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Critiques
" Des poèmes à vivre, des poèmes de l'humain. Un poète qui porte le feu de la nuit. Du grand art ! A lire absolument. "
Revue la main millénaire n°5, 2013.
" Ces textes d'André Prodhomme, d'une écriture limpide, au sens directement accessible, aident à Boire un verre entre vieux copains / Tendre l'oreille à un vieux phono / Sourire à un étranger / Sans trop de manières.Cette manière d'apostropher son prochain n'aime pas la tisane, mais plutôt l'Armagnac fort de l'humanisme fraternel ! Les mots osent ici la liberté et la magie, fredonnent à l'oreille du coeur, cherchent en douceur à laisser filer le silence. Cette poésie est arc-en-ciel dont on se souvient longtemps. "
Jean-Luc Maxence (in revues Les Cahiers du Sens, 2013).
" Dans sa vie comme dans ses poèmes, l’humain prédomine, écrit Christophe Dauphin en introduction de sa préface. C’est dire si, déjà, la barre est haute, le soleil de vie, brûlant. Christophe Dauphin qui connaît bien André Prodhomme, nous dit tout ou presque tout de ce qu’il faut savoir sur l’œuvre de l’auteur de L’Innocence avec rage. L’œuvre est constituée de huit livres de poèmes d’Au soleil d’or (1983) à Il me reste la rivière (2009) en passant par Poèmes ferroviaires (1986), Surtout quand je n’ai pas soif (1989), L’Innocence avec rage (1996), Poèmes fatigués (2000), Dans la couleur des merles - poèmes à deux voix écrits avec son ami Jean-Claude Tardif (2003). Christophe Dauphin nous dit également que Prodhomme se rattache au courant de la Poésie pour vivre (voir le manifeste de Jean Breton et Serge Brindeau) de la poésie contemporaine. Sans oublier que le jazz, écrit encore Christophe Dauphin, innerve, alimente la vie et la création du poète. Ainsi, Prodhomme écrira L’Emeute, long poème de quatre- vingt pages où l‘auteur allie son amour des mots et des notes. On retrouve dans Poèmes accordés, d’ailleurs, l’hommage vibrant du poète au jazz et à ses musiciens : Monk, Coltrane, Billie Holiday, Lester Young, Charlie Parker… Avec "Poèmes à vivre" et "Le dire du silence", dédié à Jean Breton s’ouvre le temps de la douleur ( Ma souffrance le chiffon qui lustre le désespoir / Lorsqu’il s’ennuie), de la mère (Chaque mot qu’elle m’a donné aspire sa propre sève / Jusqu’au tarissement du sens) Le livre est écrit sans une fausse note, l’essentiel y est dit, simplement, humblement avec des mots de tous les jours, des mots qui glissent à la lecture, comme si la musique de jazz s’interpénétrant avec le poème, tout ruisselait d’un bonheur sensible, aigu, vertigineusement profond. La même veine poétique nous fait cheminer tout au long du livre de cette ville faite pour l’enfant/ qui ne porte pas le nom de son père à ce très beau poème de la beauté d’être. La mélopée des images, cette manière d’être du poète - à la fois présent et regardant- ne cesse de nous étonner : J’ai dans la tête l’automne Ses couleurs quand son visage y semble un achèvement. Arrivant au bout du livre, le poète n’abdique rien. Il est au plus près de sa création, qu’il nous parle de Chagall, d’Apollinaire ou de Villon. Ses mots rendent compte de la vie vécue, des rencontres, de son travail à mains nues. Mais sous son regard, l’écriture s’ouvre à une dimension insoupçonnée : Il dessine avec ses doigts avec son souffle / L’inconnaissable / Il dit quelque chose / Que je n’avais jamais entendu. Poésie du feu et de l’âme, chant noir basculant dans l’aurore, la poésie d’André Prodhomme nous hisse vers les sommets. Du grand art.
Jean-Pierre Védrines (in revue Les Hommes sans Epaules n°36, 2013).
" Les Poèmes accordés, lettre à Laurent (Epstein, pianiste de jazz), suivi de l’Innocence avec rage, m’a permis de renouer avec le jazz qui a hanté mes années d’errance dans un Bruxelles où cette musique était presque une signature de la ville avec Django, Jean Omer ou Fud Candrix… André Prodhomme, passionné d’une génération encore plus proche, avec Coltrane et Miles Davis, fait suivre ces premiers textes de deux autres ensembles : Poèmes à vivre et Un peu d’innocence se vole avec rage, qui auraient pu dignement figurer dans le titre. C’est que mes souvenirs, avec les rencontres des surréalistes bruxellois et le groupe Cobra font partie de cette part importante de ma vie où je naviguais sans visibilité au travers des sons et de ma parole en ne refusant aucune marginalité si elle restait musicale et créatrice. Et j’ai peu changé. Prodhomme lui aussi écrit et criez ses textes comme un saxo chante. Dauphin présente le tout avec rage."
Paul Van Melle (in Inédits Nouveau n°264, La Hulpe, Belgique, septembre 2013).
« La poésie n’a pas de raison d’être, pas de projet, pas d’obligation. Elle est rien, n’aspire à rien. Née d’un excès de liberté, elle vit et meurt en chaque poète et cela lui suffit. Cet excès de liberté la rend disponible, mystérieusement disponible ; et qui répondra à son invite s’éprouvera vivre, vivre tout simplement. Ces mots me viennent en souvenir de la lecture de Poèmes accordés, lettre à Laurent d’André Prodhomme. Le recueil dégage bien d’autres réflexions sur la poésie alors que ce n’est aucunement son propos. Par exemple, la simplicité qui se dégage de ses poèmes vient-elle de son (apparente) simplicité formelle ? Faut-il, pour être simple, n’avoir aucun souci formel ? Ces réflexions, ces questions n’ont pas grande importance, en fait. Elles cherchent simplement à prolonger le plaisir de la rencontre et visent à partager ce qui relève d’un moment d’intimité comme en produit la poésie d’André Prodhomme. Quelques vers m’ont touché, comme ceux sur le jazz : « Quand j’approche d’un disque de Monk (…) / je réponds à un appel / venu comme une averse » ; ou bien « nos corps balancent doucement » ; ou encore « il est l’heure de faire un saut vers l’enfance » ; ou enfin « Ce soir-là à Argyl Street / Maguy et moi buvions des bières » (notez l’outrecuidance des trois « a » du premier vers qui m’apparaissent comme une moquerie de la première phrase de Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar »). Comme il est bon d’être au côté du poète et de l’écouter nous dire l’heure qui passe en lui. La vie est si grande quand elle est rendue à sa simplicité première. A noter dans ce recueil, la préface de Christophe Dauphin qui met en perspective la filiation d’André Prodhomme à la communauté de la « Poésie pour vivre » qui se regroupa autour de Jean Breton et Serge Brindeau. La citation qui sert d’ouverture montre que la simplicité n’est pas sans un engagement profond du poète : « Capter le choc du vécu avant de lui obéir et de le restituer. » La simplicité de vivre est la vertu des âmes fortes et humbles. »
Pierrick de CHERMONT (in revue Nunc n°31, octobre 2013).
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Lectures
" Ce pauvre monde n’a plus / Que ses rêves sur ses os. Ces vers datent de mars 1943. Ils sont signés Marc Patin, 23 ans, réquisitionné au service du travail obligatoire en Allemagne. Il pressent peut-être qu’il n’a plus qu’un an à vivre. Il meurt d’une pneumonie en 1944. La mort l’a fait oublier jusqu’à la publication, cette année, de Les Yeux très bleus d’une nuit pareille à un rire sans regret (Les Hommes sans Epaules, 496 pages, 22 €). Il était l’égal d’un Paul Éluard qui l’avait d’ailleurs reconnu le qualifiant de « détenteur véritable des moyens de production de la liberté ». Car cet homme célèbre, ici et partout, la liberté, toute la liberté. Avec des mots simples et des images percutantes. "
Philippe SIMON (cf. Cultures-Magazine in Ouest France, 19/20 novembre 2016).
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"Malgré la biographie que lui a consacrée Christophe Dauphin en 2006, Marc Patin demeure injustement méconnu, dans l’ombre de Noël Arnaud et Jean-François Chabrun, ses deux collègues du groupe surréaliste La Main à Plume, bien qu’étant reconnu comme le poète du groupe. Ce volume consacré à son œuvre poétique (1938-1944) vient comme un nécessaire hommage de réparation.
Né en 1919 et mort dramatiquement en 1944 en Allemagne laissant une œuvre déjà exceptionnelle à 24 ans. Sarane Alexandrian évoque Marc Patin comme le « Rimbaud du surréalisme ». Christophe Dauphin parle de lui comme d’un grand poète surréaliste de l’amour qui sort enfin de son purgatoire », purgatoire qu’il analyse en ces mots :
« Comment expliquer alors ce silence inextricable autour du poète et de son œuvre ? Comment expliquer le silence autour du génie de ce poète que Paul Eluard, bien plus que son ami, avait salué son égal, l’une des voix les plus prometteuses de sa génération et du surréalisme, et qui fut foudroyé dans la force de l’âge ? Marc est mort jeune à l’âge de vingt-quatre ans, dans une époque trouble, et a peu publié de son vivant. Cependant ce silence n’est pas gratuit ; il a été entretenu par ceux qui n’hésitèrent pas à le lâcher et à le calomnier dans ce qui demeure la période la plus critique de Patin. Des accusations qu’il subit, Guy Chambelland sera le premier à démontrer l’absurdité et l’inanité, tout en saluant la « ferveur et les images aériennes » du poète. Il s’agissait d’un premier pas d’importance devant nous mener vers la « réhabilitation » de la mémoire de Marc Patin, comme vers la découverte de son œuvre. »
Fin 1937, est fondé le groupe d’inspiration Dada Les Réverbères autour de Michel Tapié, Jacques Bureau, Pierre Minne et Henri Bernard, que Marc Patin rejoint rapidement. Poésie, jazz, peinture, théâtre, le groupe est très actif, publie une revue du même nom dans laquelle Marc Patin publie régulièrement des poèmes. En 1938, il tombe amoureux de Christiane qui va exalter son don pour la poésie. Le premier numéro de la revue propose un manifeste « Démobilisation de la poésie » dont Marc Patin est signataire. Rejet des formes, y compris celles de la révolution poétique, et installation dans le merveilleux.
Après Christiane (1938-1940) et Les Réverbères (1937-1939) vient la période Vanina (1940-1944) et La Main à Plume (1941-1943). Vanina (ou l’Etrangère) va devenir, nous dit Christophe Dauphin, « le grand mythe de l’œuvre de Marc Patin ». La Main à Plume naît de la volonté de rassembler les surréalistes restés sur le territoire français pendant le deuxième conflit mondial. Son action s’inscrit dans la continuité des deux manifestes surréalistes. Marc Patin se rapproche alors de Paul Eluard. Leurs œuvres respectives se croisent de bien des manières, l’amour bien sûr mais aussi les incertitudes d’un monde en ruine. Mais Marc Patin tend vers « une libération totale de l’esprit ». « La grande affaire de la poésie de Patin, précise Christophe Dauphin, est de révéler l’homme à lui-même, de lui donner la possession de soi : « La poésie, depuis toujours, établit les rapports entre l’homme et le monde, retrace les moindres nuances de leurs conjonctions, replace l’homme dans son élément, lui incorpore l’élément cosmique… ». Au cœur de cette queste, la Femme magique, Vanina, tient une place essentielle, à la fois inspiratrice, initiatrice et clé de réalisation.
Dans sa courte vie, Marc Patin va écrire près de sept cents poèmes, la plupart encore inconnus, dont plus de la moitié ont été rassemblés dans ce magnifique volume."
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 11 avril 2016).
