle, « Puisque la fin de ce monde est le néant / Suppose que tu n’existes pas, et sois libre ». »

L’ouvrage rappelle les écrits des vieux maîtres constitués de perles enfilées sur le fil fragile de l’être. C’est incertain, c’est serpentin, cela fait irruption dans la conscience, il s’agit d’ouvrir une brèche dans les couches successives des conditionnements toxiques mais, le lecteur attentif, pour peu qu’il soit encore vivant, saura y trouver au moins une méthode pour lui-même , si ce n’est une anti-méthode:

« Ne plus reculer. Avancer. Ne plus espérer. Faire. »

« jouir d’être

lancé vers le ciel impur

qui recommence

corps liquide

enfoncé dans le temps

vierge

où mûrit l’innocence. »

Adeline Baldacchino sait que le temps est le cadre ou le contexte de tous les affrontements, de toutes les déchirures. Elle ne cesse de questionner le temps pour le prendre à défaut et s’en affranchir.

« Le temps s’écarte

cuisses défaites

peuplades de nos corps »

« je m’esquinte l’âme

contre les esquilles du temps

je résiste à la tentation

de refaire

le monde avec des échardes

le bois coupé

ne survit qu’en braise

phénix de cendrars

plus tendu vers l’étrave

plus accordé à la mer

plus encordé au monde

violemment présent

dans l’apparition

de l’instant pur. »

Avec cet ensemble de textes dont l’unité naît du caractère disparate de l’apparaître, Adeline Baldacchino souligne l’évidence d’un ordre libertaire de la délivrance, une évidence parfois douloureuse.

« La théorie de l’émerveil, nous dit-elle, cherche sans cesse à nous convaincre qu’il vaut la peine de vivre. »

« La théorie de l’émerveil est assise sur une pratique de l’émerveillement dans laquelle rien de ce qu’elle promet ne trouve forme dans le réel qui cavale de l’autre côté de mots. »

 Reste l’essentiel : « On écrit des livres entiers pour comprendre ce qu’est une vie réussie, alors qu’il n’y a qu’une seule réponse, juste là sous nos yeux : aimer, être aimé. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 16 octobre 2019).

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Adeline Baldacchino, née en 1982, passionnée très jeune par la poésie contemporaine qu’elle découvre à travers Rimbaud, le surréalisme et l’Ecole de Rochefort, a fait entendre sa voix dans son livre sur la poésie de Michel Onfray et dans La Ferme des énarques où elle critique l’Ecole nationale d’administration qu’elle a intégrée en 2007. Théorie de l’émerveil a fini par naître quand elle a pris la résolution de « son intuition » en sélectionnant des textes pour la plupart inédits. L’ensemble s’étale sur treize années, de 2006 à 2019.

Ce terme d’« émerveil », récurrent dans son œuvre comme lui a signalé Alain Kewes, l’éditeur de ses deux derniers recueils, rappelle au lecteur le J’émerveille d’Apollinaire, mais c’est de Blaise Cendras qu’elle a pratiqué l’écriture et c’est lui qu’elle admire jusqu’à en écrire un ouvrage biographique. Elle y souligne qu’« il a voulu que la poésie soit dans la vie avant d’être dans ses livres. Il a fini par confondre les trois : la poésie, la vie et les livres ». Elle ajoute – et c’est essentiel pour la comprendre : « Il avait bien raison. Je ne sais pas faire autre chose ».

La poète donne dans sa préface, qui date d’avril 2019, les raisons premières de cet émerveillement : une graine semée par l’amour dont ses propres parents lui ont montré l’exemple ; et cette « spiritualité sans foi » qu’elle a découvert dans Le Manifeste du surréalisme. C’est là qu’elle signale la méthode nécessaire d’après elle pour approcher son Anthologie, « on pourra donc parcourir ce recueil à l’envers, en commençant par la fin, où figurent des ensembles auxquels je tiens particulièrement, les AtlantidesGrève contre la mort, ou la Théorie de l’émerveil… ».

Après un recueil de haïkus et des proses poétiques sur la faune, la flore et les éléments, Atlantides, un inédit, écrit entre 2015 et 2017, dès son incipit : « Je vais vers une île » du volet I, Une île dans l’Atlantique, et, dès les premiers poèmes nommés Jour 1, évoque un besoin de voyage sans doute intérieur qui est à la fois désir, attente et sentiment de manque. A la seconde page trois vers, comme un véritable impératif, annoncent le remède : « l’ordre de l’aube / contre l’ordre / du manque » ; des septains aux vers brefs – d’un seul mot parfois – semblent, grâce justement à leur concision, courir sur la page s’alliant à « la joie », au « goût du vin » et à « l’élan vertical de l’oiseau ».

