Dans la presse

 

Tri par titre
A-Z  /   Z-A
Tri par auteur
A-Z  /   Z-A
Tri par date
 

Page : < ... 13 14 >

Critiques

"Un recueil surprenant, dense et varié. Marie-Christine Brière a l'art d'écrire des poèmes cadrés. En une page, on découvre un portrait, souvent de quelqu'un, nommé parfois en titre, ou bien un paysage d'un lieu de même titré. Et l'on embarque pour ces photos comme dans un album, chaque texte guidant une visite aux confins des êtres ou du monde... le mot bonheur qui répandu placerait son bandeau - lisse sur les yeux d'enfants perdus. Amour, amitié, voyage. Empathie avec les gens et la nature. La seconde observation que l'on retient se trouve être dans la forme; les mots passent les vers, enjambant facilement, et enchaînant les phrases, ce qui provoque fluidité et vitesse: l'eau passe à peine sur le dos des pierres. Son écriture si particulière ne se prive pas de raconter, tout en chevauchant l'image si l'occasion se présente. Rien n'est prémédité, la poésie se matérialise au fur et à mesure que l'encre sèche sur le cahier. Un nuage a égaré sa guimbarde. On pense surréalisme bien sûr, dans une version baroque, et pourquoi n'en serais-ce pas ? mais je crois qu'il y a surtout le regard de Marie-Christine Brière à focalisations variées, et qui bouge instantanément, macro, plan large ou panoramique... le lecteur change de plan à chaque vers: Un train dans son roulement d'oreille - révèle une route lointaine, oubliée."

Jacques Morin (in Décharge ,n°160, décembre 2013).

"Le titre du recueil de Marie-Christine Brière sonne comme une invitation à embarquer aux côtés du poète, à nous laisser emporter au gré des lignes noircies de mots. Ainsi le parcours proposé au lecteur est-il jalonné par les titres de parties qui annoncent les étapes du voyage : « Amarrages », « A bord penchés tremblants », « Attaches », « Embarqués », « Humour rameur », « Et sur l’arche, un pépiement de création ». Comment ne pas deviner ici qu’il s’agit d’une liste des étapes progressives qui mènent à l’accomplissement du parcours poétique, ainsi qu’une manière d’énumération du périple auquel est invité le lecteur enserré à l’énoncé dans les pluriels employés par l’auteur ?

Alors qu’est-ce à dire ? Avant même la lecture des textes nous voyons se déployer le champ lexical de la navigation, métaphore de la traversée du réel portée par l’énonciation poétique dans sa puissance à décaler les rouages du signe. Un trajet au-delà des apparences données à voir à travers un quotidien dont le poète s’imprègne et dont elle énonce les détours sans apitoiement mais avec toujours un regard à l’Humanité. Le paysage habituel n’est plus insignifiant, il n’est plus tableau d’habitudes égrainées jour à jour. Grâce aux mises en œuvres paradigmatiques, dans le choix du lexique, et à une syntaxe qui permet les glissements sémantiques, il se dévoile à travers des dispositifs ainsi dévolus à la parole poétique.

En plongée dans les attentes
A la table du café
Les paroles contenues
Disent le dehors des femmes
Talons fins, robes noires

Un planeur descend des yeux
Le repas, heure légale
Assène son cliquetis
Par un trou de porte ouverte
 

Barreau de fer midi coupe
L’ombre en loques des auvents
Vêtus de bleu unanime
Les passants cherchent le soir
 

Dans sa forme, une poésie au vers et à la rime libres de toute contrainte, et des titres qui précèdent chaque texte. Pas de ponctuation ou rarement employée, et une syntaxe qui rythme la structure du vers. Une disposition à la page qui fait sens tant la gestion de l’espace typographique est signifiante : strophes en retrait, groupes de vers détachés, la forme soutient le paradigme dévolu à un lexique servi par des mots appartenant au registre courant, afin d’étayer la totalité des envolées du signe.

Alors il n’est pas étonnant lorsque nous suivons ce parcours poétique de constater que cette prégnance du réel au discours en propose une lecture herméneutique. Les étapes du quotidien énoncées par Marie-Christine Brière ne sont qu’occasions d’ouvrir à une dimension qui en transcende les apparences. Et la parole poétique emporte alors au-delà des contours. Ainsi ce titre oxymore, telle la poésie du recueil qui dit les apparences et leurs revers, Flocons noirs :
 

De là-bas et si haut tout est oie
Mais tout n’est pas cygne
Les nuages tombèrent en suie
Un jour où nous avions gobé l’œuf
Entrées dans une maison à terre
Les mésanges de l’enfance
Ne pouvaient en sortir
Sans curiosité de nous
 

De là-bas en bas des gloires
Portaient bonheur pas de nuage
Sans frange d’argent dit le proverbe
Mais les humains occupés donnent
Miettes à celui-là le crucifié
Etonnés de trouver l’homme-dieu
Dément, torturé même à l’offert
Sur la table d’une brocante
 

A partir d’une lecture sensible du réel, Marie-Christine Brière mène le lecteur au seuil d’un univers poétique qui en dévoile les arcanes grâce à la puissance des images évoquées. Et cette ambition herméneutique des textes de Cœur passager ne se limite pas seulement à une percée métaphorique de la vie ordinaire. Elle se propose aussi d’énoncer une réflexion sur le langage, qui sous-tend certains textes du recueil. Cette écriture spéculaire invite donc le lecteur à s’interroger sur le signe, à l’envisager comme trace inaboutie mais capable dans sa dimension poétique de mener à une vision transcendante du quotidien :
 

L’Oiseau c’est trop
 

………
 

L’accent sur le mot ciel par mégarde
N’a même pas glissé au parapet où l’oiseau
-toujours sans nom-sifflote entre
deux silences. Comment faire sans livre
 

pour nommer, dessiner sur la paroi leurs
mécaniques de plumes vertes ? bleues ?
bleuvertes ? Le noir n’est que du gris
la mouette et son œil bouton
 

deviendra plus tard une bottine
Comment approcher du jeune né qui se
Cogne sur la pierre, l’ouvrier l’imitera
Sur son théâtre de planches
 

….
 

Comment rendre compte de cette perception accrue et sans concession des évidences, telle est la question que pose ici l’auteur. Comment énoncer une réalité si souvent violente, ancrer la poésie au réel mais ne pas l’y perdre.

Lire Cœur passager c’est se laisser embarquer dans l’univers de Marie-Christine Brière. La prégnance du quotidien ne fait en rien de cette poésie une poésie du réel. Bien au contraire, qu’il s’agisse de l’appareil paratextuel ou du choix d’une mise en œuvre syntaxique et paradigmatique qui permet les envolées sémantiques du signe, tout est prétexte à porter une réflexion sur la nature du langage poétique ainsi que sur l’ordinaire de l’existence dont l’auteur propose une lecture sensible. Les épigraphes sont à cet égard éloquentes : pour épigraphe d’œuvre, choisir une citation d’Anne Teyssiéras qui précède immédiatement une phrase de Philippe Jaccottet tirée de L’Ignorant, placée au début du premier chapitre, n’est pas neutre : ici s’énonce la volonté de se placer dans le sillage de ces auteurs et dit l’ambition de faire de la parole poétique un outil qui ouvre à une perception herméneutique du monde, et qui mène à son exégèse. Et Bernard Noël convoqué au chapitre trois sous le titre « Embarqués » soutient ces présences liminaires. La poésie est carte et boussole, outil et objet, nécessaires assemblages des signes qui peuvent rendre compte de ce regard  prégnant, spéculaire, révélateur. Mais n’est-ce pas là, dans les déflagrations du signe, que se trouve l’accomplissement, que s’énonce la liberté ?
 