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"J'adore que les voyages et les cultures gomment âges, tailles, couleurs et tutti quanti! En particulier grâce au gros volume d'un trop jeune et tragiquement duisparu en camp de travail allemand vers la fin de la guerre, en 1944, Marc Patin, qui n'avait publié qu'une plaquette de poèmes, alors qu'il a fallu le bel effort de Christophe Dauphin pour assembler après sa mort à 24 ans à peine, les restes imposants de l'oeuvre inachevée, sous un titre lui aussi imposant: Les Yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire snas regret. Surréalisme en temps de guerre, poèmes soigneusement datés et remplacement d'André Breton exilé pendant l'Occupation tandis que qu'une amitié fervent l'unissait à Paul Eluard. Le livre mélange sans regrets poèmes anciens et récents, jeunes et à peine moins, d'amours adolescentes et déjà de beautés qui annonçaient un futur grand poète. Retenons le nom de Marc Patin pour nos lectures. comme de tout poète mort dans les camps."
Paul VAN MELLE (in revue Inédit Nouveau n°279, avril 2016).
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"C’est là un travail exemplaire de Christophe Dauphin, qui a conçu le projet du livre de cette œuvre de première importance, dont quelques fragments – dans un premier temps –, puis une Anthologie suivie de Vanina ou l’Étrangère, dans un second temps, furent publiés par Guy Chambelland. De son côté, Sarane Alexandrian, dans sa revue Supérieur Inconnu, publia des poèmes et des récits de rêves de Marc Patin.
Quant à Christophe Dauphin, il découvrit les archives du poète, ce qui lui permet aujourd’hui de nous offrir près de 450 pages de poèmes rares et d’une belle efficacité ; poèmes assortis d’une présentation d’une vingtaine de pages et d’un portrait de Marc Patin avec, en prime, un dessin de couverture signé Tita.
Œuvre giboyeuse que celle de Marc Patin (1918-1944), qui rejoignit le collectif d’artistes se manifestant sous l’aile de la main à plume. Sa passion pour la pianiste Helena Delcourt – passion platonique, nous révèle Christophe Dauphin – l’entraîne à écrire abondamment. Ce livre énorme en témoigne. Rien de mieux que cela, pour nous faire découvrir les secrets poétiques et amoureux, ainsi que les élans superbes du poète.
Mieux qu’une anthologie, ce livre est un tout et ce tout est la vie même d’un artiste disparu prématurément et resté dans l’ombre durant trois quarts de siècle et qui, grâce à quelques passionnés, surgit comme une flamme dans l’univers poétique. L’écrivain surréaliste Sarane Alexandrian parle à son propos de « Rimbaud du surréalisme », et il est vrai que durant sa trop brève existence, vingt-cinq ans, il écrivit énormément, datant chacun de ses poèmes, les localisant même avec précision. Au gré des textes, qui forment cette révélation tardive, on découvre cette œuvre de premier plan.
Quant au titre quelque peu insolite : Les Yeux très bleus d’une nuit pareille à un rire sans regret ; il s’agit du dernier vers du dernier poème (« Écoute ! ») que le poète composa le 20 février 1944 et qu’il dédia à son meilleur ami, Jean Hoyaux. Marc Patin décéda le 13 mars de la même année, victime d’une embolie pulmonaire. Un livre indispensable."
Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°42, 2016).
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"L'ensemble de l'oeuvre poétique de Marc Patin (1919-1944), le poète le plus doué et le plus brillant de sa génération: il fut membre du groupe d'inspiration Dada, Les Réverbères, qui comprendra une vingtaine d'artistes et d'intellectuels, et organisera des manifestations artistiques ; il fut par la suite l'un des fondateurs et des principaux animateurs du groupe surréaliste de La Main à plume (dont le nom se réfère à Arthur Rimbaud).
Dans sa courte vie, Marc Patin va écrire près de sept-cent poèmes, la plaupart encore inédits, dont plus de la moitié ont étét rassemblés dans ce volume. Son oeuvre, marquée par la solitude et le malaise existentiel, atteint des sommets dans la quête du désir et du Merveilleux. "Marc Patin, dit Paul Eluard, est très précisément un oeuvrier, c'est-à-dire le détenteur véritable des moyens de production de la liberté." Ou, selon Sarane Alexandrian, "Marc Patin est le Rimbaud du surréalisme!"
Mirela Papachlimintzou (in revue Contact n°81, Athènes, Grèce, mars 2018).
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Dans la revue Les HSE
"Le poète nous livre onze textes-poèmes, au sein desquels le fantastique rejoint les vertiges intérieurs de l’être, ses obsessions les plus reculées, les plus inavouables. Maldoror-Rode est de retour. Suivre Carmel, Liza, Norma, Robin, Anja ou Milan dans leurs aventures nous met devant notre propre destinée. L’être est-il autre chose que le jouet de la fatalité, qu’implique le seul fait d’exister ? Quels étranges desseins peuvent donc se tisser en nous ? Voilà autant de questions que soulèvent ces textes-poèmes, dont la vérité, l’humour grinçant nous renvoient à la violence de la société contemporaine, ainsi qu’à celle de la condition humaine. Si Norma tente d’échapper à la lame de fond du temps, Robin-Don Juan (qui n’est autre que le Robert du Pur Amour), gagné par la mort, assiste, pour sa part, à la découpe de son corps, sur une table d’institut médico-légal. Rode débusque le cri humain jusque dans ses abysses et si ces personnages sont projetés dans l’exil où les rejette le quotidien intolérable, c’est qu’ils sont le jouet de la fatalité qu’implique le seul fait d’exister. Le Théâtre à l’abîme est la dernière publication de l’auteur, de son vivant."
Christophe DAUPHIN (Revue Les Hommes sans Epaules n°29/30, 2010).
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A propos de René Iché
René Iché (1897-1954) fait partie de cette génération marquée à jamais par la Première Guerre mondiale. Engagé volontaire devançant l'appel en 1915, il est plusieurs fois blessé et termine la guerre avec la Légion d'honneur, la Médaille militaire et de solides convictions antimilitaristes. Ses premières oeuvres sont censurées pour pacifisme ou indécence, à cause de leurs évocations parfois explicites de l'homosexualité. Proche du groupe surréaliste, il commence à percer au milieu des années 20. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale - où il perd plusieurs proches, dont son gendre, le poète surréaliste Robert Rius (qui édita le poème Liberté d'Eluard), assassiné par la Gestapo - qu'il connaît la notoriété et devient la figure même de l'artiste engagé. En 1954, le gouvernement polonais lui commande ainsi un monument aux déportés d'Auschwitz. Il ne verra jamais le jour, l'artiste décédant d'une leucémie le 23 décembre de la même année. CHEVASSUS-AU-LOUIS NICOLAS (in Libération, 18/09/2007).
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Lectures critiques :
LETTRE À CHRISTOPHE DAUPHIN, À PROPOS DE « TOTEM NORMAND POUR UN SOLEIL NOIR »
Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout. Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :
N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts
D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :
Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes
Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.
Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.
À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.
Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.
Pour diriger une entreprise comme Les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !
J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.
J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.
NIMROD (in recoursaupoeme.fr, 1er novembre 2022).
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Avez-vous lu Dauphin ?
Infatigable animateur de l’importante revue de poésie Les Hommes sans Épaules, Christophe Dauphin est engagé dans une poésie qui n’exclut pas la révolte devant les horreurs de notre époque. Comme s’il s’agissait de survivre en érigeant, tels des totems, des poèmes. Mais dans ce monde qui s’écroule, demeurent les mots et l’amour. Pour Dauphin, « le poète est un gilet jaune » (p. 75). Je vois dans sa poésie une filiation avec « l’amour et le militant » de Gaston Miron.
Je dois à Christophe Dauphin ma découverte des poètes Ilarie Voronca, Vicente Huidobro, Patrice Cauda et Marc Patin. Dauphin est un formidable lecteur des autres poètes. À notre tour de le lire. J’ai donc commandé un de ses recueils. L’auteur a eu la gentillesse de me le dédicacer ! Voici 3 extraits de « Totem normand pour un soleil noir » que j’ai beaucoup aimé. Je souligne le remarquable travail d’édition, les très nombreuses illustrations d’Alain Breton en font un véritable livre d’artiste.
« Enfin toi
que je tenais et qui renais entre mes bras au-dessus de l’abîme ouvert à la recherche de ton nom sans temps mort à marche forcée vers ton corps ce soleil
Ici commence l’amour la peau de l’aube à l’orage ici commence un pays où la main se creuse un continent plus tranchant que la lame des étoiles… » (p. 131)
« Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules » (p. 45)
« Quelle éternité fait-il dans l’oiseau… » (p.66)
Michel PLEAU, Québec, Canada, 27 janvier 2023.
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« Une poésie épique et de l’historique, proche des grands élans de Neruda, Senghor ou Hikmet, mais elle procède par brèves braises, par flammèches et fulgurances, comme brandons qu’expulserait un VOLCAN. Chapeau ! C’est dans la poétique française actuelle très rare. »
Jean-Paul Klée, décembre 2022
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« D’abord le titre : il plante son auteur depuis l’origine locale en sa version magique jusqu’au jaillissement vers un ciel où se revendique le surréalisme à la Duprey.
Le livre est d’un bout à l’autre magnifiquement orné par Alain Breton, dans la collection « peinture et Parole ». Christophe Dauphin, c’est l’héritier du mouvement d’André Breton à l’état pur, c’est-à-dire que chaque page, chaque poème, chaque strophe, chaque vers est l’occasion d’innover dans l’image, d’inventer, de construire et déconstruire sens et vision, à la fois stupéfiant et dopant.
On n’est jamais dans l’ordinaire, le banal, le plat. Tout est possible, rien n’est défini. On se balade dans le paroxysme, on cavale dans l’absurde. On passe d’un extrême à l’autre : la mer déborde du lavabo, ou bien : … dans l’œil de verre d’un pare-brise. Ou encore cette série de trois vers, réjouissant : l’olive s’est noyée dans son huile – l’eau à vidé sa carafe – le parpaing a fui la maison…
Quelquefois c’est l’alinéa qui joue le rôle de booster : … jusqu’à faire dérailler la nuit – et le train… La métaphore peut coulisser doublement : … avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages. Parfois on n’est pas loin de Lichtenberg : … je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu – sa porte (toujours l’alinéa).
Enfin, ce peut-être le feu d’artifices dans la strophe complète : Je me souviens de ce paysage sans horloge – son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau – frappant l’enclume de l’aube.
Voilà quelques zooms pour la forme, qui dans un premier temps éclate au visage du lecteur. Viennent par-dessus, en même temps, gaufrés, les thèmes aussi divers que l’implantation normande entre Caen et Rouen, avec ses paysages viscéraux : la falaise nage en toi comme un œil, et ses sauteurs de prédilection : le cœur n’oublie jamais qu’un cœur nage dans son ventre (à propos de Jacques Prevel), avec deux métaphores parallèles.
Puis les poèmes complets autour d’un lieu, comme Gaza et L’azur court après sa côte de bœuf, la maison Picassiette, à Chartres, ou d’un poète comme Senghor, et Le poète est un Gilet Jaune…
D’autres choses encore comme la drogue : la flamme accuse le feu d’être pyromane, où les îles ici et d’ailleurs : la poésie est le langage de l’Amazonie…
Il y a le ton enfin : l’emportement, la colère, la véhémence, la rage qui secoue les mots et les images.
Le livre superbement enluminé donne la pleine mesure de ce que peut être l’écriture de Christophe Dauphin. »
Jacques MORIN (in revue Décharge n°189, mars 2021).