La chute de Jour 2 exprime par contraste une lucidité obligée : « j’aime le monde / et ne fais qu’y passer », et le lexique, dans son champ, est de fait négatif : « scories, oubli, abandon, délitement, vide de certitudes (le corps) ». Un constat dont l’issue est heureuse puisque « les mots sont des perles ». Jour 5 voit ensuite la fusion entre le cosmos et la poète qui « marche sur les pieds / dans le ciel » et trouve ses marques en innovant dans la forme et le fond, toujours grâce à la lumière et, depuis l’aube, au jour :

J’atteins les fontaines

par où s’effondre la source

du soleil

j’incan

descence

bordée de nuit

je désonge.

Elle avance, dansant ou marchant sur le sol « rouge », hors du temps, mais la nuit et l’angoisse reviennent avec, pour compagnons, des mots rédempteurs nés « dans l’intensité foudroyante / du silence ».

Le volet II, Un cargo sur l’Atlantique, montre un regain de force malgré la présence de fantômes quand, dans la première partie, Partance, il s’agit de planer comme l’oiseau et d’épouser les mouvements des vagues. Cela avant de formuler dans Hypothèse la présence possible de l’impuissance et du silence. Puis, au milieu des machines et de la mer, le corps qui « s’impose » doit trouver sa place et affronter le temps quitte à manger du sable. Pour Devenir, selon le titre du groupe 6, phénix de Cendrars, il faut savoir se détourner du passé et retrouver le désir comme au « premier jour » même s’il l’on doit oublier les mots pour se mêler aux éléments. Ainsi les poèmes suivants se nomment-ils Aphasie.

La suite du recueil balancera entre deux états d’âme. L’ensemble 9 s’appelle en effet Embrasement, et dit :

le cœur s’étonne

pris entre le regret de ce qu’il quitte

et la soif de ce que l’on fut

L’absence de l’être aimé, évoquée une seule fois auparavant par « tes caresses », apparaît au volet III, le dernier de l’opus, mais seulement pour dire qu’il est quelque part présent au point de pouvoir lui parler. Et, si tout recommence, c’est « depuis que l’on aime », depuis ce jour où le poème a pris son sens : « le poème sera tout ton souvenir ». Comme « sous la mer / une Atlantide ». S’expliquerait alors le titre de cet inédit écrit l’année suivante, Grève contre la mort, promesse d’énergie optimiste. Son premier poème entérine le thème du phénix et donc l’opposition mort-vie qui introduisent une écriture de la tension et de la lutte. La ferveur induite produit là encore, dans La Lettre aux vivants, un certain lyrisme :

Chevauche et débride les vagues…

pour leur rendre la force

et la joie d’inonder

Puis, jusqu’à la fin du recueil interviennent des Notes-Poèmes, comportant au début des sortes de versets qui se rejettent à gauche de la ligne, s’alliant parfaitement au ton ample de la réflexion :

Note bien qu’il n’y a rien de mieux à faire que de regarder

la mer

Il s’agit de noter qu’il n’y a, pour le « spectateur », rien à changer aux évidences, aux regrets possibles et au destin et qu’on ne sait vraiment que l’amour. Ainsi existerait une fois de plus le désir et il se fait sentir au milieu d’images toujours innovantes comme « les épaules de la nuit » ou « les clairières félines ». Adeline Baldacchino peut donc se poser l’ultime question du poète qu’elle sait ici résoudre : « comment fait-on résonner le chant ». La suite se présente encore sous forme de litanies introduites par l’anaphore Note bien et établit un va-et-vient entre doutes et certitudes : « Note bien que tu peux en rire autant qu’en périr ». Mais l’œuvre accomplie, même si « les mots ne sont que d’autres manières de sangloter », reste porteuse d’espérance. C’est pourquoi la dernière partie éponyme du titre clame la liberté acquise par « les poètes (qui) ont tous les droits » jusque dans l’écrit où symboliquement on ne mettra pas de majuscule. L’essentiel étant, puisqu’il s’agit de souffrir et de mourir malgré « le sursis… pour aimer », d’avancer dans le vent vers la mer et de « tenter de vivre ». Ainsi cette grève, qui aurait pu être celle des mots sans pouvoir, est-elle bien, à la manière de tous les révoltés, un véritable manifeste, selon le mot sous forme de verbe employé par la poète elle-même.

Ce sont par des versets – on en connaît sinon le lyrisme du moins la musique – qu’Adeline Baldacchino a choisi, en cette année 2019, de conclure sa démarche en sept pages qui portent le titre de l’Anthologie même. Ce qu’elle veut être, en effet, dès le début, « une ode à la mémoire », est une tentative de survie dans l’attente de la joie car « La théorie de l’émerveil cherche sans cesse à nous convaincre qu’il vaut la peine de vivre ». S’il y a une renaissance c’est par les mots qu’elle a lieu dans la lumière et la création d’une réalité qui est celle de l’amour puisque « il n’y a qu’une seule réponse, juste là sous nos yeux : aimer, être aimé ».

France Burghelle Rey (in la cause litteraire.fr, 30/10/2019).

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Ce qui est très surprenant dans un premier temps, c’est l’importance accordée aux chiffres dans la composition des différents recueils de poésie d’Adeline Baldacchino, rassemblés ici dans un gros volume couvrant la période allant de 2006 à 2019.