La Pédagogie
 

Mâchez la poésie
Mâchez le poème
Elèves inouïs
Sortis des bois à peine
Sauvages nez à nez
Avec ceux qui les ont écrits
vous êtes de ce monde
 

Ou alors naviguez
C’est le bon moment
Prenez le large
Dans le débris du bruit aigu
Des carreaux cassés
Dans les fuites des décharges
Dans vos minuscules incendies
Vos nuées oranges
Et jeux de cailloux


Carole Mesrobian (in recoursaupoème.fr, sommaire n°112, septembre 2014).




Lectures critiques :

Deux poètes qu’on a dit maudits. Deux poètes aux destinées tragiques : Jean-Pierre Duprey, suicidé à 29 ans, Jacques Prével, mort de la tuberculose à 36 ans. Tous les deux venaient de Normandie et fréquentaient à Paris les mêmes cafés, les cafés de la bohème à Montparnasse et à Saint-Germain-des-Près. Ils ne se sont sans doute jamais rencontrés. Christophe Dauphin les rassemble dans un essai magnifique, Derrière mes doubles.

Le titre fait allusion au premier livre de Jean-Pierre Duprey aux éditions du Soleil Noir, Derrière son double. Duprey était un grand silencieux, un ange muet, un « taiseux » comme seuls savent l’être les Normands. C’était un jeune homme écorché et révolté, qui avait grandi à Rouen, dans une ville ravagée par les bombardements en 1944. Traumatisme durable. Seule compte pour lui la poésie.

« Duprey était un garçon de seize ans, d’excellente famille bourgeoise, raconte Jacques Brenner qui a publié ses premiers poèmes en revue. Il était très médiocre élève au lycée, ne parvenant pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseignait et poursuivait des rêveries qui inquiétaient ses parents. »

Il quitte Rouen et sa famille et s’installe à Paris dans une chambre d’hôtel avec Jacqueline, la femme de sa vie. Il fait parvenir son manuscrit à la librairie de la Dragonne que fréquentent les surréalistes. André Breton demande à le voir et lui écrit avec enthousiasme : « Vous êtes certainement un grand poète doublé de quelqu’un d’autre qui m’intrigue. Votre éclairage est extraordinaire. »

Duprey a 20 ans lorsque paraît son premier livre et il entre aussitôt dans la légende du surréalisme. La même année, 1950, Breton l’intègre dans son Anthologie de l’humour noir. 

Duprey, souligne très justement Christophe Dauphin, est posté « au bord de ce précipice  où coule l’eau noire de la nuit ». La couleur noire occupe une place centrale dans sa poésie.

 

« Je nage en mon ombre

 

Trop de noir dedans.

 

Mon ombre est la tombe

 

Pénétrable au vent. »

 

Deux ans plus tard, Jean-Pierre Duprey  quitte le groupe surréaliste. Il délaisse l’écriture, apprend le travail du fer et de la soudure chez un maître ferronnier et se consacre à la sculpture en fer forgé, une exploration indissociable de sa poésie. Il revient d’ailleurs à l’écriture en 1959. Le 2 octobre, il met le manuscrit de son dernier recueil dans une enveloppe à l’adresse d’André Breton. Il demande à sa femme d’aller le poster. « A son retour Jacqueline trouve Jean-Pierre pendu à la poutre de son atelier. Quelques jours auparavant, il avait répondu au téléphone à un ami : « Je suis allergique à la planète. » Jean-Pierre ne laisse ni mot ni explication. »

Poète maudit, a-t-on dit et répété : Christophe Dauphin ne le croit pas : « Il ne faut pas confondre le « poète malheureux » et le « poète maudit ». En revanche Jacques Prével, lui, fut bien un poète maudit. « Duprey était un ange, Prével un spectre », résume quant à lui Gérard Mordillat dans sa préface.

Jacques Prével fut l’ami et le disciple d’Antonin Artaud. C’est un Normand du Pays de Caux. Un homme habité par la douleur, instable, torturé, irascible, plongé très jeune dans l’horreur de la destruction, au Havre, dans une ville dévastée par les bombes.

« Je lutte contre une mélancolie terrible, un sentiment de l’inutilité de tout et de mes efforts en particulier et que je vomis pourtant de toutes mes forces », écrit-il dans son journal.

Lui aussi monte à Paris, passe ses journées à écrire dans les cafés de Montparnasse, dans une grande solitude. « J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde. »

Ses compagnons d’infortune ne reconnaissent pas sa voix de poète et le tiennent à distance. Seul Roger Gilbert-Lecomte, le poète du Grand Jeu, l’entend et, lui semble-t-il, comprend ses poèmes. « Devenir un voyant, écrit Prével dans son journal. Etre un grand artiste dans la vie, dans l’amour, dans la mort. » Mais cette amitié sera brève : Roger Gilbert-Lecomte, celui qui, selon la belle formule de Zéno Bianu, s’était promis « de n’écrire que l’essentiel », meurt à 36 ans d’une crise de tétanos.

Aucun éditeur ne publiera les poèmes de Prével. Il est obligé de sortir à compte d’auteur son premier livre Poèmes mortels en 1945 à Paris. Mais bientôt il va faire la rencontre de son mentor, Antonin Artaud, à la maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Alors il ne quitte plus le Momo, à qui il voue une admiration totale, mais cette amitié ne se situe pas sur un pied d’égalité. « C’est bien une relation de maître à disciple », montre Christophe Dauphin. « Deux hommes, deux poètes gravement malades et incompris, tels sont Artaud et  Prével. Le premier souffre d’un mal mental, mais aussi physique dont on ne connaîtra la nature qu’un mois seulement avant sa mort : un cancer du rectum. Le deuxième est atteint d’une tuberculose pulmonaire. Il l’ignora encore, malgré ses quintes de toux et ses douleurs à la poitrine. »

Toujours à compte d’auteur, Prével publie Les Poèmes pour toute mesure en 1947. Artaud mourra l’année suivante. « Antonin Artaud était mon seul ami. C’était le seul homme que j’aimais. Maintenant je n’ai plus personne. »

Jacques Prével s’éteint en mai 1951 dans un sanatorium de la Creuse. Dans une solitude absolue.

On attendait un récit qui soit à la hauteur de ces deux existences tragiques et déchirées. C’est chose faite avec le livre de Christophe Dauphin, dont on aime aussi la touchante obstination à souligner la « normandité » de ces deux poètes. L’un orienté vers le surréalisme, l’autre vers le Grand Jeu.

Bruno SOURDIN (in brunosourdin.blogspot.com, février 2022).