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Jamais titre n’a d’emblée touché aussi fort. On reconnaît dans ces quelques mots toute la force de son auteur, sa poésie sans concession et terriblement humaine. Le recueil est scindé en seize sections distinctes par le sens, (quelques titres : Retour contre soi, La cassure qui dort dans les pierres, Une main pour être utile, Vers les îles….) Elles sont cependant propulsées les unes par les autres, entrent en résonances et animent le verbe (et la lecture) d’un cinétisme presque insoutenable, tendu par la puissance des images et celle des émotions. Les peintures d’Alain Breton ornent (le verbe est de l’auteur) chaque page, compagnonnage subtil et fidèle, les couleurs et les formes, jamais semblables, interpellent et n’offrent aux poèmes aucun repos. Le Totem est énergie déployée, ancre unique et cependant diluée dans l’espace et les cœurs.
Le poète est né le 7 août 1968 à Nonancourt dans l’Eure, il n’est pas l’effigie ni l’axe central de sa terre natale, L’enfance de sable/que l’on ne peut pas ramasser, // Normand je suis aussi de ce pays-là/ du pays des ronds-points de notre humanité/ il est homme parmi tous et chante dans ce livre une fraternité sans égale à l’égard de toutes ses sœurs et de tous ses frères d’armes Je suis du pays de Jacques Prevel//Nul homme n’est seul dans le ciel de la Charente/de l’Avre du Rhône ou de la Volga// Normand/je suis aussi de ce pays-là/de cette Provence des Hommes sans Épaules//
L’arme ne blesse pas mais réinvente un monde possible où trahison et injustice sont honnis et donnés en pâture aux mâtins invisibles de la révolte. On connaît l’extraordinaire travail d’écriture de Christophe Dauphin, plus de quatorze recueils de poésie, son œuvre de revuiste, et ses essais sur les autres : Cauda, Lucie Delarue-Mardrus, Voronca, Rousselot, Simonomis, Coutaud… Cet élan pour autrui, ce sourire sans fin, est lié intrinsèquement à sa poésie La poésie c’est le je qui cultive l’autre en moi, écriture du don, écriture salutaire. Dauphin ne se pose pas en sauveur mais en ami, il incarne l’amitié, il est celui qui pose la main sur la plaie béante de l’être aimé ou de l’anonyme, sans le dire (mais en hurlant de colère), sans ostentation (mais en écrivant). Sa poésie est acte, chaque combat le sien.
Ce recueil se lit comme une traversée du monde et de ses feux (pour en réchapper), comme une main tendue quand il fait noir. Dauphin personnifie l’espace, le totémise presque, Le ciel s’enfonce dans la boue du Caux//Les arbres suent du pétrole// Ici l’azur vous offre la main// Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche//O îles qui passez au loin//…
Et lui, le poète, se fait espace, se laisse imprégner de toutes parts par les éléments, il fusionne avec la nature, la ville, la réalité et ses pestilences jusqu’à dématérialisation et dilution de son corps un visage éclate dans le bois sec de mes artères// Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules//La falaise c’est toi entier dans sa vague//La falaise nage en toi/ elle n’est pas seulement le pic de ton visage// Là même où j’ai vomi les papillons// Un visage que je taille dans la pirogue d’une falaise//Le sang est monté au plafond pour secouer la foudre// Un sanglot que les chevaux traversent (O la beauté de ce dernier vers !)
L’écriture de Dauphin, à la densité presque épique, d’une sensibilité aigüe, draine et emporte, charrie immondices et nuages, lave le monde. Le poète incarne la révolte et avec elle les forces du possible. Sa voix plonge dans les failles, les plus visibles et celles enfouies au plus profond de chacun. Sans jamais céder face à la douleur et aux béances, cette poésie du combat est un hymne des plus mirifiques à la vie. De même que l’on peut compter sur l’homme, cette poésie exfiltre l’espérance sans qu’elle ne soit jamais ni promise ni même nommée.
Totem normand pour un soleil noir est un voyage hallucinant, on est revient vivifié et abasourdi, secoué d’images, tremblant et pacifié. Lire ce recueil c’est accompagner ce totem normand, incarner la force de son souffle et le recevoir en plein cœur, myriades d’émotions jaillies d’une poésie à fragmentation. Salutaire.
Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°36, 2021).
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Critique littéraire, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, membre actif de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin a aussi écrit une vingtaine de livres de poésie et des essais sur des écrivains tels que Jean Breton, Verlaine, Sarane Alexandrian, Henri Rode, Jean Rousselot. Le lire, dans Totem normand pour un soleil noir, son dernier recueil, c’est prendre en compte deux éléments essentiels qui éclairent ses écrits : la « normandité » et l’émotivisme.
Le premier mot a été forgé par Léopold Sédar Senghor dont on connaît les liens avec la Normandie. Lors d’une conférence privée à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen – le texte intégral en a été publié par les éditions Lurlure en 2018 –, il avait pris grand soin de préciser que le terme de « normandité » tel qu’il le concevait n’était pas la « normanditude » et qu’il ne pouvait être assimilé à celui de « négritude », dont le sens est tout différent. Il y définissait la « normandité » comme « un lyrisme lucide » et disait de l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, qu’il était un « créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même », un créateur de beauté. Christophe Dauphin, qui connut Léopold Sédar Senghor, a fait sienne cette « normandité », à la fois dans sa singularité et son universalisme, une certaine manière de vivre et de penser aux dimensions du monde sans perdre ses racines.
L’autre élément, tout aussi important, est l’émotivisme. Le mot lui-même avait déjà été évoqué par ses amis Guy Chambelland et Jean Breton, mais Christophe Dauphin lui insuffle, avec ses complices de la revue Les Hommes sans épaules, une énergie nouvelle et en précise le sens en l’inscrivant au croisement de la « poésie pour vivre » et du surréalisme, sans oublier le grand ancêtre que fut Pierre Reverdy. Dans un entretien avec la revue Ballast, il proposera cette définition : « L’émotivisme est la création par une œuvre esthétique – grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre – d’une émotion particulière, et non truquée, que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. Car la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. » Qu’on n’attende pas de lui une quelconque poésie de recherche, forgée laborieusement à grand renfort de clichés universitaires, et il n’est pas un mécano qui « trafique le moteur du langage ». Si Christophe Dauphin parle d’esthétique, c’est d’une esthétique de la rupture, qui met les nerfs et la pensée à vif, qui « sabote les sens » pour mettre le réel en dérangement – ce qui n’est pas sans faire penser au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » d’Arthur Rimbaud.
Avec Totem normand pour un soleil noir, superbement orné par Alain Breton, Christophe Dauphin nous rappelle – par le titre déjà – qu’il appartient à un clan, s’inscrit dans une lignée d’écrivains, d’origine normande mais pas seulement, avec une prédilection pour ces poètes marqués du sceau du « soleil noir » que sont, entre autres, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Jean Sénac, Marc Patin. Le livre part d’une adolescence révoltée dans la banlieue ouest de Paris où il déambule, « la vase aux lèvres et la rage en bandoulière », parmi d’autres « compagnons du gravier » au pied des tours.
Dès les premiers mots, le lecteur est bousculé, entraîné dans une « zone d’extrême turbulence » entre l’être et le dire. Il sait qu’il ne sortira pas indemne de cette lecture où la poésie travaille au corps-à-corps, à « la hache d’un cri ». On n’en demandait pas moins de cet écrivain qui « entre par effraction dans l’alphabet », et dans le réel, car c’est « dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots ». Il y a un double mouvement chez ce poète, vers l’extériorité, y compris la réalité la plus sordide qu’il « fracture avec un pied de biche », définitivement du côté des opprimés et des révoltés, en France et ailleurs, ses « frères humains », et vers l’intériorité où il faut creuser pour réveiller les rêves enfouis : « malaxe tes régions reculées qui frottent leurs bois de fables contre l’épaule du cri », écrit-il.
Deux vers expriment clairement ce cheminement : d’une part « les mots boxent la langue avec les poings de la vie », d’autre part « la poésie boxe les mots avec les poings du rêve ». Christophe Dauphin nous entraîne vers une « connaissance par les gouffres », comme l’écrivait si magnifiquement Henri Michaux. La violence de l’écriture n’en masque pas la sauvage et ténébreuse beauté, mais au contraire la révèle :
« Bouquet d’orties en travers du cri qui recrache la mer
dégaine ta vie qui tourne sur toi-même
dégaine et tire à bout portant ton enfance
tes mots-poumons tes tripes qui lèvent l’ancre
ton langage qui plonge comme une sonde
mal aiguisée entre les vagues
dans les mille et un cauchemars de tes os. »
Alain ROUSSEL (in www.en-attendant-nadeau.fr/2021/05/19).
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Avec les ongles et les dents du langage - je suis un loup dont la meute a été décimée - dans un sac de mots épuisés d'éclairs - qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos. Cela ne résume pas les trois âges de l'énigme du sphinx, c'est bien plus vertigineux. Cela résume toute l'histoire de l'humanité. Exclu de la meute, assoifé de pouvoir qu'il était, Minos, enfermé dans le labyrinthe comme le Minotaure, s'envolera-t-il pour se brûler les ailes ou illustrera-t-il par ses actes les dessins de Picasso si mal connus de Minotauromachie, brouillons de Guernica ?
Chapitre VIII, le poète est un gilet jaune: superbe poème à la gloire de la révolte du même nom, de tous les éborgnés, de Geneviève Legay, de l'ancien boxeur Dettinger, qui sauva la vie d'une femme à terre, menacée par une charge aveugle de la police.
Ces lignes le célèbrent : Frappe le malheur et la misère - les canines du néant - qui rendent invisibles à autrui à uex-mêmes - frappe l'oppression jusqu'à son ombre - sur la passerelle les tam-tam galopent - comme un feu de brousse qui te sacre soleil...
A LIRE ABSOLUMENT !
Alain WEXLER (in revue Verso n°184, mars 2021).
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Totem normand pour un soleil noir, ce magnifique ouvrage poétique de Christophe Dauphin, orné par Alain Breton, lie la parole et la peinture dans une spirale enivrante : Sur le ring de la vie - la poésie boxe les mots avec les poings du rêve - cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux.
Ces mots de Christophe Dauphin définissent la poésie, combat implacable et perdu d’avance mais une défaite retournée en victoire, plus exactement en liberté par le dépassement de toute forme. Il avertit : « Réveille-toi dans tes os ». C’est ici et maintenant, dans cette chair là, dans ce corps là, qu’il s’agit de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur le réel pour le transformer par la subtile alchimie de la poésie, art de vivre, de mourir et de renaître de ses cendres. En effet, si « L’azur court après sa côte de bœuf » il est toujours question d’aller « Vers les îles ».
La poésie de Christophe Dauphin est au plus près de l’expérience, de la douleur et de ce qu’elle sécrète de lumière, de connaissance de soi. Il nous fait marcher aux côtés des exclus, des parias, des combattants, des fils et filles de la colère, des vivants finalement, contre les Hommes-machines et leurs produits aliénants. C’est un cri et un coup de pied dans la poubelle dorée du monde, un appel à l’insoumission et à la veille. Ne jamais fermer les yeux, ne jamais même ciller, ne jamais baisser la garde des mots, laisser libre la place pour la joie, la fraternité, l’amitié, l’alliance des êtres.
La poésie écarte tes dents pour que la mer se dégorge de toi
et mange ton visage dans un miroir
ce diamant noir qui saigne en moi
Elle libère la colère de ton armure amnésique
volcan au milieu de tout et de rien
dans la déchirure du bocage de la chair
Et vogue la barque de la vie
qui est un refus dont je suis un atome
un refus qui brandit les poings de mille paysages
dont j’aborde les lèvres comme une plage à habiter
D’abord survivre puis vivre intensément entre les instants de la survie. Se désenclaver du monde. Parfois située, Normandie ou Provence, la poésie de Christophe Dauphin creuse les souvenirs et les savoirs, cherche l’expérience originelle en ce qu’elle a d’insituable, d’universel, de permanent. Il appelle dans son chemin anonymes, proches ou poètes disparus, à la fois fantômes et éveilleurs.