Illustration : Lucien Courtaud : Tauromachie fleurie (1959)


Séries numérotées, partie intitulée : « Treize tableaux diogéniques », cent haïkus (divisés en trois tronçons de 33 + 1), quatre treizaines (suivant le calendrier aztèque) dans une partie appelée : « Vers le cinquième soleil », journal numéroté et daté… Cette dimension semble un peu moins prégnante aujourd’hui, même si les deux recueils publiés chez Rhubarbe récemment « 13 poèmes composés le matin… » et « 33 poèmes composés dans le noir… » montrent bien chez elle l’importance fondatrice du nombre. Importance aussi de la structure cosmogonique, si l’on y ajoute la dimension géographique qu’on perçoit dans les titres comme « Poèmes de Martinique » ou « Poèmes de Prague » et les localisations finales des poèmes.

La seconde évolution, ou variation, que l’on peut constater, c’est l’auteure elle-même qui la pointe en préface : je crois moins désormais aux vertus de l’automatisme hermétique, plus à celles de la simplicité partageuse… Un exemple parmi d’autres d’images surréalistes qui émaillaient la période initiale : Il y a dans ma poitrine des hérissons roulés en boule qui s’éveillent aux premiers feux mouillés de l’aube… La période actuelle a en effet changé l’angle d’attaque de sa poésie là aussi, la fulgurance de la forme a laissé place à une signification plus aiguë : Et je ne demande rien de plus à la beauté que d’être l’envers de la peur. Même si les thématiques demeurent les mêmes, elles sont abordées cette fois de front, voire de l’intérieur, alors qu’elles l’étaient davantage emportées dans le mouvement lyrique des images et des mots. Le désir, l’amour, la jouissance, la mort… et un thème transversal : la mer, une partie entière lui est consacrée : « Atlantides » avec une traversée de l’Atlantique en cargo : je ne sais plus ce qui vibre en moi / de la machine ou de la mer / de la carcasse ou du squelette / du verre ou des os… Autre intérêt de ce recueil anthologique, on mesure la diversité de l’écriture entre la prose fluide des treizaines par exemple et la densité du haïku Comme la solitude est brune / et vieille l’horloge / des âmes en rut

Ce livre sur treize ans matérialise tout un parcours de poésie et de vie, Adeline Baldacchino n’écrivait-elle pas au tout début : je ne joue qu’en me gommant un peu je n’ai pas choisi le bon crayon… On constate que le tracé s’est affirmé avec le temps. Et cette phrase si positive, tirée de la dernière partie qui donne le titre à l’ensemble, à lire comme une profession de foi : La théorie de l’évermeil cherche sans cesse à nous convaincre qu’il vaut la peine de vivre.

La postface de Christophe Dauphin est remarquable comme d’habitude. Il revient sur l’existence d’Adeline Baldacchino ainsi que sur son œuvre, poésie bien sûr et essais philosophiques et littéraires (Max-Pol Fouchet, l’ENA, Onfray, Cendrars, Yourcenar…).

Jacques MORIN (cf. "Les indispensables de Jacmo" in dechargelarevue.com, novembre 2019).

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Le monde et la littérature, la poésie et les mythes, les îles et les étoiles tournent dans la tête d’Adeline Baldacchino. Elle est entrée en poésie à 17 ans, en 1999, avec une première publication et, dès ses débuts, elle s’émerveille de tous les mouvements de la vie, de la combinaison infinie des formes et des langages. Elle réunit plusieurs ensembles dans Théorie de l’émerveil, recueil, au titre aussi surprenant qu’enchanteur. L’auteure confie s’être engagée « à tâtons dans la grande promesse des mots » et note avec humour que les plus anciens des textes rassemblés ici apportent « un éclairage archéologique » sur l’œuvre en devenir. Elle refuse ardemment l’indifférence et affirme d’emblée l’urgence de cette écriture qui revendique à l’instar des surréalistes, sans allégeance, « quelque chose de l’ordre d’une spiritualité sans foi […] jusqu’au cœur d’un combat […] indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique et littéraire. » Les séquences sont datées et classées chronologiquement, de La part de l’oubli (2006) à Théorie de l’émerveil (2019).

Dans La part de l’oubli s’ouvre un abîme de questions existentielles : « Nous courons après l’oméga sans pouvoir déchiffrer l’alpha ». Faute de percer les mystères de la vie, de l’amour, de l’outre-mort, l’auteure se « livre à la vie comme le naufragé finit par se livrer à la mer. » A la lumière des leçons de Vladimir Jankélévitch et d’Andrée Chédid, elle chemine parmi les « cristallisateurs d’évidences » et découvre que le corps qui « ploie sous le faix des mirages improbables […] est composé d’encre autant que de peaux. »

La séquence suivante confirme - au pluriel -, le lien étroit entre le corps, l’amour et l’écriture : Petites peaux de poèmes. Rêverie éveillée dans laquelle des fulgurances fusent ou se figent : « le songe est muet dans les interstices du gouffre. » Des lèvres se cherchent d’une rive à l’autre des océans de peur, les nuits des villes s’illuminent d’apocalypses énigmatiques, de : « flambées d’étoiles dans les rues qui sombrent… »