 

*

Dans la préface à cet essai important pour saisir à travers la poésie l’esprit de ce changement de millénaire, Gérard Mordillat dresse un sombre état des lieux de la poésie, « une écriture sans retour ».

« La poésie n’est pas rentable ni glamour ; sa voix est inaudible dans notre société dominée par le slogan et l’injure. Le poète est mal vu, il doit raser les murs, se satisfaire de l’ombre, s’excuser d’être. » « La poésie se diffuse dans des plaquettes, dans des revues, sous le manteau. C’est de la contrebande littéraire, de la clandestinité textuelle. »

Christophe Dauphin jette ainsi « les bases d’une future anthologie des poètes maudits du XXIème siècle » en provoquant la rencontre entre Jean-Pierre Duprey et Jacques Prevel, qui, probablement ne se sont jamais croisés. Cette rencontre à trois et non à deux puisque Christophe Dauphin, en provoquant l’événement, s’en fait pleinement acteur, s’inscrit dans la normandité poétique, tous les trois étant normands (voir le n° 52 de la revue Les Hommes sans Epaules consacrée aux poètes normands), normandité qui se caractérise par un métissage culturel.

Ce ternaire poète nous permet d’approcher l’essence de la poésie car à travers ces trois regards, ce sont les voies douloureuses vers toujours plus de liberté qui sont sillonnées. Christophe Dauphin met en évidence les parcours différents et complexes de ces deux poètes libres. Il évoque les rencontres déterminantes, le rayonnement d’Artaud et plus largement tous ceux qui les ont éclairés, parfois indirectement, par leurs œuvres. Il raconte les abîmes qu’ils ont explorés depuis l’enfance, les solitudes noires, les combats contre les « terribles simplifications » des différents milieux dans lesquels ils ont évolué, souvent contraints. Le prix de la lucidité peut être exorbitant et terrifiant.

Jean-Pierre Duprey a connu une réelle reconnaissance, particulièrement auprès d’André Breton et du groupe surréaliste, au contraire de Jacques Prevel qui fut « maudit » au-delà du possible, peut-être, partiellement, en raison de sa proximité avec Antonin Artaud. Il n’est pas éloigné du Grand Jeu de René Daumal et ses amis, ce qui ouvre bien des perspectives sur la profondeur de ses écrits. Tous les deux ont écrit avec leur sang, et l’amour de leurs compagnes respectives ne suffira pas à éteindre les souffrances car si Jean-Pierre Duprey fut moins malmené par la vie que Jacques Prevel, il n’en fut pas moins « un poète malheureux ».

Le face à face entre les deux poètes, jeu de miroirs tantôt ensanglantés tantôt lumineux, révèle la puissance à la fois créatrice et destructrice de la révolte quand celle-ci est la dernière citadelle où l’être peut se réfugier.

Ce livre est le premier tome d’une Chronique des poètes de l’émotion, expression plus ajustée et moins tordue par l’usage que « poètes maudits ». L’émotion est, dans la poésie intransigeante de ces deux poètes, à la fois matière première d’un processus alchimique et chemin.

Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 novembre 2021).

*

Poète et essayiste, Christophe Dauphin s’attache à sortir de l’oubli des poètes méconnus de la mouvance surréaliste. « Creusant sa falaise », il s’intéresse particulièrement aux météores qui ont eu un destin tragique. Le premier tome de sa « chronique des poètes de l’émotion », préfacé par Gérard Mordillat, met en lumière deux poètes normands qui ne se sont jamais rencontrés, bien qu’ayant fréquenté les mêmes lieux.

Ils ont pour points communs d’avoir consacré leur vie à la poésie et d’avoir eu une existence brève sans avoir obtenu la reconnaissance méritée : Jean-Pierre Duprey né en 1930 et suicidé à 29 ans, Jacques Prével né en 1915 et mort de la tuberculose à 36 ans. « Leur révolte était absolue, leurs œuvres uniques » résume César Birène dans sa postface. Christophe Dauphin éclaire leur vie et leur œuvre. Il nous apprend au passage le rôle joué en 1950 par notre discrète amie Colette Wittorski, alors étudiante, auprès de Jacques Prével dont elle a tapé les manuscrits qui furent ensuite édités à compte d’auteur.

Marie-Josée Christien, chronique "Nuits d'encre" du n°28 de la revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage"




Dans la revue Les HSE

"Le poète nous livre onze textes-poèmes, au sein desquels le fantastique rejoint les vertiges intérieurs de l’être, ses obsessions les plus reculées, les plus inavouables. Maldoror-Rode est de retour. Suivre Carmel, Liza, Norma, Robin, Anja ou Milan dans leurs aventures nous met devant notre propre destinée. L’être est-il autre chose que le jouet de la fatalité, qu’implique le seul fait d’exister ? Quels étranges desseins peuvent donc se tisser en nous ? Voilà autant de questions que soulèvent ces textes-poèmes, dont la vérité, l’humour grinçant nous renvoient à la violence de la société contemporaine, ainsi qu’à celle de la condition humaine. Si Norma tente d’échapper à la lame de fond du temps, Robin-Don Juan (qui n’est autre que le Robert du Pur Amour), gagné par la mort, assiste, pour sa part, à la découpe de son corps, sur une table d’institut médico-légal. Rode débusque le cri humain jusque dans ses abysses et si ces personnages sont projetés dans l’exil où les rejette le quotidien intolérable, c’est qu’ils sont le jouet de la fatalité qu’implique le seul fait d’exister. Le Théâtre à l’abîme est la dernière publication de l’auteur, de son vivant."

Christophe DAUPHIN (Revue Les Hommes sans Epaules n°29/30, 2010).




Lectures critiques

« Les mots viennent sans cesse tressaillir du côté du vivant », écrit Alain Brissiaud dans Jusqu’au cœur (Collection Les HSE /éd. Librairie-galerie Racine,162 pages, 15 €). Oh que cela résonne ! D’autant qu’il évoque tout aussitôt cette « terre des mots, limon d’où surgissent nos fragilités, ici comme autrefois ». Avec ce poète né à Paris en 1949, qui n’a publié son premier recueil qu’en 2015, nous voici en pays d’humanité. Il cherche « l’étroit chemin menant de l’un à l’autre » dans des regards, des caresses, des amours… Il guette les présences visibles ou non d’autres humains. « Il y aura toujours un mot pour dire ce lien », affirme-t-il. »

Philippe SIMON (in Ouest France, 18/19 novembre 2017).

*

" Au-delà des obédiences, des écoles et des mouvements, des mesures et des règles édictées, des discours et des gloses, existe la poésie. Elle échappe à toute tentative d’exégèse, car miraculeusement elle distend le signe et amplifie l’écho du langage. Alors les tableaux de vie ressassés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expérience humaine. Cet absolu, comme un cri ancestral, étoffe les poèmes d’Alain Brissiaud. Le lyrisme, si difficilement recevable lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une transcendance, trouve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renouveau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pourtant évocateur des thématiques romantiques, qui, pour l’une des plus récurrentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ainsi « terre d’octobre journal », « balises de brume », introduisent le recueil et annoncent les trois chapitres suivants, « la presqu’île », « les yeux fermés », et « communion solennelle ». L’automne, saison romantique, fut la saison de prédilection de ceux qui ont vécu en un dix-neuvième siècle hachuré par des séismes tant politiques que sociologiques. Saison de la maturité et signal d’une mélancolie existentielle, elle se veut représentative d’un moment propice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Brissiaud, outre le fait de convoquer octobre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms personnels des premières et deuxièmes personnes du singulier. Le ton est donc aux épanchements personnels et à l’évocation des sentiments.