Pas de soleil d’or sans soleil noir.
Il ne s’agit pas de changer le monde. Le monde est un donné. Mais de l’inclure dans quelque chose de plus vaste, toujours inscrit dans le regard de qui est attentif, attentif réellement. Le monde n’a pas besoin de sauvetage mais d’entendement.
L’œil ne s’ouvre jamais que de l’intérieur
vers la lumière carnivore
des papillons d’air et de douleur
Le personnel n’est pas le sujet mais la flèche qui oriente, qui ouvre l’horizon, qui pousse vers le soi et vers ces autres qui demeurent, verticaux et vivants, dans les tourmentes comme dans les temps suspendus.
Quelqu’un ici est près de moi
qui jamais ne m’abandonne
cet amour de mes amis
avec qui je tiens à mon tour au soleil les Assises du Feu
Un admirable instant un festin éternel
dans un silex qui n’est pas une hache guerrière
mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules
dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 28 octobre 2020).
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Il existe dans ce live une foi inébranlable en les mots et la poésie. Dauphin la concocte dans une sorte de néo-surréalisme engagé de bon aloi et une foi dans l’humain démuni face aux divers pouvoirs politiques, idéologiques et religieux.
S’y retrouve - mais sans moindre copie - une doxa héritière des grands anciens, de Vaché à Cendrars en passant par Eluard et bien d’autres. Ils cohabitent avec des tubes d’Ultra Brite mis comme frontières ou blindages pour faire sourire les barbelés qui, en Palestine et à San Diego, partagent le bon grain de l’ivraie.
C’est souvent vif, lyrique tant l’auteur se plaît dans ses mots. La révolte gronde dans des dérives orphiques où il s’agit d’assurer une survivance dans un monde grevé de son lot de perdants : migrants, drogués, etc..
Dauphin veut donc brasser le monde avec ambition pour le secouer…
Jean-Paul GAVARD-PERRET (in le littéraire.com, 25 octobre 2020).
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Ces poèmes expriment le goût pour le travail de la langue, l'attachement aux paysages de Normandie et de Provence, ainsi que la colère contre les religions et le fanatisme. Le poète plaide en faveur d'un monde plus fraternel et se révolte contre le saccage du vivant.
Livres Hebdo / Electre, 2021.
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Mûrie dans les désirs, lavée dans le blasphème, indissociable de la douleur/terreur de vivre et de mourir, engendrée par l’irrationnalité morbide de l’injustice, la colère du poète a changé la couleur du soleil. Et l’on voit naitre la force d’un art poétique si naturellement tourné vers la diversité de l’être et des autres, vers la plaque tournante des fondements, que c’est comme à la manière d’un chœur antique qu’il semble relater les événements, les drames, les jugements iniques du monde, et notamment de la cité à la dérive, faire imploser leurs socles, leurs sédiments.
Montée en flammes, montée en mots, usage du vrai, d’un radiocarbone authentique, et degrés conquis sur les domaines antinomiques de l’impossible : voilà les matériaux du livre. Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire nous dit Christophe Dauphin et l’on entend que c’est d’une main de guérisseur pour en extraire les étincelles sublimes qui en dépit de l’ombre et de la nuit temporelles y demeurent. Dès lors, entre l’aube et le crépuscule, il faudra chercher les filons dans l’incertitude, dans ce « peu à vivre » de l’adolescence, filons qui ont pour noms, miraculeux, Yves Martin, Léopold Sédar Senghor (et bien d’autres), et comme contenant le jeune Christophe Dauphin qui jamais ne se dédira de sa conviction : la lumière, le soleil est dédicataire du chemin.
Et dès l’enfance, cette enfance à la fois décontenancée et volontaire, qui se déroule dans la cité dortoir de Colombes, et qui constitue le premier mouvement du recueil, il y a toujours un tournant où les lueurs percent au milieu des décombres. Selon le principe d’une nouvelle collection Peinture et Parole des éditions Les Hommes sans Épaules, le texte est orné par Alain Breton. Je recommande vivement d’aller voir du côté de ces « ornements ». Il y a là une manne si riche qu’elle provoque arrêts et illuminations.
L’ouvrage se compose de seize chants qui suivent une chronologie approximative relative aux rencontres et aux épisodes déterminants. L’idée-force est cette ligne de conduite constitutive de la personne comme de l’œuvre, cette exigence morale jamais démentie. La fonction créatrice relève ici de l’intellect autant que des abstractions sensibles et imaginatives. La conscience, la pensée, l’enjeu rationnel engendrent leurs propres mondes, leurs propres cimes, leurs mystères. La raison bâtisseuse, le savoir lucide avec la cassure qui dort dans les pierres détiennent les clés des puissances oniriques. Point ne suffit à l’auteur de se laisser porter par un fluide poétique, il faut que le verbe érige l’avenir, construise les fractions de ciment et de ciel, soit partie prenante avec les données du réel.
Il faut que l’homme, consacré en écriture, secoue la lumière de ce ciel, avec ses essences et le spectre des possibles sur la terre. On ne se repose jamais dans les mots, on les délivre de leur être figé, de leurs fictions, on les revêt et leur confère leur part concrète, éminemment efficiente, d’humanité. Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche / j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie / qui dort dans les pierres / avec sa cassure gyropharisée / bétonnée avec ton venin / armaturisé avec tes os. La colère migre, amasse des triomphes, des défaites, se retrouve par-delà les mers, par-delà les frontières, à Alger, à Tunis, à Damas, au Caire, partout où les tueries, la haine et l’injustice rivalisent avec le soleil. Et les mots, des mots sans corps devant l’imposture, le mensonge et les faux-fuyants, devraient demeurer des mots de fête et de chandeleur ? Peut-être deviendront-ils un jour célébrations, peut-être l’azur sera-t-il alors libéré du cœur des galets, mais pas ici, pas maintenant, pas tant que la nuit n’a pas encore été décapitée. Révolte qui peut parfois donner le change, sembler se commettre avec un parti-pris de beauté, avec ses leurres, ses camouflages, ses travestis, ainsi que dans ce cinquième chant L’azur court après sa côte de bœuf qui aborde les reflets et les éclats viciés du sud de la France.
Azur dont le poète nous dit comme par prudence j’en ai toujours un au fond de ma poche, combiné ici avec un simulacre d’harmonie, avec la mer et la disparité des hommes et des apparences, tous ensemble bien guindés, bien gainés, bien faussés. Mais la colère n’est pas seule à s’illustrer dans le cycle impétueux de l’auteur. L’altérité, ce sourd ferment communautaire, cette autre forme de l’amour du prochain, prospectif, décanté, inquiète son sommeil, captive ses sens, sa vision, son éthique, stipule son crédo comme au cœur d’une nuit d’insomnie : La poésie ne dit pas seulement : / JE EST UN AUTRE ! / Elle dit aussi surtout : / JE SONT TOUS LES AUTRES ! L’altérité, la passion humaine infiltre ses textes, nourrit sa recherche, sa substance poétique, creuse son sillon dans son corps et ses rêves jusqu’à l’obsession Survivre / il faut survivre… / une phrase de poings jetés dans le sommeil / mille visages en un seul / qui bondissent à ma gorge / affamés / délirants.
Caux, Le Havre, Etretat, Rouen, partout son cœur s’attarde, fait le constat furieux de l’échec et de la cruauté éternels, administre le baume, l’impuissante consolation de ceux qui portent témoignage, partout où Il pleut la mort où des baïonnettes taillent la côte de bœuf du paysage. Les mots ne sont pas que le bleu du ciel. En tous lieux, sa parole sert les bans lésés, criblés, de la mémoire. L’histoire et l’espoir pourront-ils se régénérer, revivre autrement ? Quoi qu’il en soit le poète s’y emploie d’une constance et d’un élan sans cesse rehaussés. Les mots ne sont pas que des organes d’étoiles.
Et comme pour étayer sa voie, son engagement sans partage, se déploie le thème Normand. Il surgit, dénudant un peu de sa splendeur à chacun de ses surgissements, le grand pays normand inséparable de ses desseins, dispensateur d’intégrité, avec sa loi d’honneur, son soleil privé, élu pour sa permanence factuelle, son immédiateté, et parce qu’il dispense la sentence, le décret historique que l’homme retrouve sens et foi dans son origine. Non pour s’y enfermer, Christophe Dauphin est bien l’être de tout repli, de tout retrait stigmatisés, mais pour y retrouver et faire jouer les fibres d’une cohérence intrinsèque. En vertu de cet enracinement indéfectible, des forces, des volontés inextinguibles qui s’y relaient, et en dépit de ce trop de réalité qui nous étrangle, il va actualiser son aptitude à la pluralité du monde Je voudrais vivre jusqu’à la fin à chaque endroit / où je m’arrête / à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours, et accomplir ce qu’il a une fois pour toutes résolu, sa propre voie fraternelle, substantielle parmi le chemin d’hommes. Un admirable instant un festin éternel / dans un silex qui n’est pas une hache guerrière / mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules / dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.
On le verra partout où se plaident les outrances de l’histoire, dans les nuits laides, nécrosées du passé, des crimes contre l’amour, contre l’aurore, au sein des combattants, des résistants, des Gilets jaunes, on le verra dans les déroutes et les dérives qui se profilent au bord de l’avenir, juste au bord ! Des fureurs venues de tous les âges, de toutes les sphères étoilent sa vocation de poète. Ses mains, son cœur, les forces, les gages de ses écrits sont pris inexorablement au défilé des saccages. Comprenons-nous assez cela !
Jusqu’aux épilogues (non définitifs), jusqu’au retour (non exhaustif) vers ses îles réelles et imaginaires parce que soudain un appel de vie, la requête puissante d’un rêve a frayé la route au désir : La robe frôlée de l’île secouant ses draps - Mes yeux repliés sur toi - Traversant tes yeux je te rencontre - pour aller vers plus de lumière contre toi -tout entier j’en brûle - Grande Fleur des îles cicatrisant les plaies - tu t’ouvres chaude comme une fenêtre - pour traverser la nuit.
Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).
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En seize longs poèmes numérotés en chiffres romains et illustrés par les collages d’Alain Breton, Christophe Dauphin nous immerge dans sa poésie iodée et énergique, du pic des falaises au roulis des galets. « Dans l’émotion seule du vécu », il affirme d’emblée le rôle fondateur de son pays normand dans son itinéraire : « il y a un soleil noir qui nage dans une falaise ». « Nombre parmi les nombres », il appartient à ce « pays bercé par les vertèbres des falaises / que la mer escorte ».
Le Havre et Rouen, villes « unies comme deux lèvres qui embrassent leurs morts », portent les cicatrices indélébiles des martyrs et l’empreinte de notre histoire. Il définit sa « normandité » comme un « lyrisme lucide » qui lui a permis d’entrer « par effraction dans l’alphabet » et de s’affranchir des frontières.
Héritier du surréalisme, il se situe aussi dans la filiation des poètes marqués par le sceau du « soleil noir », tels Marc Patin, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Henri Rode, Patrice Cauda, Jean Sénac, ses frères en poésie, froudroyés par une tragique destinée. Résolument engagé dans une poésie humaine au souffle lyrique assumé et à l’émotion revendiquée, il laisse éclater des mots « de colère et de feu », car « ce n’est pas en pantoufles / qu’on peut décrocher les étoiles ».
Ce « totem », structuré et composé d’allers-retours entre passé et présent, témoigne des déséquilibres et de la violence de notre temps à la dérive, aux « horizons noyés de matraques », observés et vécus par un poète aux mots généreux, « piéton fiévreux » qui sait remonter aux gouffres et aux abîmes mais aussi nommer en fraternité nos rêves et nos espoirs.
Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).
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Une seule ligne dans l'engagement de Christophe Dauphin, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules et secrétaire de l'Académie Mallarmé: la révolte ! La révolte, qui passe par des coups de poings colorés, la révolte, qui passe par une esthétique dynamique fille du surréalisme lui-même issu d'un Rimbaud qui a fait sauter les bouchons de la langue.
Un jour j'ai fracturé le réel avec un pied de biche - j'ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie - qui dort dans les pierres - avec sa cassure gyropharisée - bétonnée avec ton venin - armaturisé avec tes os - La cassure - ton visage en chute libre du 9e étage - La cassure - amour soldé d'un baiser vorace - amitié à la tempe éclatée - des insultes et du mépris plein les veines - La cassure - poing d'une révolte qui n'en finit pas - poing de colère... - La nuit n'a pas encore été décapitée.
Christophe Dauphin boxe la vie et les mots, avec une énergie d'athlète en colère. Images souvent violentes, soeurs de notre violente actualité. Cette poésie est message et tentative de changer le monde, un manifeste permanent. La lutte est la racine-ressort de chaque mot.
La Nature en effet demeure capitale, de même que ce qui se passe entre les humains est capital, et rien n'est oublié dans cet ouragan de métaphores, ponctué par les collages sans concession d'Alain Breton, qui offrent des couleurs savamment déchirées.
La Beauté ici sert une cause, et la multitude de vers beaux et étonnants (le sang est monté au plafond pouir secouer la foudre) se rattache toujours à) une problématique de vie, injustices, tortures, non sans voyages et amour (L'Amazonie a des lèvres de volcan). un ouvrage qui ébouillante.
Claire BOITEL (in revue Poésie première n°85, mai 2023).
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Est-ce trop tard ? Après tout, des extraits de ce recueil ont déjà été publiés dans la revue (numéro 33), en 2020, accompagnés d’un dossier incontournable pour qui s’intéresse à l’auteur. Voilà bien plus d’un quart de siècle que je fréquente Christophe Dauphin, l’homme, le poète et sa poésie et l’amitié qui nous réunit est ce prodige qui nous renouvelle, produit du neuf, de l’inépuisable depuis le familier, le très proche de notre relation.
Ainsi, lisant, avec retard, son recueil, il me semble découvrir une intimité nouvelle chez notre poète. Sa voix s’en-lyrise, verse des confidences, non celles d’un je – le poète est un homme sans je - mais celles d’un loup qui se laisserait approcher La vigueur de ses vers, soudain sertie d’émaux « comme une plage à habiter », nous ouvre à des poèmes-souvenirs et des poèmes-hommage pour des fusillés de la survie.
Avant de découvrir ce nouvel opus, se rappeler que Christophe Dauphin est le grand héritier de la tradition surréaliste, de ceux qui fracturent « le réel avec un pied de biche », de ses inamovibles gardien des « taudis d’étoiles » de l’avenir, pour que vite on y signe « l’azur du soleil » et non qu’on s’en détourne ; de même, ne pas oublier qu’il est le poète des combats, contre « l’avocat-cigare », les « palmiers-Matisse » et le « Passage Jouffroy ».
La poésie, par lui, rend vivante et humaine sa vocation sacrée (lire dangereuse) car elle est la voix de la justice, ou plutôt elle « frappe de justice » notre monde, et rien ne pourra la taire, ni la détourner. Lisez Christophe Dauphin. Et goûtez, aussi, dans ce recueil les dessins de son ami (et mien) Alain Breton.
Quelques-uns des vers parmi ceux qui m’ont touché : « Poète / je me suis adressé la parole la première fois / lors d’un cauchemar » ; « Réveille-toi dans tes os / la mort fermente comme un chien dans tes os » ; « Survivre / il faut survivre tour à tour exalté et honni » ; « Je mailloche la pluie ce balbutiement des nuages » ; « à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours » ; « Jusque dans ton sommeil qui n’a jamais nié / les yeux des autres » ; « À toi de creuser le tunnel dans la respiration des choses » ; « Je suis de ceux / dont les yeux sont partis pour l’horizon » ; « La poésie c’est la journée perdue au fond de la grammaire de nos poches / la chaise renversée du paysage qui boit le verre dans le vent / c’est le je qui cultive l’autre en moi » ; « Îles qui délaissez vos corsages sur le corail des pluies / je vous ramènerai dans mes filets de naufrage »
Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°56, octobre 2023).
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Lectures critiques :
LETTRE À CHRISTOPHE DAUPHIN, À PROPOS DE « TOTEM NORMAND POUR UN SOLEIL NOIR »
Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout. Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :
N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts
D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :
Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes
Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.
Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.
À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.
Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.
Pour diriger une entreprise comme Les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !
J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.
J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.
NIMROD (in recoursaupoeme.fr, 1er novembre 2022).
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Avez-vous lu Dauphin ?
Infatigable animateur de l’importante revue de poésie Les Hommes sans Épaules, Christophe Dauphin est engagé dans une poésie qui n’exclut pas la révolte devant les horreurs de notre époque. Comme s’il s’agissait de survivre en érigeant, tels des totems, des poèmes. Mais dans ce monde qui s’écroule, demeurent les mots et l’amour. Pour Dauphin, « le poète est un gilet jaune » (p. 75). Je vois dans sa poésie une filiation avec « l’amour et le militant » de Gaston Miron.
Je dois à Christophe Dauphin ma découverte des poètes Ilarie Voronca, Vicente Huidobro, Patrice Cauda et Marc Patin. Dauphin est un formidable lecteur des autres poètes. À notre tour de le lire. J’ai donc commandé un de ses recueils. L’auteur a eu la gentillesse de me le dédicacer ! Voici 3 extraits de « Totem normand pour un soleil noir » que j’ai beaucoup aimé. Je souligne le remarquable travail d’édition, les très nombreuses illustrations d’Alain Breton en font un véritable livre d’artiste.
« Enfin toi
que je tenais et qui renais entre mes bras au-dessus de l’abîme ouvert à la recherche de ton nom sans temps mort à marche forcée vers ton corps ce soleil
Ici commence l’amour la peau de l’aube à l’orage ici commence un pays où la main se creuse un continent plus tranchant que la lame des étoiles… » (p. 131)
« Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules » (p. 45)
« Quelle éternité fait-il dans l’oiseau… » (p.66)
Michel PLEAU, Québec, Canada, 27 janvier 2023.
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« Une poésie épique et de l’historique, proche des grands élans de Neruda, Senghor ou Hikmet, mais elle procède par brèves braises, par flammèches et fulgurances, comme brandons qu’expulserait un VOLCAN. Chapeau ! C’est dans la poétique française actuelle très rare. »
Jean-Paul Klée, décembre 2022
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« D’abord le titre : il plante son auteur depuis l’origine locale en sa version magique jusqu’au jaillissement vers un ciel où se revendique le surréalisme à la Duprey.
Le livre est d’un bout à l’autre magnifiquement orné par Alain Breton, dans la collection « peinture et Parole ». Christophe Dauphin, c’est l’héritier du mouvement d’André Breton à l’état pur, c’est-à-dire que chaque page, chaque poème, chaque strophe, chaque vers est l’occasion d’innover dans l’image, d’inventer, de construire et déconstruire sens et vision, à la fois stupéfiant et dopant.
On n’est jamais dans l’ordinaire, le banal, le plat. Tout est possible, rien n’est défini. On se balade dans le paroxysme, on cavale dans l’absurde. On passe d’un extrême à l’autre : la mer déborde du lavabo, ou bien : … dans l’œil de verre d’un pare-brise. Ou encore cette série de trois vers, réjouissant : l’olive s’est noyée dans son huile – l’eau à vidé sa carafe – le parpaing a fui la maison…
Quelquefois c’est l’alinéa qui joue le rôle de booster : … jusqu’à faire dérailler la nuit – et le train… La métaphore peut coulisser doublement : … avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages. Parfois on n’est pas loin de Lichtenberg : … je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu – sa porte (toujours l’alinéa).
Enfin, ce peut-être le feu d’artifices dans la strophe complète : Je me souviens de ce paysage sans horloge – son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau – frappant l’enclume de l’aube.
Voilà quelques zooms pour la forme, qui dans un premier temps éclate au visage du lecteur. Viennent par-dessus, en même temps, gaufrés, les thèmes aussi divers que l’implantation normande entre Caen et Rouen, avec ses paysages viscéraux : la falaise nage en toi comme un œil, et ses sauteurs de prédilection : le cœur n’oublie jamais qu’un cœur nage dans son ventre (à propos de Jacques Prevel), avec deux métaphores parallèles.
Puis les poèmes complets autour d’un lieu, comme Gaza et L’azur court après sa côte de bœuf, la maison Picassiette, à Chartres, ou d’un poète comme Senghor, et Le poète est un Gilet Jaune…
D’autres choses encore comme la drogue : la flamme accuse le feu d’être pyromane, où les îles ici et d’ailleurs : la poésie est le langage de l’Amazonie…
Il y a le ton enfin : l’emportement, la colère, la véhémence, la rage qui secoue les mots et les images.
Le livre superbement enluminé donne la pleine mesure de ce que peut être l’écriture de Christophe Dauphin. »
Jacques MORIN (in revue Décharge n°189, mars 2021).
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Jamais titre n’a d’emblée touché aussi fort. On reconnaît dans ces quelques mots toute la force de son auteur, sa poésie sans concession et terriblement humaine. Le recueil est scindé en seize sections distinctes par le sens, (quelques titres : Retour contre soi, La cassure qui dort dans les pierres, Une main pour être utile, Vers les îles….) Elles sont cependant propulsées les unes par les autres, entrent en résonances et animent le verbe (et la lecture) d’un cinétisme presque insoutenable, tendu par la puissance des images et celle des émotions. Les peintures d’Alain Breton ornent (le verbe est de l’auteur) chaque page, compagnonnage subtil et fidèle, les couleurs et les formes, jamais semblables, interpellent et n’offrent aux poèmes aucun repos. Le Totem est énergie déployée, ancre unique et cependant diluée dans l’espace et les cœurs.
Le poète est né le 7 août 1968 à Nonancourt dans l’Eure, il n’est pas l’effigie ni l’axe central de sa terre natale, L’enfance de sable/que l’on ne peut pas ramasser, // Normand je suis aussi de ce pays-là/ du pays des ronds-points de notre humanité/ il est homme parmi tous et chante dans ce livre une fraternité sans égale à l’égard de toutes ses sœurs et de tous ses frères d’armes Je suis du pays de Jacques Prevel//Nul homme n’est seul dans le ciel de la Charente/de l’Avre du Rhône ou de la Volga// Normand/je suis aussi de ce pays-là/de cette Provence des Hommes sans Épaules//
L’arme ne blesse pas mais réinvente un monde possible où trahison et injustice sont honnis et donnés en pâture aux mâtins invisibles de la révolte. On connaît l’extraordinaire travail d’écriture de Christophe Dauphin, plus de quatorze recueils de poésie, son œuvre de revuiste, et ses essais sur les autres : Cauda, Lucie Delarue-Mardrus, Voronca, Rousselot, Simonomis, Coutaud… Cet élan pour autrui, ce sourire sans fin, est lié intrinsèquement à sa poésie La poésie c’est le je qui cultive l’autre en moi, écriture du don, écriture salutaire. Dauphin ne se pose pas en sauveur mais en ami, il incarne l’amitié, il est celui qui pose la main sur la plaie béante de l’être aimé ou de l’anonyme, sans le dire (mais en hurlant de colère), sans ostentation (mais en écrivant). Sa poésie est acte, chaque combat le sien.