De quelle promesse s’éveillent les sens : « serment de salives épanchées dans la nuit » ? Portraits du pays d’amour est une invite directe au lecteur, à partager cette « aspiration vitale […] ce désir haut perché, cette increvable envie de tenter le diable – pour vivre avec les autres. » Conseil ou principe fondateur de toute existence sensible : « je voudrais […] que tu fasses honneur à l’enfant que tu abrites… » Et l’auteure, de revenir sur « ce chaos généalogique » dont se détachent deux visages, « grâce auxquels je m’accroche au monde comme bernard l’hermite à sa coquille : mes deux grand-mères. Rachel et Paule. » (L’une née en Algérie, l’autre en Iran).

Ajoutons une branche à l’arbre généalogique : son père est Maltais. La coquille métaphorique du fragile crustacé est largement ouverte ! Autre image d’un symbolisme limpide, détachée de treize tableaux-autoportraits : « longtemps boire de l’eau devenir sa propre fontaine ».

C’est à travers la cosmogonie aztèque, de la fin de l’ère de Tezcatlipoca, qu’Adeline Baldacchino renaît à elle-même dans une suite de quatre treizaines, « pour explorer les ressorts du désir » : « je venais de mourir à l’enfance, et je devais patienter pour revivre - ». Sous le signe du crocodile, elle revendique sa singularité émancipatrice : « Je veux écrire ma Chute mon Camus ma fable à moi, je veux retrouver l’intuition la parole à vif ancrée dans le corps qui la pensait à ma place. J’avais 17 ans, je n’avais pas fait l’amour […] je savais seulement que ce serait ça la vie, des mots puis de la chair… » Après n’avoir tiré de l’inconnu, en quête « de sens » ou « de mélodie », qu’un « chant de peine muselée », elle refuse d’aller plus avant, « comme une étranglée précoce », dans l’indifférence du monde.

Très éprouvée par des deuils intimes, elle marche « à contre-mort », thème récurrent d’une révolte définitive, mais elle ne se prive pas, à l’instar d’un Desnos, de jouer avec les mots et les personnages de ses premières lectures : « je peux dire ce soir ô oui lupin je m’arsène, et boire de l’arsenic avec le comte de Monte-Cristo dans les cahiers où je rangeais des vengeances secrètes… » Les pages (é)lues coulent « dans [sa] gorge comme serties dans [sa] propre chair ». Elle-même dit avoir « des poèmes plein la gorge » : « tu tournes autour de toi-même / derviche animale ». Dans Atlantides, elle garde trace de son passage, dans le monde, « juste un pont », et veut voir des choses qui la font frémir… Elle joue de néologismes et de mots-valises : son angoisse est « une vieille amie désastrée » ; elle se « désobture », « s’évase ». En temps de désillusions, refaire le monde est devenu hors jeu : « le bois coupé / ne survit qu’en braise… »

Lectrice passionnée de Cendrars, elle s’identifie à lui -au nom commun- : « phénix de cendrars / plus tendu vers l’étrave / plus accordé à la mer / plus encordé au monde / violemment présent / dans l’apparition / de l’instant pur. » Dans la Lettre aux vivants, le souffle lyrique s’exaspère : « la rage se monte à cru ». L’ardeur se fait violente, « dans un grand abattoir virtuel » : « si tu cries c’est pour creuser / […] la mine sans fond / du silence couché… »

Dans Re-Génèse (2016), Adeline Baldacchino, célèbre la puissance d’Eros contre Thanatos, dans sa parole à la fois incandescente et crue : « ce serait comme / le ventre offert et la fente abrupte / par où s’écoule un peu de salive / ou de sève diffuse // Ce serait comme / les doigts qu’on y glisse / les sexes qui s’habitent / et les cris qu’on y forge // (à en faire fuir / même la mort). » La parenthèse ici, fait fi de la noirceur érotique d’un Georges Bataille et renvoie la « petite mort » aux fantasmes obscurs !

L’auteure dédie Grève contre-la-mort à Joseph Andras, levant le voile d’oubli sur « les assassins bienveillants » de Fernand Iveton et autres frères blessés des « temps maudits ». La révolte contre la banalisation de la mort s’étend à tout le champ sémantique des soins palliatifs, de l’acharnement thérapeutique, etc. : « on vous branche / on vous débranche / […] on trafique / des organes / […] métronomes de l’espoir / qui cliquent et qui claquent… » L’écriture elle-même est le thème central, sensuel, de l’ouvrage. D’écrire, comme naviguer à vue « dans l’éclatante ascèse / des solitudes. » Ecrire et aimer ne font plus qu’un : « sourdre de toi-même » : « aimer serait cela : / ce petit frisson de pulpe / au creux de l’âme… »