 

« L’ange de la mort l’ange de personne
chantait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chanson du matin
la chanson du soir
la chanson du sang à la nuit
revenait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

maintenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pierres fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sensibilité propre aux romantiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si importantes au dix-neuvième siècle, est une des tonalités du recueil d’Alain Brissiaud. Mais là s’arrête tout rapprochement autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sentiments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Ce dispositif permet une mise à distance qui soutient la gravité des propos, et confère aux épanchements personnels une tonalité particulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une introspection, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il apparaît alors comme une manière de fatalité. Loin des effusions lyriques romantiques, il n’y a plus d’égo cherchant la vérité dans une transcendance. Aucune quête métaphysique n’est envisagée comme une finalité salvatrice qui permettrait au sujet de trouver un sens à ses errances terrestres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au discours psychanalytique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son histoire, il n’y a rien à y trouver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre destin que celui qui mène à un constat d’impuissance. Modernisant le sujet d’une énonciation personnelle, le poète ne cesse d’énumérer, à travers cette vacuité identitaire, l’avènement de sa disparition. Alors, l’écriture apparaît comme possible moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me parles dans le cercle d’écume
en silence
gardant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endormi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu marches dans le sommeil

vers quelle frontière fraternelle

et dérives cherchant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
derrière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de solitude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assurer toute communication est une thématique omniprésente dans les poèmes d’Alain Brissiaud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée sémantique supplémentaire. C’est alors qu’une possibilité apparaît, celle de transcender le réel et d’énoncer l’indicible solitude de la condition humaine. C’est également grâce à la poésie qu’il est possible d’approcher cette perfection insoutenable donnée à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi tendus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enclos dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

viendront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jaillies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée derrière tes paupières

et je nage contre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aussi
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ainsi, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une posture lyrique, de transmettre au pronom personnel toute substance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impossibilité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des première et deuxième personnes du singulier, Alain Brissiaud nous offre la réflexivité d’un regard qui ne peut intégrer la réalité et entonne son incessante renonciation à exister. Le poète brouille les pistes référentielles. Il apparaît comme une entité morcelée, vagabondant entre sa mémoire et ses perceptions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à disparaître, avec lequel un lien fugace et imparfait est source de souffrance. Toute communication est vécue comme impossible, ou pour le moins imparfaite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une solitude qui n’est surmontée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me montres parfois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psychose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce contexte, le chant amoureux, dont la thématique vient encore suggérer le Romantisme, ne peut être qu’un chant de désespoir. Le lien à l’objet désiré est donné à voir comme impossible, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Brissiaud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de constater, en une impuissance salvatrice, parce que porteuse de renonciation, l’impossibilité des êtres à communiquer, se rencontrer, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
saisissant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos visages enlacés
glissant sur la rivière

non

seulement
cet exil
circulant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui interroge le questionnement même, jusqu’au point ultime de ce constat de toute absurdité. Doit-on pour autant rapprocher les propos d’Alain Brissiaud d’une pensée existentialiste ? Si la libération vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absurdité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en conscience est le moyen d’affirmer sa liberté. Pour le poète Alain Brissiaud il semble que la rédemption soit dans la contemplation de la nature, de sa beauté insoutenable parce qu’il lui est impossible de s’y fondre, de l’intégrer et de toucher cette magnificence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Maintenant
je n’ai pas de mot

la première chaleur

flacon d’innocence déversé
dans le langage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sortie des crevasses de l’aube

se recompose »

 

C’est donc une poésie non pas du désespoir, mais de la quête de cette inimaginable perfection incarnée par la nature. Elle seule peut tenter d’en approcher l’immanence, de tracer les contours de cette beauté insoutenable parce qu’absente, inaccessible. Elle offre dans le travail abouti de la langue un moyen de dépasser les enfermements, les claustrations charnelles et verbales, les incompréhensions, le vide laissé par les souvenirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruissement d’un silence porteur de cette ultime transcendance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branches du tremble
jusqu’à toucher la braise
où tout souffle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Couple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand planent gestes et souffle affranchis
du choix des lèvres

viennent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Carole MESROBIAN ( in recoursaupoeme.fr, octobre 2017).

*

« Alain Brissiaud est éditeur, libraire et poète. Editeur, il a notamment édité des auteurs de la Beat Generation ou de la Pataphysique comme Alfred Jarry.

Après un très beau premier recueil intitulé Au pas des gouffres, Alain Brissiaud nous propose un deuxième opus en cinq parties. Toujours, la poésie constitue un approfondissement de la langue qui révèle alors des étendues insoupçonnées. La langue est à la fois un véhicule pour naviguer sur l’océan de la conscience et un outil magique pour traverser les apparences et libérer toujours plus d’Être.

Si les mots révèlent ici l’extrême fragilité de ce qui se présente, la multiplication des impossibilités, l’écho d’un « ce qui demeure » s’impose avec une élégance rassurante. Peut-être juste la beauté, mais n’est-ce pas déjà l’infini ?

En cinq parties, Terre d’octobre, Balise de brume, La presqu’île, Les Yeux fermés, Communion solennelle, Alain Brissiaud invite et incite à l’intime, non l’intime personnel, mais l’intime indicible qui ne peut qu’être suggéré, pressenti.

Au bord de l’abîme, la langue se montre la seule solution ailée pour ne pas sombrer. »

Rémy BOYER (in incoherisme.wordpress.com, août 2017).

*

"C'est le second recueil d'Alain Brissiaud chez le même éditeur, aprèsAu pas du gouffre, en 2016. Cinq parties jalonnent ce nouvel opus, où l'on passe petit à petit de la réalité extérieure à l'intériorité profonde: successivement: "Terre d'octobre, journal", "Balises de brume", "La presqu'île", "Les yeux fermés", "Communion solennelle".

Dès les premières pages, il est question de paroes - d'alluvions et de promesses - dissoutes, mais c'est le mois, la saison ou le lieu qui garde le coeur du poème : Se noie dans le martèlement - de la rosée. Mais rapidement la houle osseuse laisse la place à celles à qui s'adresse le poème, la mère, la fille, la femme. Et les sentiments, et les émotions se mêlent pour évoquer l'amour aussi bien que la mort: je mettrai sur mon corps une bâche - un poème impraticable. Et un certain lyrisme teinte toutes ces pages où Alain Brissiaud tente de démêler les noeuds psychologiques dans leurs contradictions: Tu me tends d'impeccables nausées, ou plus simplement dans l'analyse lucide du déroulement mental: de vains soulèvements - cisaillent notre pensée.