Ce recueil se lit comme une traversée du monde et de ses feux (pour en réchapper), comme une main tendue quand il fait noir. Dauphin personnifie l’espace, le totémise presque, Le ciel s’enfonce dans la boue du Caux//Les arbres suent du pétrole// Ici l’azur vous offre la main// Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche//O îles qui passez au loin//…
Et lui, le poète, se fait espace, se laisse imprégner de toutes parts par les éléments, il fusionne avec la nature, la ville, la réalité et ses pestilences jusqu’à dématérialisation et dilution de son corps un visage éclate dans le bois sec de mes artères// Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules//La falaise c’est toi entier dans sa vague//La falaise nage en toi/ elle n’est pas seulement le pic de ton visage// Là même où j’ai vomi les papillons// Un visage que je taille dans la pirogue d’une falaise//Le sang est monté au plafond pour secouer la foudre// Un sanglot que les chevaux traversent (O la beauté de ce dernier vers !)
L’écriture de Dauphin, à la densité presque épique, d’une sensibilité aigüe, draine et emporte, charrie immondices et nuages, lave le monde. Le poète incarne la révolte et avec elle les forces du possible. Sa voix plonge dans les failles, les plus visibles et celles enfouies au plus profond de chacun. Sans jamais céder face à la douleur et aux béances, cette poésie du combat est un hymne des plus mirifiques à la vie. De même que l’on peut compter sur l’homme, cette poésie exfiltre l’espérance sans qu’elle ne soit jamais ni promise ni même nommée.
Totem normand pour un soleil noir est un voyage hallucinant, on est revient vivifié et abasourdi, secoué d’images, tremblant et pacifié. Lire ce recueil c’est accompagner ce totem normand, incarner la force de son souffle et le recevoir en plein cœur, myriades d’émotions jaillies d’une poésie à fragmentation. Salutaire.
Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°36, 2021).
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Critique littéraire, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, membre actif de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin a aussi écrit une vingtaine de livres de poésie et des essais sur des écrivains tels que Jean Breton, Verlaine, Sarane Alexandrian, Henri Rode, Jean Rousselot. Le lire, dans Totem normand pour un soleil noir, son dernier recueil, c’est prendre en compte deux éléments essentiels qui éclairent ses écrits : la « normandité » et l’émotivisme.
Le premier mot a été forgé par Léopold Sédar Senghor dont on connaît les liens avec la Normandie. Lors d’une conférence privée à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen – le texte intégral en a été publié par les éditions Lurlure en 2018 –, il avait pris grand soin de préciser que le terme de « normandité » tel qu’il le concevait n’était pas la « normanditude » et qu’il ne pouvait être assimilé à celui de « négritude », dont le sens est tout différent. Il y définissait la « normandité » comme « un lyrisme lucide » et disait de l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, qu’il était un « créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même », un créateur de beauté. Christophe Dauphin, qui connut Léopold Sédar Senghor, a fait sienne cette « normandité », à la fois dans sa singularité et son universalisme, une certaine manière de vivre et de penser aux dimensions du monde sans perdre ses racines.
L’autre élément, tout aussi important, est l’émotivisme. Le mot lui-même avait déjà été évoqué par ses amis Guy Chambelland et Jean Breton, mais Christophe Dauphin lui insuffle, avec ses complices de la revue Les Hommes sans épaules, une énergie nouvelle et en précise le sens en l’inscrivant au croisement de la « poésie pour vivre » et du surréalisme, sans oublier le grand ancêtre que fut Pierre Reverdy. Dans un entretien avec la revue Ballast, il proposera cette définition : « L’émotivisme est la création par une œuvre esthétique – grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre – d’une émotion particulière, et non truquée, que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. Car la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. » Qu’on n’attende pas de lui une quelconque poésie de recherche, forgée laborieusement à grand renfort de clichés universitaires, et il n’est pas un mécano qui « trafique le moteur du langage ». Si Christophe Dauphin parle d’esthétique, c’est d’une esthétique de la rupture, qui met les nerfs et la pensée à vif, qui « sabote les sens » pour mettre le réel en dérangement – ce qui n’est pas sans faire penser au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » d’Arthur Rimbaud.
Avec Totem normand pour un soleil noir, superbement orné par Alain Breton, Christophe Dauphin nous rappelle – par le titre déjà – qu’il appartient à un clan, s’inscrit dans une lignée d’écrivains, d’origine normande mais pas seulement, avec une prédilection pour ces poètes marqués du sceau du « soleil noir » que sont, entre autres, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Jean Sénac, Marc Patin. Le livre part d’une adolescence révoltée dans la banlieue ouest de Paris où il déambule, « la vase aux lèvres et la rage en bandoulière », parmi d’autres « compagnons du gravier » au pied des tours.
Dès les premiers mots, le lecteur est bousculé, entraîné dans une « zone d’extrême turbulence » entre l’être et le dire. Il sait qu’il ne sortira pas indemne de cette lecture où la poésie travaille au corps-à-corps, à « la hache d’un cri ». On n’en demandait pas moins de cet écrivain qui « entre par effraction dans l’alphabet », et dans le réel, car c’est « dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots ». Il y a un double mouvement chez ce poète, vers l’extériorité, y compris la réalité la plus sordide qu’il « fracture avec un pied de biche », définitivement du côté des opprimés et des révoltés, en France et ailleurs, ses « frères humains », et vers l’intériorité où il faut creuser pour réveiller les rêves enfouis : « malaxe tes régions reculées qui frottent leurs bois de fables contre l’épaule du cri », écrit-il.
Deux vers expriment clairement ce cheminement : d’une part « les mots boxent la langue avec les poings de la vie », d’autre part « la poésie boxe les mots avec les poings du rêve ». Christophe Dauphin nous entraîne vers une « connaissance par les gouffres », comme l’écrivait si magnifiquement Henri Michaux. La violence de l’écriture n’en masque pas la sauvage et ténébreuse beauté, mais au contraire la révèle :
« Bouquet d’orties en travers du cri qui recrache la mer
dégaine ta vie qui tourne sur toi-même
dégaine et tire à bout portant ton enfance
tes mots-poumons tes tripes qui lèvent l’ancre
ton langage qui plonge comme une sonde
mal aiguisée entre les vagues
dans les mille et un cauchemars de tes os. »
Alain ROUSSEL (in www.en-attendant-nadeau.fr/2021/05/19).
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Avec les ongles et les dents du langage - je suis un loup dont la meute a été décimée - dans un sac de mots épuisés d'éclairs - qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos. Cela ne résume pas les trois âges de l'énigme du sphinx, c'est bien plus vertigineux. Cela résume toute l'histoire de l'humanité. Exclu de la meute, assoifé de pouvoir qu'il était, Minos, enfermé dans le labyrinthe comme le Minotaure, s'envolera-t-il pour se brûler les ailes ou illustrera-t-il par ses actes les dessins de Picasso si mal connus de Minotauromachie, brouillons de Guernica ?
Chapitre VIII, le poète est un gilet jaune: superbe poème à la gloire de la révolte du même nom, de tous les éborgnés, de Geneviève Legay, de l'ancien boxeur Dettinger, qui sauva la vie d'une femme à terre, menacée par une charge aveugle de la police.
Ces lignes le célèbrent : Frappe le malheur et la misère - les canines du néant - qui rendent invisibles à autrui à uex-mêmes - frappe l'oppression jusqu'à son ombre - sur la passerelle les tam-tam galopent - comme un feu de brousse qui te sacre soleil...
A LIRE ABSOLUMENT !
Alain WEXLER (in revue Verso n°184, mars 2021).
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Totem normand pour un soleil noir, ce magnifique ouvrage poétique de Christophe Dauphin, orné par Alain Breton, lie la parole et la peinture dans une spirale enivrante : Sur le ring de la vie - la poésie boxe les mots avec les poings du rêve - cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux.
Ces mots de Christophe Dauphin définissent la poésie, combat implacable et perdu d’avance mais une défaite retournée en victoire, plus exactement en liberté par le dépassement de toute forme. Il avertit : « Réveille-toi dans tes os ». C’est ici et maintenant, dans cette chair là, dans ce corps là, qu’il s’agit de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur le réel pour le transformer par la subtile alchimie de la poésie, art de vivre, de mourir et de renaître de ses cendres. En effet, si « L’azur court après sa côte de bœuf » il est toujours question d’aller « Vers les îles ».
La poésie de Christophe Dauphin est au plus près de l’expérience, de la douleur et de ce qu’elle sécrète de lumière, de connaissance de soi. Il nous fait marcher aux côtés des exclus, des parias, des combattants, des fils et filles de la colère, des vivants finalement, contre les Hommes-machines et leurs produits aliénants. C’est un cri et un coup de pied dans la poubelle dorée du monde, un appel à l’insoumission et à la veille. Ne jamais fermer les yeux, ne jamais même ciller, ne jamais baisser la garde des mots, laisser libre la place pour la joie, la fraternité, l’amitié, l’alliance des êtres.
La poésie écarte tes dents pour que la mer se dégorge de toi
et mange ton visage dans un miroir
ce diamant noir qui saigne en moi
Elle libère la colère de ton armure amnésique
volcan au milieu de tout et de rien
dans la déchirure du bocage de la chair
Et vogue la barque de la vie
qui est un refus dont je suis un atome
un refus qui brandit les poings de mille paysages
dont j’aborde les lèvres comme une plage à habiter
D’abord survivre puis vivre intensément entre les instants de la survie. Se désenclaver du monde. Parfois située, Normandie ou Provence, la poésie de Christophe Dauphin creuse les souvenirs et les savoirs, cherche l’expérience originelle en ce qu’elle a d’insituable, d’universel, de permanent. Il appelle dans son chemin anonymes, proches ou poètes disparus, à la fois fantômes et éveilleurs.
Pas de soleil d’or sans soleil noir.
Il ne s’agit pas de changer le monde. Le monde est un donné. Mais de l’inclure dans quelque chose de plus vaste, toujours inscrit dans le regard de qui est attentif, attentif réellement. Le monde n’a pas besoin de sauvetage mais d’entendement.
L’œil ne s’ouvre jamais que de l’intérieur
vers la lumière carnivore
des papillons d’air et de douleur
Le personnel n’est pas le sujet mais la flèche qui oriente, qui ouvre l’horizon, qui pousse vers le soi et vers ces autres qui demeurent, verticaux et vivants, dans les tourmentes comme dans les temps suspendus.
Quelqu’un ici est près de moi
qui jamais ne m’abandonne
cet amour de mes amis
avec qui je tiens à mon tour au soleil les Assises du Feu
Un admirable instant un festin éternel
dans un silex qui n’est pas une hache guerrière
mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules
dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 28 octobre 2020).
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Il existe dans ce live une foi inébranlable en les mots et la poésie. Dauphin la concocte dans une sorte de néo-surréalisme engagé de bon aloi et une foi dans l’humain démuni face aux divers pouvoirs politiques, idéologiques et religieux.
S’y retrouve - mais sans moindre copie - une doxa héritière des grands anciens, de Vaché à Cendrars en passant par Eluard et bien d’autres. Ils cohabitent avec des tubes d’Ultra Brite mis comme frontières ou blindages pour faire sourire les barbelés qui, en Palestine et à San Diego, partagent le bon grain de l’ivraie.
C’est souvent vif, lyrique tant l’auteur se plaît dans ses mots. La révolte gronde dans des dérives orphiques où il s’agit d’assurer une survivance dans un monde grevé de son lot de perdants : migrants, drogués, etc..
Dauphin veut donc brasser le monde avec ambition pour le secouer…
Jean-Paul GAVARD-PERRET (in le littéraire.com, 25 octobre 2020).
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Ces poèmes expriment le goût pour le travail de la langue, l'attachement aux paysages de Normandie et de Provence, ainsi que la colère contre les religions et le fanatisme. Le poète plaide en faveur d'un monde plus fraternel et se révolte contre le saccage du vivant.