Enfin, Théorie de l’émerveil (2019) est un traité d’amour du monde réel -onirisme inclus-. L’auteure cristallise son souffle lyrique en aphorismes énigmatiques ou lumineux. Certains donnent des ailes. D’autres appellent le large : « Si tu as suffisamment de mer au fond de l’âme, elle pourra flotter. » L’allégorie élève à ciel ouvert : « Ainsi les livres ne sont-ils que des échelles de Jacob dressées vers le ciel, par où circulent les anges qui montent et qui redescendent […] On se fait la courte-échelle pour se jucher sur le dos des dieux. »

Christophe Dauphin, éditeur et postfacier de Théorie de l’émerveil, « livre le plus ambitieux d’Adeline Baldacchino en poésie », caractérise avec justesse cette écriture frémissante, -en immersion dans les cultures et littératures de multiples ailleurs- : « Un désir palpite. Ses nerfs sont à vif. Le brasier saigne entre les lignes. […] Treize années d’écriture, mais avant tout du Vivre dans les veines du monde… »

Michel MÉNACHÉ (in revue Europe, 2019).

 

 

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Dès la couverture, on s’arrête, intrigué : l’« émerveil » qu’on aurait juré être élan impromptu de l’âme ou du cœur, peut-il être théorisé ? Connaissant la capacité analytique et conceptuelle de l’auteure, et considérant l’épaisseur du volume, on s’attend durant trois secondes à un essai d’esthétique. A la quatrième, nous reviennent son goût joyeux de l’oxymore et son espièglerie : « la sagesse est faire de rires. »

Le volume s’ouvre tout seul, révélant une anthologie poétique personnelle qui rassemble des textes, inédits ou pas, proses ou vers, écrits durant les treize dernières années. La théorie doit peut-être s’entendre au sens de suite, comme on parle d’une théorie de hérissons entreprenant la traversée d’un parc ?

L’une des parties du livre est d’ailleurs consacrée aux « micro-jubilations » ces éblouissements secrets, autre nom de l’émerveil. Voire. En tout cas, treize années d’écriture chez une auteure dans la trentaine, la famille poétique trottineuse est quasi au complet. Et le voyage lui est assurément consubstantiel : « Regarde – les taupinières de l’aube – (par où l’on sort – du terrier – quand on a bien creusé – les galeries de l’intérieur – et – que l’on veut – enfin – jouir dans le monde) ». le monde, ce sera le Mexique, l’Iran, la Méditerranée, la Martinique, Prague et cent autres lieux dûment nommés ; des trains, des avions, des cargos pris dans le compagnonnage de Cendrars : « je regarde par le hublot – les nuages en troupeaux… - (la mer à l’envers)… - j’aime le monde – et ne fais qu’y passer. »

L’émerveil, donc, est cet élan qui pousse à aimer, êtres et paysages, le feu des soleils et le sel des océans, tous les livres de l’humanité et les mots qu’on leur ajoute. Eperdument. Il engage tout le corps et toute l’âme. L’émerveil est un émerveillement… qui ne ment pas. Et il en faut, de la persévérance, de l’opiniâtreté dans l’amour, car les treize années d’écriture qu’on lit dans l’ordre chronologique témoignent aussi d’épreuves, de douleurs terrifiantes.

La volonté d’aimer souvent s’est dressée contre la mort dont on sait qu’elle gagne toujours. Il faut alors renaître de ses cendres, retrouver l’étincelle. « La théorie de l’émerveil cherche sans cesse à nous convaincre qu’il vaut la peine de vivre » et « je ne demande rien de plus à la beauté que d’être l’envers de la peur ». La poésie d’Adeline Baldacchino, tour à tour lyrique, exaltée, joueuse, colère, est aussi autobiographique car l’écriture n’est pas en dehors de la vie, pas à côté, pas une échappatoire ou un refuge : elle est la vie même.

Ca à l’air banal, évident, mais c’est en réalité très difficile et l’on voit l’auteure en permanence devoir résister au chant de sirènes des mots qui pourraient bien prendre toute la place et, simplement, consoler de la vie : « si j’apprenais à vivre – avant que de raconter – pendant que les mots s’agglutinent – à la mort intérieure – si je revenais à la vie – pour y réapprendre – le prodige d’aimer «  - « puis je me tais – les couleurs prennent – le pouvoir que – je leur cède que – je n’ai jamais eu que – la parole n’a pas – le pouvoir d’être (et non de dire) ».

Il faut de la patience, de la lucidité et aussi un peu de chance parfois ; et l’auteure de faire l’éloge de la sérendipité, de l’art de trouver ce qu’on ne cherchait pas, cet émerveil inversé, qui nous est donné par le monde, sa beauté, cette expérience de la mer Caraïbe où « les traces doucement du souvenir – se détachent de la peau salée… (où) essorée par la houle – il est temps peut-être – de laisser partir les fantômes ». Et de savoir accueillir l’amour après l’avoir tant offert.

Alain KEWES (in revue Décharge n°184, décembre 2019).

 

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C’est une somme poétique, que ce gros livre autant enthousiaste qu’enthousiasmant. L’émerveil n’est pas qu’une théorie de l’émerveillement, c’est une manière de vivre et de vibrer.