Une emprise de la foi se fait sentir comme en atteste la partie finale, même si la révolte lui fait écrire: ô mon âme - devenue sciure... On a parfois l'impression d'être un peu à côté du dialogue instauré dans le poème, mais la conviction de l'auteur rétablit l'écoute."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°176, décembre 2017).



Lectures critiques

« Les mots viennent sans cesse tressaillir du côté du vivant », écrit Alain Brissiaud dans Jusqu’au cœur (Collection Les HSE /éd. Librairie-galerie Racine,162 pages, 15 €). Oh que cela résonne ! D’autant qu’il évoque tout aussitôt cette « terre des mots, limon d’où surgissent nos fragilités, ici comme autrefois ». Avec ce poète né à Paris en 1949, qui n’a publié son premier recueil qu’en 2015, nous voici en pays d’humanité. Il cherche « l’étroit chemin menant de l’un à l’autre » dans des regards, des caresses, des amours… Il guette les présences visibles ou non d’autres humains. « Il y aura toujours un mot pour dire ce lien », affirme-t-il. »

Philippe SIMON (in Ouest France, 18/19 novembre 2017).

*

" Au-delà des obédiences, des écoles et des mouvements, des mesures et des règles édictées, des discours et des gloses, existe la poésie. Elle échappe à toute tentative d’exégèse, car miraculeusement elle distend le signe et amplifie l’écho du langage. Alors les tableaux de vie ressassés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expérience humaine. Cet absolu, comme un cri ancestral, étoffe les poèmes d’Alain Brissiaud. Le lyrisme, si difficilement recevable lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une transcendance, trouve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renouveau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pourtant évocateur des thématiques romantiques, qui, pour l’une des plus récurrentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ainsi « terre d’octobre journal », « balises de brume », introduisent le recueil et annoncent les trois chapitres suivants, « la presqu’île », « les yeux fermés », et « communion solennelle ». L’automne, saison romantique, fut la saison de prédilection de ceux qui ont vécu en un dix-neuvième siècle hachuré par des séismes tant politiques que sociologiques. Saison de la maturité et signal d’une mélancolie existentielle, elle se veut représentative d’un moment propice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Brissiaud, outre le fait de convoquer octobre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms personnels des premières et deuxièmes personnes du singulier. Le ton est donc aux épanchements personnels et à l’évocation des sentiments.

 

« L’ange de la mort l’ange de personne
chantait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chanson du matin
la chanson du soir
la chanson du sang à la nuit
revenait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

maintenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pierres fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sensibilité propre aux romantiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si importantes au dix-neuvième siècle, est une des tonalités du recueil d’Alain Brissiaud. Mais là s’arrête tout rapprochement autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sentiments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Ce dispositif permet une mise à distance qui soutient la gravité des propos, et confère aux épanchements personnels une tonalité particulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une introspection, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il apparaît alors comme une manière de fatalité. Loin des effusions lyriques romantiques, il n’y a plus d’égo cherchant la vérité dans une transcendance. Aucune quête métaphysique n’est envisagée comme une finalité salvatrice qui permettrait au sujet de trouver un sens à ses errances terrestres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au discours psychanalytique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son histoire, il n’y a rien à y trouver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre destin que celui qui mène à un constat d’impuissance. Modernisant le sujet d’une énonciation personnelle, le poète ne cesse d’énumérer, à travers cette vacuité identitaire, l’avènement de sa disparition. Alors, l’écriture apparaît comme possible moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me parles dans le cercle d’écume
en silence
gardant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endormi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu marches dans le sommeil

vers quelle frontière fraternelle

et dérives cherchant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
derrière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de solitude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assurer toute communication est une thématique omniprésente dans les poèmes d’Alain Brissiaud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée sémantique supplémentaire. C’est alors qu’une possibilité apparaît, celle de transcender le réel et d’énoncer l’indicible solitude de la condition humaine. C’est également grâce à la poésie qu’il est possible d’approcher cette perfection insoutenable donnée à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi tendus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enclos dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

viendront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jaillies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée derrière tes paupières

et je nage contre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aussi
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ainsi, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une posture lyrique, de transmettre au pronom personnel toute substance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impossibilité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des première et deuxième personnes du singulier, Alain Brissiaud nous offre la réflexivité d’un regard qui ne peut intégrer la réalité et entonne son incessante renonciation à exister. Le poète brouille les pistes référentielles. Il apparaît comme une entité morcelée, vagabondant entre sa mémoire et ses perceptions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à disparaître, avec lequel un lien fugace et imparfait est source de souffrance. Toute communication est vécue comme impossible, ou pour le moins imparfaite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une solitude qui n’est surmontée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me montres parfois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psychose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce contexte, le chant amoureux, dont la thématique vient encore suggérer le Romantisme, ne peut être qu’un chant de désespoir. Le lien à l’objet désiré est donné à voir comme impossible, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Brissiaud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de constater, en une impuissance salvatrice, parce que porteuse de renonciation, l’impossibilité des êtres à communiquer, se rencontrer, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
saisissant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos visages enlacés
glissant sur la rivière

non

seulement
cet exil
circulant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui interroge le questionnement même, jusqu’au point ultime de ce constat de toute absurdité. Doit-on pour autant rapprocher les propos d’Alain Brissiaud d’une pensée existentialiste ? Si la libération vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absurdité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en conscience est le moyen d’affirmer sa liberté. Pour le poète Alain Brissiaud il semble que la rédemption soit dans la contemplation de la nature, de sa beauté insoutenable parce qu’il lui est impossible de s’y fondre, de l’intégrer et de toucher cette magnificence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Maintenant
je n’ai pas de mot

la première chaleur

flacon d’innocence déversé
dans le langage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sortie des crevasses de l’aube

se recompose »

 

C’est donc une poésie non pas du désespoir, mais de la quête de cette inimaginable perfection incarnée par la nature. Elle seule peut tenter d’en approcher l’immanence, de tracer les contours de cette beauté insoutenable parce qu’absente, inaccessible. Elle offre dans le travail abouti de la langue un moyen de dépasser les enfermements, les claustrations charnelles et verbales, les incompréhensions, le vide laissé par les souvenirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruissement d’un silence porteur de cette ultime transcendance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branches du tremble
jusqu’à toucher la braise
où tout souffle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Couple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand planent gestes et souffle affranchis
du choix des lèvres

viennent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Carole MESROBIAN ( in recoursaupoeme.fr, octobre 2017).

*

« Alain Brissiaud est éditeur, libraire et poète. Editeur, il a notamment édité des auteurs de la Beat Generation ou de la Pataphysique comme Alfred Jarry.

Après un très beau premier recueil intitulé Au pas des gouffres, Alain Brissiaud nous propose un deuxième opus en cinq parties. Toujours, la poésie constitue un approfondissement de la langue qui révèle alors des étendues insoupçonnées. La langue est à la fois un véhicule pour naviguer sur l’océan de la conscience et un outil magique pour traverser les apparences et libérer toujours plus d’Être.

Si les mots révèlent ici l’extrême fragilité de ce qui se présente, la multiplication des impossibilités, l’écho d’un « ce qui demeure » s’impose avec une élégance rassurante. Peut-être juste la beauté, mais n’est-ce pas déjà l’infini ?