Livres Hebdo / Electre, 2021.
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Mûrie dans les désirs, lavée dans le blasphème, indissociable de la douleur/terreur de vivre et de mourir, engendrée par l’irrationnalité morbide de l’injustice, la colère du poète a changé la couleur du soleil. Et l’on voit naitre la force d’un art poétique si naturellement tourné vers la diversité de l’être et des autres, vers la plaque tournante des fondements, que c’est comme à la manière d’un chœur antique qu’il semble relater les événements, les drames, les jugements iniques du monde, et notamment de la cité à la dérive, faire imploser leurs socles, leurs sédiments.
Montée en flammes, montée en mots, usage du vrai, d’un radiocarbone authentique, et degrés conquis sur les domaines antinomiques de l’impossible : voilà les matériaux du livre. Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire nous dit Christophe Dauphin et l’on entend que c’est d’une main de guérisseur pour en extraire les étincelles sublimes qui en dépit de l’ombre et de la nuit temporelles y demeurent. Dès lors, entre l’aube et le crépuscule, il faudra chercher les filons dans l’incertitude, dans ce « peu à vivre » de l’adolescence, filons qui ont pour noms, miraculeux, Yves Martin, Léopold Sédar Senghor (et bien d’autres), et comme contenant le jeune Christophe Dauphin qui jamais ne se dédira de sa conviction : la lumière, le soleil est dédicataire du chemin.
Et dès l’enfance, cette enfance à la fois décontenancée et volontaire, qui se déroule dans la cité dortoir de Colombes, et qui constitue le premier mouvement du recueil, il y a toujours un tournant où les lueurs percent au milieu des décombres. Selon le principe d’une nouvelle collection Peinture et Parole des éditions Les Hommes sans Épaules, le texte est orné par Alain Breton. Je recommande vivement d’aller voir du côté de ces « ornements ». Il y a là une manne si riche qu’elle provoque arrêts et illuminations.
L’ouvrage se compose de seize chants qui suivent une chronologie approximative relative aux rencontres et aux épisodes déterminants. L’idée-force est cette ligne de conduite constitutive de la personne comme de l’œuvre, cette exigence morale jamais démentie. La fonction créatrice relève ici de l’intellect autant que des abstractions sensibles et imaginatives. La conscience, la pensée, l’enjeu rationnel engendrent leurs propres mondes, leurs propres cimes, leurs mystères. La raison bâtisseuse, le savoir lucide avec la cassure qui dort dans les pierres détiennent les clés des puissances oniriques. Point ne suffit à l’auteur de se laisser porter par un fluide poétique, il faut que le verbe érige l’avenir, construise les fractions de ciment et de ciel, soit partie prenante avec les données du réel.
Il faut que l’homme, consacré en écriture, secoue la lumière de ce ciel, avec ses essences et le spectre des possibles sur la terre. On ne se repose jamais dans les mots, on les délivre de leur être figé, de leurs fictions, on les revêt et leur confère leur part concrète, éminemment efficiente, d’humanité. Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche / j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie / qui dort dans les pierres / avec sa cassure gyropharisée / bétonnée avec ton venin / armaturisé avec tes os. La colère migre, amasse des triomphes, des défaites, se retrouve par-delà les mers, par-delà les frontières, à Alger, à Tunis, à Damas, au Caire, partout où les tueries, la haine et l’injustice rivalisent avec le soleil. Et les mots, des mots sans corps devant l’imposture, le mensonge et les faux-fuyants, devraient demeurer des mots de fête et de chandeleur ? Peut-être deviendront-ils un jour célébrations, peut-être l’azur sera-t-il alors libéré du cœur des galets, mais pas ici, pas maintenant, pas tant que la nuit n’a pas encore été décapitée. Révolte qui peut parfois donner le change, sembler se commettre avec un parti-pris de beauté, avec ses leurres, ses camouflages, ses travestis, ainsi que dans ce cinquième chant L’azur court après sa côte de bœuf qui aborde les reflets et les éclats viciés du sud de la France.
Azur dont le poète nous dit comme par prudence j’en ai toujours un au fond de ma poche, combiné ici avec un simulacre d’harmonie, avec la mer et la disparité des hommes et des apparences, tous ensemble bien guindés, bien gainés, bien faussés. Mais la colère n’est pas seule à s’illustrer dans le cycle impétueux de l’auteur. L’altérité, ce sourd ferment communautaire, cette autre forme de l’amour du prochain, prospectif, décanté, inquiète son sommeil, captive ses sens, sa vision, son éthique, stipule son crédo comme au cœur d’une nuit d’insomnie : La poésie ne dit pas seulement : / JE EST UN AUTRE ! / Elle dit aussi surtout : / JE SONT TOUS LES AUTRES ! L’altérité, la passion humaine infiltre ses textes, nourrit sa recherche, sa substance poétique, creuse son sillon dans son corps et ses rêves jusqu’à l’obsession Survivre / il faut survivre… / une phrase de poings jetés dans le sommeil / mille visages en un seul / qui bondissent à ma gorge / affamés / délirants.
Caux, Le Havre, Etretat, Rouen, partout son cœur s’attarde, fait le constat furieux de l’échec et de la cruauté éternels, administre le baume, l’impuissante consolation de ceux qui portent témoignage, partout où Il pleut la mort où des baïonnettes taillent la côte de bœuf du paysage. Les mots ne sont pas que le bleu du ciel. En tous lieux, sa parole sert les bans lésés, criblés, de la mémoire. L’histoire et l’espoir pourront-ils se régénérer, revivre autrement ? Quoi qu’il en soit le poète s’y emploie d’une constance et d’un élan sans cesse rehaussés. Les mots ne sont pas que des organes d’étoiles.
Et comme pour étayer sa voie, son engagement sans partage, se déploie le thème Normand. Il surgit, dénudant un peu de sa splendeur à chacun de ses surgissements, le grand pays normand inséparable de ses desseins, dispensateur d’intégrité, avec sa loi d’honneur, son soleil privé, élu pour sa permanence factuelle, son immédiateté, et parce qu’il dispense la sentence, le décret historique que l’homme retrouve sens et foi dans son origine. Non pour s’y enfermer, Christophe Dauphin est bien l’être de tout repli, de tout retrait stigmatisés, mais pour y retrouver et faire jouer les fibres d’une cohérence intrinsèque. En vertu de cet enracinement indéfectible, des forces, des volontés inextinguibles qui s’y relaient, et en dépit de ce trop de réalité qui nous étrangle, il va actualiser son aptitude à la pluralité du monde Je voudrais vivre jusqu’à la fin à chaque endroit / où je m’arrête / à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours, et accomplir ce qu’il a une fois pour toutes résolu, sa propre voie fraternelle, substantielle parmi le chemin d’hommes. Un admirable instant un festin éternel / dans un silex qui n’est pas une hache guerrière / mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules / dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.
On le verra partout où se plaident les outrances de l’histoire, dans les nuits laides, nécrosées du passé, des crimes contre l’amour, contre l’aurore, au sein des combattants, des résistants, des Gilets jaunes, on le verra dans les déroutes et les dérives qui se profilent au bord de l’avenir, juste au bord ! Des fureurs venues de tous les âges, de toutes les sphères étoilent sa vocation de poète. Ses mains, son cœur, les forces, les gages de ses écrits sont pris inexorablement au défilé des saccages. Comprenons-nous assez cela !
Jusqu’aux épilogues (non définitifs), jusqu’au retour (non exhaustif) vers ses îles réelles et imaginaires parce que soudain un appel de vie, la requête puissante d’un rêve a frayé la route au désir : La robe frôlée de l’île secouant ses draps - Mes yeux repliés sur toi - Traversant tes yeux je te rencontre - pour aller vers plus de lumière contre toi -tout entier j’en brûle - Grande Fleur des îles cicatrisant les plaies - tu t’ouvres chaude comme une fenêtre - pour traverser la nuit.
Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).
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En seize longs poèmes numérotés en chiffres romains et illustrés par les collages d’Alain Breton, Christophe Dauphin nous immerge dans sa poésie iodée et énergique, du pic des falaises au roulis des galets. « Dans l’émotion seule du vécu », il affirme d’emblée le rôle fondateur de son pays normand dans son itinéraire : « il y a un soleil noir qui nage dans une falaise ». « Nombre parmi les nombres », il appartient à ce « pays bercé par les vertèbres des falaises / que la mer escorte ».
Le Havre et Rouen, villes « unies comme deux lèvres qui embrassent leurs morts », portent les cicatrices indélébiles des martyrs et l’empreinte de notre histoire. Il définit sa « normandité » comme un « lyrisme lucide » qui lui a permis d’entrer « par effraction dans l’alphabet » et de s’affranchir des frontières.
Héritier du surréalisme, il se situe aussi dans la filiation des poètes marqués par le sceau du « soleil noir », tels Marc Patin, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Henri Rode, Patrice Cauda, Jean Sénac, ses frères en poésie, froudroyés par une tragique destinée. Résolument engagé dans une poésie humaine au souffle lyrique assumé et à l’émotion revendiquée, il laisse éclater des mots « de colère et de feu », car « ce n’est pas en pantoufles / qu’on peut décrocher les étoiles ».
Ce « totem », structuré et composé d’allers-retours entre passé et présent, témoigne des déséquilibres et de la violence de notre temps à la dérive, aux « horizons noyés de matraques », observés et vécus par un poète aux mots généreux, « piéton fiévreux » qui sait remonter aux gouffres et aux abîmes mais aussi nommer en fraternité nos rêves et nos espoirs.
Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).
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Une seule ligne dans l'engagement de Christophe Dauphin, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules et secrétaire de l'Académie Mallarmé: la révolte ! La révolte, qui passe par des coups de poings colorés, la révolte, qui passe par une esthétique dynamique fille du surréalisme lui-même issu d'un Rimbaud qui a fait sauter les bouchons de la langue.
Un jour j'ai fracturé le réel avec un pied de biche - j'ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie - qui dort dans les pierres - avec sa cassure gyropharisée - bétonnée avec ton venin - armaturisé avec tes os - La cassure - ton visage en chute libre du 9e étage - La cassure - amour soldé d'un baiser vorace - amitié à la tempe éclatée - des insultes et du mépris plein les veines - La cassure - poing d'une révolte qui n'en finit pas - poing de colère... - La nuit n'a pas encore été décapitée.
Christophe Dauphin boxe la vie et les mots, avec une énergie d'athlète en colère. Images souvent violentes, soeurs de notre violente actualité. Cette poésie est message et tentative de changer le monde, un manifeste permanent. La lutte est la racine-ressort de chaque mot.
La Nature en effet demeure capitale, de même que ce qui se passe entre les humains est capital, et rien n'est oublié dans cet ouragan de métaphores, ponctué par les collages sans concession d'Alain Breton, qui offrent des couleurs savamment déchirées.
La Beauté ici sert une cause, et la multitude de vers beaux et étonnants (le sang est monté au plafond pouir secouer la foudre) se rattache toujours à) une problématique de vie, injustices, tortures, non sans voyages et amour (L'Amazonie a des lèvres de volcan). un ouvrage qui ébouillante.
Claire BOITEL (in revue Poésie première n°85, mai 2023).
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Est-ce trop tard ? Après tout, des extraits de ce recueil ont déjà été publiés dans la revue (numéro 33), en 2020, accompagnés d’un dossier incontournable pour qui s’intéresse à l’auteur. Voilà bien plus d’un quart de siècle que je fréquente Christophe Dauphin, l’homme, le poète et sa poésie et l’amitié qui nous réunit est ce prodige qui nous renouvelle, produit du neuf, de l’inépuisable depuis le familier, le très proche de notre relation.