Cet ensemble poétique est un bouquet lumineux, uen souirce étincellante. Adeliane Baldacchino nous dit sa ferveur pour la vie, même dans se sheures les plus seombres. Pour l’auteur, les poèmes ont une epau, sensible ou douloureuse, mais toujours féconde comme son œuvre multiple et passionnée. « J’ai des poèmes plein la gorge », dit-elle, elle n’a aps fini de les chanter.

Maurice CURY (in revue Les Cahiers du Sens, 2019).

 

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Si l’on veut bien comprendre et apprécier le parcours d’Adeline Baldacchino, on lira en premier la parenthèse, préface et postface, de Christophe Dauphin.

Il était temps que le « météore Baldacchino » se pose un peu, fasse le point et se recentre sur « une simplicité partageuse ». C’est chose faite avec ce livre et grâce à la « passion de passeur » du préfacier.

Après avoir parcouru tous les continents et publié des dizaines d’ouvrages divers (essais, poèmes, pamphlets,…), cette auteure donne à lire une douzaine d’ensembles structurés de textes poétiques d’un lyrisme sans faille. Étonnante alchimie entre jeunesse et maturité pour cette forte personnalité qui écrit : « Je sais qu’il n’est pas de secret qui tienne pour faire une œuvre, sinon la faire. »

Georges CATHALO (cf. « Itinéraires non balisés » in www.terreaciel.net, janvier 2020).

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Je lis je relis la « somme » poétique d’Adeline Baldacchino, récemment publiée aux éditions Les Hommes sans Épaules. Théorie de l’émerveil. Un titre qui a le pouvoir de m’aimanter entre deux pôles qui en moi lectrice s’attirent et se repoussent. Théorie|émerveil. Vais-je devoir caboter entre l’écueil de l’un et le diamant de l’autre ? « Théorie » me fait peur. Jusqu’au frisson, presque. « Émerveil » m’emplit de promesses. Jusqu’au désir. Pour me rassurer, je pourrais me reporter à la préface dans laquelle la poète se confie afin d’éclairer son propos. Mais libre je suis et pour l’heure je préfère naviguer à vue d’une section à l’autre de l’ouvrage. Lequel rassemble treize années de poiein poétique, de 2006 à 2019. Chacune des quatorze sections qui composent l’ensemble du recueil mériterait à elle seule une étude ou analyse. Je me contenterai de lancer quelques fils d’accroche qui pourraient s’agencer autour de mots pris au hasard : mer miroir margelle mémoire masque mo(r)t amour ; ou désir sidération ardeur plaisir joie ; ou encore solitude tarissement effroi oubli… Car tout, dans l’écriture d’Adeline Baldacchino, semble s’enrouler autour de deux pôles antinomiques. Désarroi (vertigineux) et jubilation (intense) :

« J’écris ce soir pour ne pas mourir, pour ne pas en avoir envie, pour la jubilation, pour tous ces mots qui débordent au-dedans de la chair et je ne sais qu’en faire » (« Vers le cinquième soleil », « 2-Vent » in « Première treizaine », 2014).

Une opposition qui s’abolit dans le couple « aimer, être aimé » (in « Théorie de l’émerveil », mars 2019).

Dans « émerveil », j’entends la « mer ». Et c’est à la mer que je m’associe et que je m’arrime d’une section à l’autre. La mer, en effet, quel que soit le moment de l’écriture – quels que soient le mouvement et l’ondulation que celle-ci peut prendre – est omniprésente. Elle est l’élément primordial qui nourrit la ferveur. Une ferveur vitale traverse en effet l’œuvre polymorphe d’Adeline Baldacchino, pourtant parfois saisie d’angoisse, d’asthénie ou de chagrin. Mais toujours, comme la vague qui sans cesse ramène le galet à son point d’origine, la poète rebondit, renaissant des cendres qui la consument pour se laisser couler sur quelque p(l)age de bonheur. Soleil immensités marines amour et vent.

Ce qui se dit – et se vit – dans ces différentes compositions, alternance de proses et de poèmes, de réflexions sur la vie/la mort, c’est, par-delà les voyages accomplis, la traversée poétique. Qui est constante recherche et cheminement en écriture. Toute la vie d’Adeline Baldacchino semble concentrée dans ce vaste recueil. Une somme d’écriture reliée à un condensé de vie.

« J’ai pourtant promis qu’il ne serait pas question de moi dans ces lignes », confie la poète dans les premières pages de « Portraits du pays d’amour » (2007). Tout en prolongeant et en nuançant son propos, le complétant par ces mots : « Ou plutôt qu’il y serait question de ce qu’il y a de plus ouvert – de plus écartelé, de plus fragile et de plus oublieux, de plus tenace et de plus ardent en moi comme en tout être vivant : d’amour. »

Et c’est aussi parce que la poète « aime son lecteur », qu’elle aspire à sa présence silencieuse, qu’elle l’imagine suivant ses pérégrinations et ses personnages, qu’à mon tour, étonnée, curieuse et fascinée, je me laisse happer dans son sillage. Ce n’est pas sans risque. Car que puis-je d’autre que gloser sur ce que la poète déroule de pensées, d’images, d’étincelles de talent ?