En cinq parties, Terre d’octobre, Balise de brume, La presqu’île, Les Yeux fermés, Communion solennelle, Alain Brissiaud invite et incite à l’intime, non l’intime personnel, mais l’intime indicible qui ne peut qu’être suggéré, pressenti.

Au bord de l’abîme, la langue se montre la seule solution ailée pour ne pas sombrer. »

Rémy BOYER (in incoherisme.wordpress.com, août 2017).

*

"C'est le second recueil d'Alain Brissiaud chez le même éditeur, aprèsAu pas du gouffre, en 2016. Cinq parties jalonnent ce nouvel opus, où l'on passe petit à petit de la réalité extérieure à l'intériorité profonde: successivement: "Terre d'octobre, journal", "Balises de brume", "La presqu'île", "Les yeux fermés", "Communion solennelle".

Dès les premières pages, il est question de paroes - d'alluvions et de promesses - dissoutes, mais c'est le mois, la saison ou le lieu qui garde le coeur du poème : Se noie dans le martèlement - de la rosée. Mais rapidement la houle osseuse laisse la place à celles à qui s'adresse le poème, la mère, la fille, la femme. Et les sentiments, et les émotions se mêlent pour évoquer l'amour aussi bien que la mort: je mettrai sur mon corps une bâche - un poème impraticable. Et un certain lyrisme teinte toutes ces pages où Alain Brissiaud tente de démêler les noeuds psychologiques dans leurs contradictions: Tu me tends d'impeccables nausées, ou plus simplement dans l'analyse lucide du déroulement mental: de vains soulèvements - cisaillent notre pensée.

Une emprise de la foi se fait sentir comme en atteste la partie finale, même si la révolte lui fait écrire: ô mon âme - devenue sciure... On a parfois l'impression d'être un peu à côté du dialogue instauré dans le poème, mais la conviction de l'auteur rétablit l'écoute."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°176, décembre 2017).




Lectures :

" L’écriture n’est ni fémi­nine, ni mas­cu­line. Le tra­vail d’écrire, avec la matière du lan­gage, puise à l’universel, par-delà les genres...

On connaît ( ? ) le roman de Georges Pérec, La Disparition. Cet ouvrage est un lipo­gramme, il ne compte pas une seule fois la lettre e. Élodia Turki offre à la curio­si­té du lec­teur un recueil com­po­sé de poèmes lipo­grammes : la lettre a en est absente. Que signi­fie cette non pré­sence vou­lue déli­bé­ré­ment ? Sans doute cette ques­tion est-elle mal­ve­nue puisque Élodia Turki affirme en qua­trième de cou­ver­ture : « Une cen­taine de poèmes lipo­grammes, comme des gués sur le che­min étrange que je découvre avec eux, avec vous, et qui ne mène nulle part ailleurs que le che­min lui-même qui, comme le dit Antonio Machado, n’existe pas : il n’y a pas de che­min. Le che­min se fait en che­mi­nant »

Tout lan­gage écrit est lipo­gram­ma­tique puisqu’il n’utilise qu’un nombre fini de lettres et exclut les autres alpha­bets… Il serait donc vain de cher­cher à élu­ci­der de quoi la lettre est le sym­bole. Et sans doute est-il plus utile de voir ce que ces poèmes disent en dehors du jeu gra­tuit auquel semble s’être livrée Élodia Turki dans sa jeu­nesse. Car elle conti­nue­ra d’écrire de tels poèmes. Voilà pour la genèse du recueil.

 Notons que le poème est court, la plu­part du temps. Élodia Turki donne l’impression de décrire ses rela­tions avec un tu jamais iden­ti­fié. S’agit-il de la des­crip­tion de l’amour, de la pas­sion ? Notons aus­si le goût de l’image : « Et j’invente pour nous une très lente nuit / tis­sée de peurs et d’innocence / qui nous dépose sur les grèves du temps / enso­leillés de lunes » (p 8). Est-ce le stu­pé­fiant image dont par­lait le sur­réa­lisme ? Élodia Turki aus­culte son corps car elle est sen­sible à ses chan­ge­ments. Cela ne va pas sans obs­cu­ri­tés que sou­lignent ces mots : « entou­rés d’ombres longues » (p 11). Elle a le goût des mots rares comme ouro­bo­ros sans qu’elle n’éclaircisse le sens de ce terme mais sa forme la plus cou­rante est celle d’un ser­pent qui se mord la queue, le plus sou­vent. Ce vers « Et voi­ci le poème d’où sur­git le poète ! » n’est-il pas éclai­rant (p 16) ? Élodia Turki sou­ligne qu’elle ne faci­lite pas la lec­ture de ses poèmes : « Je signe enfin de cette encre fur­tive / quelque chose de moi qui se rebiffe // L’irréversible plonge ses griffes d’ombres / fige notre désir pour tou­jours dif­fé­rent » (p 21).

 

Élodia Turki, L’Infini Désir de l’ombre, Librairie-Galerie Racine (Collection Les Homme sans Épaules), 68 pages, 17 euros. (L-G Racine ; 23 Rue Racine. 75006 Paris).

 

 Et puis, il y a cette soif inex­tin­guible d’écrire : « Terrible est le silence » (p 25). Et puis, il y a cette atti­rance de l’ombre… Etc !

 Élodia Turki dit haut et fort sa fémi­ni­té et la pas­sion amou­reuse. Et si ce recueil n’était qu’un éloge de la gra­tui­té du jeu poé­tique ? Mais je ne peux m’empêcher de pen­ser que la lettre a est l’initiale du mot amour : Élodia Turki n’écrit-elle pas « Première lettre et pre­mier leurre » (p 41)"

Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, juin 2018).

*

Le poète, dans son dénuement, se dépouille souvent de la ponctuation, la mise à la ligne faisant office de respiration. Parfois, il sacrifie les majuscules ou, au contraire, les magnifie. Titres et table se dissipent au gré d'enchaînements subtils. Voici qu'Elodia Turki nous propose la complicité d'un texte sans la lettre A (hors son propre nom, les première et quatrième de couverture ainsi que les pages de garde).

Simple jeu ? En fait, la contrainte librement consentie tôt s'évapore. Cette lettre A, pourtant si prégnante dans notre langue, est devenue virtuelle, telle une ombre à la fois présente et immatérielle. Comme un désir intensément palpable mais sans corps et sans trace. Désir immensément présent, envahissant, obsédant tel un amour qui taraude, privé de l'être cher : De toi je suis si près - si loin de nous - / Moi loin d'ici loin de tout en si petite vous, lors que Mes doigts écorchent le crépi des murmures (...) Pour Tituber sur les broderies du temps. Peu à peu, l'on comprend que le maçon a renoncé au ciment : mur de pierres sèches. Que l'ombre de l'être aimé incendie Mes doigts tendre mémoire de son Infini Désir (en majuscules). Que la lettre A, tel un cri primal (dans le sens freudien) s'est faite absence, non comme un jeu ou un exercice de compagnon en mal de cathédrale, mais comme un manque existentiel devenu déchirement : je mendie le cri d'une étoile. Rendons les choses simples : ce recueil, dont la langue est si pudique mais si riche en images, est un long cri d'amour. Il prend de plus en plus de sens à la relecture. C'est peut-être là d'ailleurs, une caractéristique de la poésie : Le vent étourdit les feuilles les lunes les frissons - Tu restes ce mystère - cet inconnu - qui tremble en moi - l'infini désir de l'ombre. Non pas langue véhiculaire mais elle-même objet d'art, objet de mystère où se frottent et s'incendient l'une, l'autre, les pierres sèches, où se confrontent les verbes dans leur structure primitive. Comme des silences tout au fond des entrailles, tout au creux du rêve.

Claude LUEZIOR (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).




Lecture des Eperons d'Eden

Au « rituel des lisières », le fils poète d’un poète cède comme on concède la beauté à la fleur qui penche et va faiblir.

En distiques justes, l’auteur s’avance vers le père qui le quitte et le « tombeau » serre l’absence et les beautés de « tous les souvenirs », rameutés par une voix qui ne sentimentalise jamais mais ramène à la surface de la parole des pans entiers de mémoire vive et le service d’hommage commence : « dans la nuit de l’encre » oui, car  « j’ai accumulé ton visage/ Pour annoter tes poèmes/ de salves de toi ».

La splendeur des images recrée le défunt : « si tu rampes/ dans le sommeil du buffle ». La ferveur et l’amour filial décochent des vers de pure beauté :


« Aujourd’hui, si tu parles
dans ma nuit de chaque jour
mon sourire dans tes yeux
dépose-t-il une larme et un éloge ? »


La mort se décline dans une laisse de poèmes brefs : « Pour toi, père/ j’ai tenté/ ce mince larcin/ des saintes dactylographies/ - ton sanctuaire  »

Faut-il vraiment aimer pour « oublier la mort » ? La poésie de Breton (1956/ dix recueils depuis 1979) consigne l’éloge en vers vrais, recueillant « l’hospitalité » des livres du père, offrant le sien, défiant la mort, appelant à « renaître » « dans l’érection/ des bruits » du monde.

Philippe Leuckx (in recoursaupoème.fr, juillet 2014)

*

" Il est dur de porter un tel patronyme quand on écrit de la poésie : les comparaisons sont obligées mais je ne m’y livrerai pas. Alain Breton a perdu son père, Jean Breton, en 2006 ; Jean Breton, qui était aussi poète. La préface, sobrement intitulée « Mon père », dit tout ou presque : la transmission de l’amour pour la poésie, l’éducation et les dernières années marquées par les maladies et la mort dans toute son horreur ; on aurait pu en rester là et le lecteur s’attend au pire dès que débute « Mastique la mort », la première des trois suites de poèmes du tombeau qu’Alain Breton élève à la mémoire de son père.
 Mais Alain Breton évite l’épanchement lyrique incontrôlé. Il corsète son inspiration par une forme elliptique à souhait : le distique qui court, à trois exceptions près (pages 76, 99 et 109), du début à la fin du recueil. Le vers est souvent réduit à sa plus simple expression, un ou deux mots. Dans de telles conditions, Alain Breton va à l’essentiel qui est ainsi mis en valeur. On pourrait multiplier les citations à l’aspect lapidaire : « Le sceau / des eaux dormantes », « La nuit traçant / le pleur et la merveille » ou encore « L’écho songeur / dans les lambeaux du cri ». Tout est dit dans ces poèmes maîtrisés : l’amour filial, la dette, la mort…
Je sais qu’on rattache Alain Breton à l’émotivisme. Émotivisme : mot affreux qu’une encyclopédie sur internet définit ainsi : perception méta-éthique affirmant que les attitudes émotionnelles sont exprimées à travers l’éthique de la parole… Ça jargonne comme dans une certaine poésie que veut combattre l’émotivisme ! Si la recherche sur l’expression, sur les formes, le langage... est légitime, les abus et les prétentions de l’émotivisme sont inadmissibles. Heureusement, ici Alain Breton échappe à ces travers et l’amateur peut découvrir de petites pépites verbales : « L’araignée diamantaire / livrant sa cargaison de brume » ou « Désormais, tu es l’hypne des sous-bois, / le sommeil des tisons »… C’est un vrai bonheur de lecture.
 Il faut lire ce recueil pour la splendeur des images et sa langue chatoyante, pour la sincérité du ton et pour l’expérience qui nous est donnée à partager. "

Lucien Wasselin (In revue-texture.fr, 2014).

*

"Puisque Monsieur Breton ne supporte pas que l’on dise du bien de ses écrits, je tâcherai, eu égard à l’amitié que je lui porte, d’en dire le moins possible. Pour ce faire, j’ai choisi trois de ses livres : Pour rassurer le fakir, Infimes prodiges et Alain Breton Anthologie.
On y côtoie des textes farfadets, des poèmes lutins avec le coeur qui danse, des nerfs et des muscles, des organes sensitifs et des intestins, avec le désir de vivre, de se communiquer. Et de fait ils rencontrent leur corps en chemin et valident leur manière d’exister. Ces poèmes, assurément, ont des pieds et des lignes de la main et surtout une mémoire curative qui soupèse et estime ses blessures, nous fait sourire d’elles, de leurs dérives et de leurs parjures.

Le voici. Il tourne à l’angle de la rue, il se glisse entre deux rayons du soir. Fier, il est de ceux qui bissent leurs exploits : il nous a aperçus, son torse se gonfle, il se lance, il est déjà loin.

Peut-être aurons-nous un jour le courage, au moment où il file, de rester immobiles et de lâcher derrière lui : « Bon débarras ! »

Si je considère l’ensemble de ces ouvrages, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il reste tant de marge pour écrire l’inédit, pour énoncer les choses autrement - primeurs de chair et d’imaginaire ! -, qu’il y a encore la place pour une multitude d’Alice au pays des merveilles pourvu que l’on choisisse, ainsi que le fait Alain Breton, ses interstices entre les lieux, que l’on se décale entre les sas, les courants, entre les portraits-robots des heures et des saisons.

Je reste suspendu à la corde de rappel ; sans doute ai-je bougé trop tôt. Le vent s’est retiré mais j’espère son retour et les cailloux les plus acérés sous ma corde pour éviter de compromettre ma chute tout à fait.

J’ai donc abordé les mythes et légendes de cet auteur, et mes yeux ont fait le voyage hors de moi pour tomber dans son aire, son no man’s land du périple et du merveilleux. Car l’une des caractéristiques de ces lignes serait d’être comme autant de poèmes en route, à valeur locomotrice, laissant trace de leurs pèlerinages, de leurs élucubrations, de leurs doutes et de leurs hésitations.

L’ouvreur de portes ne se fait guère d’illusions : lorsqu’il détourne la tête, même pour peu de temps, la porte qui, une seconde auparavant, lui résistait, s’ouvre en livrant passage à des étrangers en capes, turbans, bottines, toques, sabres, gibecières, en si grand nombre que la porte ne pourra jamais plus être fermée.

On y trouve maint mouvement de lecture dont les sens, comme pris entre des vagues, s’entremêlent, se complètent, se séparent.