Aussi ai-je renoncé à proposer ici une lecture fouillée de l’ouvrage que j’ai entre les mains. Et que j’étoile de coups de crayons, de griffonnages et de cryptogrammes, espérant retrouver au fil des pages mon propre fil de pensée.

Alors cet « émerveil » ?

Point d’« émerveil » sans émotion. Grande ou petite, l’émotion est clé de voûte de l’entreprise de la poète. L’émotion a quelque chose à voir avec la mémoire, car « toute vie s’avance vers sa mort, et tout deuil vers l’infini » (in « Théorie de l’émerveil », 2019). Émerveil ! La première occurrence de ce néologisme magique, je la trouve dans la Série 1 des « Petites peaux de poèmes » (2006) :

« Le travail nous fatiguait refaire est sombre c’est mûrir dans l’odeur du vent qui nous intéresse et la voile qu’on saigne à blanc nous rassure. les grandes émotions le poids de l’émerveil. »

Et, plus avant dans le livre, dans la « Quatrième treizaine », 6 – Serpent (in «  Vers le cinquième soleil ») :

« Dehors, le ciel est limpide, l’émerveil guette dans les petites choses – les premières feuilles mortes sur un trottoir, la couleur d’une rivière, l’oiseau volage. Mais à qui en parlerons-nous ? ».

Ou encore dans un poème de « D’écrire » (2017-2018) :

52

« je sais des gestations
secrètes
émerveilleuses

des miracles indécents
des lunes calfeutrées
dans les ventres

et des bêtes qu’on apprivoise
et c’est encore nous
mêmes ».

La quête d’« émerveil » d’Adeline Baldacchino est quête rimbaldienne. Ce qui la guide, la poursuit et l’exalte, c’est le désir insatiable d’« éclat d’éternité. »

Ainsi écrit-elle dans « La part de l’oubli » (2006) :

« Je sus qu’il avait été vécu ; Quoi ? L’éclat d’éternité, le point de jonction : cet instant de déshérence heureuse où la conscience enfin s’abandonne pour participer pleinement au monde… ».

Allié des « grandes émotions », l’« émerveil », parce qu’il est point de jonction de la mémoire et du désir, est aussi « point de plus grande fragilité, de plus grande beauté. »

D’autant plus fragile qu’il est soumis à l’épreuve du temps, le « Magicien définitif. »

Chez Adeline Baldacchino, l’émotion est donc une condition première d’écriture et de vie. Lié avec intensité à un lyrisme pleinement revendiqué et assumé, le « je » rebelle de la poète ne renonce ni à explorer l’intime ni à le dire :

« Je mets beaucoup de force en mon désespoir comme en mon appétit. Je me veux perpétuellement du côté de l’émerveil, de la splendeur, (la part de l’oubli, l’envers et son double), je les pressens, je les,
d’instinct, je les invente, et cela ne suffit jamais, comme si
cela ne suffisait jamais », écrit la poète dans « Quatrième treizaine », « 3 – Vent ».

Ou encore, dans « La Part de l’oubli » (2006), cet autre aveu :

« Et je cherche l’écume et je fais des phrases qui prolongent un peu du désarroi de l’intime et qui ne parlent pas du monde. »

Insatiable poète, dévorante poète, qui jamais ne se satisfait de demi-mesures ni de compromissions. Reniant les « machineries » et les « mécaniques » sociales, la rebelle choisit la révolte, le combat contre les faux-semblants. C’est que, chez Adeline Baldacchino, le combat qui la porte autant qu’elle le porte est « indéfectiblement social et politique, affectif et sensuel, autant que mystique que littéraire. »

Le recueil que j’ai entre les mains est un kaléidoscope coloré mouvant/émouvant de ce qu’est la poète. Mises bout à bout, les tesselles poétiques recomposent la figure absente par-delà le miroir que la poète tend d’elle-même. Mais cet assemblage n’est pas né en un jour ni ex abrupto. La poète elle-même n’évoque-t-elle pas le temps que cet assemblage lui a demandé, elle qui se dit impatiente à agir, à aller de l’avant, à courir après le mouvement de flux et de reflux du temps ? L’érudition de la poète est vaste. Son champ d’exploration l’est tout autant. Philosophes de tous âges et de tous horizons, poètes persans du XIe siècle, grandes voix poétiques du monde et poètes français contemporains jouent un rôle fondamental, tant dans le cheminement personnel de la poète que dans son travail d’écriture. Ainsi de Max-Pol Fouchet, le maître en poésie. Le maître de toujours. Mais à considérer les citations qui ouvrent et accompagnent chaque section du recueil, le lecteur entrevoit un panorama aussi vaste que les mers et océans traversés par la poète. Ces citations sont autant de morceaux pertinents qui s’ajoutent à la mosaïque Adeline-Baldacchino. Elles sont toutes aussi connues que très belles, mais n’en sont pas moins lumineuses. Chacune d’elles éclaire d’un faisceau clair les aspirations et la personnalité de la poète. En voici quelques exemples qui sont autant d’amers où reposer le regard :

« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage […]
Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage. »
Pierre de Marbeuf

« Je cherche deux notes qui s’aiment. » Mozart

« C’est un passage qui fait semblant de passer et qui ne va nulle part. » Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé

« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » René Guy Cadou

Si les nombreuses pérégrinations qui la traversent nourrissent substantiellement la poésie d’Adeline Baldacchino – « Vers le cinquième soleil » (2014), « Atlantides » (2015-2017), « Poèmes de Martinique » (2017), « Poèmes de Prague » (2018), le goût de l’exploration poétique alimente tout autant l’écriture de la poète. Le champ exploratoire est vaste qui va de la prose narrative – « Vers le cinquième soleil » – au haïku – « Petite épopée » (2015-2016) – en passant par le septain (« Treize tableaux diogéniques », 2014), « Atlantides », jusqu’à la forme très élaborée des trois onzains de « La chair et l’ombre » (2017)… C’est que l’exigence de la poète répond à son désir profond de rejoindre le propos de Borges, cité dans « Portraits du pays d’amour » :

« Les poètes ne semblent plus avoir conscience que dans le passé la narration d’une histoire était l’une de leurs tâches essentielles et que l’on ne considérait pas comme deux réalités distinctes la narration de l’histoire et la création du poème. […] Je crois qu’un jour le poète sera de nouveau le créateur, le faiseur au sens antique. J’entends qu’il sera celui qui dit une histoire et qui la chante. Et nous ne verrons pas là deux activités différentes, pas plus que nous ne les distinguons chez Virgile ou Homère. »

Et Adeline Baldacchino de conclure : « Écoutez : je raconte ».

Quant à moi, je poursuis ma lecture éveillée et patiente d’une section à l’autre du recueil. En prolongeant mes escales « Vers le cinquième soleil ». Section dense et complexe où va ma préférence. Où l’écriture, parfois, est portée par une voix exaltée :

…« je deviens cette forme écrivante qui se libère de son propre néant, pendant ce très court laps d’infinitude
logé dans le mouvement même du doigt contre un clavier sans destin. » (« 12. Silex »).


Angèle PAOLI (in terresdefemmes.blogs.com, n°182, janvier 2020).

*

« Le sujet de la Nature est le grand sujet, c’est normal, nous en faisons partie. Adeline Baldacchino l’aborde en précisant que l’homme est mortel ne serait-ce que face à l’éternité des vagues. Elle précise qu’on ne connaît rien de ces choses-là mais que l’on peut se sentir aspiré par elles.

La raison raisonnante reste imperturbable face à toute cette machinerie : de sensations fugitives, d’effleurements tremblés, d’entrebâillements feints. La mer est l’objet de sa fascination, elle écrit : je me livre à la vie comme le naufragé finit par se livrer à la mer. Je rapproche cela de l’observation qu’elle fait sur la parole de l’être humain : Sa parole tente de retrouver l’origine du vide, quand elle savait encore inventer des personnages pour peupler ses pages et leurs lupanars. Pourtant, trop assagie, tous masques délacés, flottant sur une rivière invisible qui la manipule sans égards, elle ne regarde que la mer qui la prendra dans ses bras quand elle n’aura plus de rides.

Ce vide est-ce l’absence tant évoquée par certains de nos contemporains qui nient l’existence du monde perçu en dehors de notre perception et dont nous ne connaissons que ses reflets. (Le mythe de la caverne). D’où la tentation de succomber à ce mouvement fusionnel avec l’univers. Quelqu’un a déjà écrit là-dessus, Nietzsche, qui appelle cela le dionysiaque à l’opposé de l’apollinien. L’auteure le cite à la page suivante. Elle écrit qu’elle marchait sur le même chemin que lui à Eze, près de Nice : … la mer, revers du miroir et des secrets…

Le livre ne fait que commencer. Différents extraits de son œuvre, dont 13 tableaux diogéniques, qui reflètent ce qui précède, mais qui vont plus loin encore, en rendant aux animaux, aux insectes, cette faculté de jouir de la vie ; ainsi cette souris : qui frémit de délices – ne plus désirer – juste obtenir – d’exister encore. Après une citation de Bachelard sur la flamme, elle écrit ceci, qui pourrait être la plus belle des conclusions : Elle n’a plus peur de l’obscur – attrape une lanterne, allume la mèche – elle cherche la Femme comme on cherchait l’Homme – il n’y a pas d’essence des choses – il fait feu dans son âme – elle se consume elle-même – elle serait flamme, elle s’élève dans la nuit, vacillante.

Dans sa postface, Christophe Dauphin écrit que ce livre est celui de la poésie vécue. J’y souscris totalement ! A lire absolument. "

Alain WEXLER (in revue Verso n°180, mars 2020).

 




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