Que chaque totem nous prenne en pitié.
Que des spiritueux s’ajustent à nos muscles,
Infatigables lévriers de l’esprit.
Que le Joaillier rince nos os de solitude,
Qu’enfin les oiseaux s’emmurent vivants,
Pour nous, les anges.

Et de fait, l’être du poème est nombreux, peuplé à foison d’autres masques ou d’autres lui-même, ouvrant toujours sur des possibles et délivrant ce mode d’emploi à tiroirs d’une toujours plus lointaine et profonde féerie.

Chien fou, lève, coeur cogné comme rose sure. Ce que tu voulais s’estompe viscère de sang. Neuf, tu n’as plus peur. Sous le poil, tu es un loup. Tu comprends. Ta formidable queue traîne, tu balances la patte dans un tonnerre de drogue, tout éclate quand tu gueules, tu es libre.

Les rêves mis en scène sont si nets, si visibles, d’un principe actif si probant, qu’on pourrait les baptiser, chacun, d’un nom d’homme ou d’ami, de différentes langues, en différents pays.
Cela fait longtemps, dès leur naissance sans doute, que le « Fakir » les a affranchis et on les voit s’avancer toujours si loin vers l’horizon, de leur allure à la fois conquérante et badine, qu’on se demande s’ils n’auront jamais la force - ou le désir ! - de revenir. En eux, même les affects d’échec, de doute, d’amertume, maquillés sans excès, conquis au devoir d’exister, se voient recevoir des rôles qu’ils n’avaient pas prévus. Car ce recours à l’onirisme a des vertus prolifiques, des accents d’allégorie et de facéties ; il dévisse sans vergogne les glaces, débite et fractionne son efficace, semble une mutine et mutante machinerie. Témoin, cette « sentinelle », cet « allumeur de réverbères » surpris au seuil des rêves : je viens d’arriver et déjà tout est changé dans ce monde.
Mais on peut voir aussi dans ces pages une chronique malicieuse et complice de l’être, qu’il soit abordé par ses signes intérieurs ou s’appréhende lui-même de l’extérieur. Cette mise en regard fréquente de l’auteur et du texte fait apparaître le poème comme un hologramme, petit robot animé de charmes aux dimensions de l’humour et de la tendresse. De tels objets recèlent des surprises. Car le jeu des reliefs soudain bascule, balance, dangereusement se déhanche, comme un éclat de rire ou de néant, une émotion qui chercherait sa voie, sa proie, sa déviance. Chercherait ? Le laboratoire est loyal et actif, le don d’énigmes passant par l’organique, l’anatomie duelle et pathétique du miroir.

Je vais voir ma blessure de temps à autre. Je ne suis pas le seul, aussi j’attends mon tour, dans la file d’attente. Lorsqu’il arrive, je n’ose pas regarder, mais comme je me sais jugé par ceux qui attendent derrière moi, je m’y risque. Il n’y a pourtant rien à voir, tout de cette blessure s’est écoulé, je devrais rentrer apaisé dans ma nouvelle vie. Cependant la voix de mes suivants me cingle : « Regarde mieux ! »

Il y a les poèmes du fakir, il y a les poèmes de l’amour, les poèmes rustiques, animaliers, et ceux des crédos du passé, du futur, des jeux libres, dont certains relatent, convoitent une histoire et d’autres agréent « leur » histoire.
Il y a là une surabondance des rites, des joies, des enfances, et le corps de l’homme devenu adulte qui surveille, balise et attise les emportements et dérèglements de sa loi.
Il y a là cette mélancolie paradoxale qui prise à la fois le bonheur d’avenir et sa perte définitive.
Il y a cette nostalgie traitée comme une parente, aussi défunte que vive, admise au coeur de la famille.
Il y a « lentement, Mademoiselle », ce titre d’un recueil, qui à lui seul vous fait vous coucher sous les lettres.
Et les dessins du même auteur dans « Pour rassurer le fakir » qui semblent les moules, les matrices de son écriture, encore trempées de ses émotions et de ses pensées, un reste d’épreuves desquelles la chair des textes vient de s’arracher.
Il y a enfin tous les poèmes à venir, patients, profonds, attentifs, dont on sent déjà la morsure d’amour dans le coeur.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, mars 2015)

*

"Avec Les Éperons d’Éden, Alain Breton offre un tombeau à son père, le poète de “Poésie pour vivre”, Jean Breton [1930 - 2006]. Force est de relever quelques reproches inévitables : « Tes rares baisers, mon père / tout le magot des brumes […] Tu m’abandonnes, prince sans rire » et, en miroir, ce bel éloge à l’adresse de la mère : « Chaque matin, les portes s’étiraient / Sur le sourire de la fée à tout faire. » Georges Mounin aurait trouvé géniale cette image de “la fée à tout faire”. Cela tisse bien le cocon de la mémoire. La cause de ces reproches est que le poète Jean Breton plaçait haut cet appel du « baiser / comme une sommation d'être // Et de jouir sans fin / pour oublier la mort. » Mais, en vérité, pour les vivants dans leur rapport aux morts vraiment aimés, il n’existe guère de parade. Alain Breton avoue le besoin d’écumer le temps, les années. Et il consigne de magnifiques pensées : « Que tu ne parles plus / n’est que diversion du silence. […] Aujourd'hui, si tu parles / dans ma nuit de chaque jour, // Mon sourire dans tes yeux / dépose-t-il une larme et un éloge ? […] Je bêche le silence, / je demande hospitalité à tes livres. » — Merci pour ce bel in memoriam."

Pierre PERRIN (revue Possibles, octobre 2015).

*

"Alain Breton, éditeur et poète, a su rester fidèle à son milieu "socio-culturel" (le microcosme de l'édition de poésie) tout en imposant sûrement son beau talent, foncièrement original. Sans doute héritée de sa famille, il garde une liberté d'expression et de pensée sans réplique, avec une pointe d'humour désabusée. Il travaille les mots tel un orfèvre, les fait chanter et se prolonger jusqu'à la magie, exprimant ainsi une sorte de mystique post-moderne, et sans Dieu."

Jean-Luc MAXENCE (in L'Athanor des poètes, anthologie, Le Nouvel Athanor, 2011).

*

"Le poème d’Alain Breton, émotiviste par essence, est concis, fluide, limpide, sensuel et ciselé. » Le poète est un œil, un voyeur qui se délecte des faits les plus anodins du quotidien pour bien souvent finir néanmoins par s'approcher du merveilleux. Alain Breton ne projette pas sa lanterne », a écrit Henri Rode (in Poésie 1), le poète de Mortsexe, il épie au fond de lui, de sa mémoire, de son rhésus, ce qui peut motiver cet instant, à sa table, devant le papier qu’il griffonne. C’est la sublimation de l’incident qui l’a fait tiquer, l’a séduit, lui a donné le coup de lancette. Imagiste au sourire triste, épieur d’absurdie dans le quotidien déconcertant, tout de discrétion ; félin qui se garde d’être ébloui dans le jeu de miroirs érotique, Alain Breton est tout entier dans sa recherche, là où le monde signifie, ou crie, et il crie avec le monde."

Christophe DAUPHIN (in revue Les Hommes sans Epaules).




Page : < ... 13 14 >