Ainsi, lisant, avec retard, son recueil, il me semble découvrir une intimité nouvelle chez notre poète. Sa voix s’en-lyrise, verse des confidences, non celles d’un je – le poète est un homme sans je - mais celles d’un loup qui se laisserait approcher La vigueur de ses vers, soudain sertie d’émaux « comme une plage à habiter », nous ouvre à des poèmes-souvenirs et des poèmes-hommage pour des fusillés de la survie.
Avant de découvrir ce nouvel opus, se rappeler que Christophe Dauphin est le grand héritier de la tradition surréaliste, de ceux qui fracturent « le réel avec un pied de biche », de ses inamovibles gardien des « taudis d’étoiles » de l’avenir, pour que vite on y signe « l’azur du soleil » et non qu’on s’en détourne ; de même, ne pas oublier qu’il est le poète des combats, contre « l’avocat-cigare », les « palmiers-Matisse » et le « Passage Jouffroy ».
La poésie, par lui, rend vivante et humaine sa vocation sacrée (lire dangereuse) car elle est la voix de la justice, ou plutôt elle « frappe de justice » notre monde, et rien ne pourra la taire, ni la détourner. Lisez Christophe Dauphin. Et goûtez, aussi, dans ce recueil les dessins de son ami (et mien) Alain Breton.
Quelques-uns des vers parmi ceux qui m’ont touché : « Poète / je me suis adressé la parole la première fois / lors d’un cauchemar » ; « Réveille-toi dans tes os / la mort fermente comme un chien dans tes os » ; « Survivre / il faut survivre tour à tour exalté et honni » ; « Je mailloche la pluie ce balbutiement des nuages » ; « à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours » ; « Jusque dans ton sommeil qui n’a jamais nié / les yeux des autres » ; « À toi de creuser le tunnel dans la respiration des choses » ; « Je suis de ceux / dont les yeux sont partis pour l’horizon » ; « La poésie c’est la journée perdue au fond de la grammaire de nos poches / la chaise renversée du paysage qui boit le verre dans le vent / c’est le je qui cultive l’autre en moi » ; « Îles qui délaissez vos corsages sur le corail des pluies / je vous ramènerai dans mes filets de naufrage »
Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°56, octobre 2023).
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Lectures critiques :
Déesse facile par la rose et la ruse
Surgie fendue d’entre les songes
entre tes seins et moi tous les pilleurs d’épaves
C’est toi la femme qu’un nécromant sortit
de sa cornue
durant l’émeute des oiseaux
J’appréciai sur ma peau tes couchers de soleil
Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps
Chaque recueil de poèmes d’Alain Breton étonne et détonne sans effacer un sentiment intime de familiarité. L’explosion des mots, non sans sagesse, révèle des alliances insoupçonnées.
Donc j’ai fait civilisation
j’ai fait beauté au seul défaut de l’herbe
j’ai fait rêves pour enrayer la pourriture
j’ai fait splendeur et bassesse
j’ai fait soleil mystérieux de ma face
j’ai fait éternité de mon absence
mais je n’ai pas trahi
Tout peut être dit suggère Alain Breton. Encore faut-il connaître la symphonie des mots pour en faire une fête salvatrice, non qu’il y ait quoi que ce soit à sauver de personnel mais la beauté, la liberté, l’amour… des puissances sans doute éternelles en soi, indépendantes de ce qu’en font les êtres humains avec leur expression sans cesse contestée.
En libérant les mots et les sons du carcan des préjugés et conditionnements, c’est l’espace même de l’être qui se désencombre. De nouveaux mondes apparaissent. Ils sont internes, externes, ni l’un ni l’autre. Le défi ultime, celui qui nous réintègre à notre propre nature, appelle la restauration d’un rapport secret au son, au mot, à la langue pour abolir les temps ou jouer avec, suspendre les causalités trop linéaires, choisir les tourbillons qui en leur centre préservent un lieu exquis.
Pendant qu’allaient et venaient
les Bönpos du mont Kailash
j’ai laissé quelques transes
chez les poneys des steppes
négligé des saillies pour la part du Diable
Compagnon des corsaires
j’ai capturé des îles fraîches
pleines de nèfles et d’oiseaux
chanté sous des nuages splendides
près des cercles respirants d’Asger Jo
nagé aussi dans l’eau de Lyre
en piétinant les herbes récitées
et demandé l’hospitalité au lièvre qui court
sans jamais s’arrêter
Beaucoup de poèmes apparemment réussis ne franchissent pas avec succès les lèvres. Dits sur scène, ils tombent lourdement au sol sans atteindre et réveiller les esprits de ceux qui entendent. Lire les textes d’Alain Breton à haute voix, donner vie aux images, permet de pénétrer des états nouveaux où la distinction entre le rêve et la réalité s’estompe.
Poètes je suis venu voir vos boiteries les miennes
les broderies dans vos douleurs
Le saviez-vous
je vis poète je mange poète je lis poète
Jadis j’ai été décoré des ordres
du rire et du sanglot
aussi de la rivière fabuleuse
des cris de plaisir de l’hirondelle
Rémi Boyer (in lettreducrocodile.over-blog.net, février 2024).
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J’ai cherché des passages, des périodes d’élection pour les citer dans mon texte, mettre en exergue les traits les plus percutants, les plus emblématiques et j’ai trouvé tout le livre. « Je ne rendrai pas le feu ». Il dit vrai, Alain Breton dit vrai, il ne l’a pas rendu ! Il l’a séduit, mûri, étayé, érotisé, soumis aux dents de l’étreinte, aux processions grimpantes et chutant de l’imaginaire et contraint à produire son ultime ou premier aveu : tout est le rêve. Cependant… C’est bien moi pourtant ce portrait des frayeurs.
L’ouvrage s’ouvre sur cette quête, à la fois affirmation et doute persistant de l’auteur sur son identité humaine et poétique. Il s’interroge sur l’instabilité du jour, des petits jours, de la connaissance et du lien amoureux. L’interrogation apporte-t-elle le bonheur, le malheur ? Le lien ténu du regard sur l’amour, auquel on reste suspendu – par la bouche, autrement dit par le baiser et le dire - comme une araignée à son fil, pendule du rien au rien, d’un sursaut, d’une esquisse au peut-être, au sans doute. Comme d’habitude tu ne dors pas / Les heures qui passent exhument la lumière / Écoute la pluie peut-être / quelques gouttes de sa gloire L’insomnie renvoie à une totale solitude.
L’insomnie sans fard ni fioriture, ni arrangement tonal, l’entêtante, la muette accompagnatrice engendre en lui une vierge et souple et durable et repentante mélancolie. Laquelle dépose sa morsure livide, péjorative, dans tout ce qu’elle sonde. Ainsi comme dans le poème de la page 16 : J’ai vu tous les oiseaux lassés par mes chansons / et mes amours abandonnées / puis mes bateaux qui ne partent jamais, que le lecteur le moins éclairé ne peut accueillir que par dénégation, car tout ce qui fait figure de liste d’échecs ici est la substance même, les sacs d’offrande, les sacs poétiques, les muscles, la chair d’or, les égards, les désirs hyperboliques du poète. Tout est là, en excès ! Un sacrifice sublime, initiatique de tous les temps ! Et comment ne pas mentionner comme deux thèmes, deux inspirations liées par transparence, cette phrase tirée de la correspondance de Kafka : « En tout, je n’ai pas fait mes preuves », dans les deux cas comme un acte de mortification, doux et dur, une posture d’inclination devant la révélation, l’ange jaloux et – en dépit des riens, en dépit de tout – annonciateur de l’œuvre créatrice ! Demeure l’enfant de l’insomnie, l’enfant qui sait, qui ressasse ce qu’il sait dans l’indomptable silence intérieur, le passé, sans date, désaffecté et figé. Mon Dieu - renvoyez-nous dans les tétons qui causent - dans la langue du chien - Faites que l’on fâche - faites que l’on morde mais que l’on aime - Donnez-nous les poèmes les plus drus - les vers les plus féroces - les éclats dont mourrait même le feu. Moment d’arrêt où les frayeurs, déjà évoquées, se précisent, se concentrent. Où l’une d’entre elles, peut-être celle qui liait le tout, va révéler son identité : l’indifférence. Absence à l’être, subie ou suscitée ?
Mais là, surtout, dans l’oraison qui s’élève au milieu des vertiges, les deux ne se confondent-elles pas en une ? En nous aussi quelque chose se ralentit, frôle une fin, telle ou telle autre pressentie, se fixe. On éprouve la puissance et l’humilité envoûtante des mots de sa prière. L’insomnie du poète n’était-elle pas un autre visage de l’indifférence ? Nonobstant tous ces contretemps, Alain, rapide, alerte, rebondit sans cesse, dribble pourrait-on dire (Alain est footballeur) devant tous les événements de l’existence réels ou moins réels. Qu’importe, la vie passe aussi par un jeu de jambes habilitées à gérer les passions, l’angoisse, l’adrénaline, le plaisir. J’ai rencontré John Coltrane et Nelson Mandela… J’ai croisé Didon l’effileuse infirmière trans-sexe… J’ai vécu dans un lit qui foisonne… J’ai prié Tatanka Iotake des Unkpapa… J’ai su éviter les tueurs à gages… S’animent, s’électrisent dans le champ textuel toujours en puissance d’émotion, d’inépuisables et orgiaques mutations.
Les rêves d’Alain Breton, sans égard pour leurs nuits blanches, s’assemblent, se fertilisent. Il y en aura pour toutes les obédiences et dramaturgies féminines, pour la lune en déshérence et pour la fin du monde ! Qui pourrait refuser sa part, laisser son butin entre les lignes, quand on joue, quand on ruse et que la mort elle-même est ludique ? Et s’il revêt toutes les panoplies, trophées de rêves et de pays lointains, s’il nous enivre de la prolifération des lieux, c’est parce que ivres nous serons plus enclins à frayer avec lui, maître et gardien invisible, insoumis, du questionnement. On le verra souvent, le poète use de dérision. Mais sa dérision est pleine de sentences et de raisons naturelles et couvre toute la distance entre le ciel et l’abîme. Elle connait et illustre les voyages, pose ses jalons sur l’histoire, la géographie, anticipe les lointains et se lie avec le prochain. Et l’amour est-il sauf de la raillerie ? Tient-il sa place au milieu des monstres et des travestis, des prouesses, des litiges de la magie, des transferts et mutations d’époques et de noms, dans la grande fête foraine de la Poésie ? Sauf ? De toute évidence : oui. Sauf, par-delà les apparences ? De toute évidence : non. Et pas seulement parce que l’amour est mortel, qu’il porte en naissant des germes de mort, et qu’il lui est imparti une certaine durée, un segment de vie, mais parce que l’indifférence des êtres pensants est toujours… reconductible. Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps Mais ne le cherchez pas où vous l’avez trouvé. Alain est doué d’étranges organes de locomotion qui le mènent d’éclipse en éclipse, de l’agonie à la vie, de prosodies, de fééries en dogmes cataleptiques et de la vie encore à des morts si douces, si nubiles. À ces dernières aussi, Alain Breton, indemne de chants secs et de superstition, prodigue des « je t’aime ». Peut-être que je ne conviendrai pas / à la Grande Calèche / C’est une chose la confiance de la mort / ses engouements soudains / pour les plus jeunes même.
Lueur des pas perdu, la deuxième partie du livre s’ouvre sur un manuel, un manifeste pratique de l’amour du monde réservé aux enfants des prophètes ou des dieux olympiens tant la minute de conciliation, de rapprochement sorcier avec la vérité est d’envergure et où, en quelques lignes, le remord, le scrupule, la matière peccable du sexe et des assauts d’universalité et d’intimité sont renversés. Tu me donneras le jour espiègle. J’ai du temps à perdre, tu m’apprendras à danser. Tu me persécuteras ; tu t’attendriras sur ma façon de tuer. Tout ce qui sera énoncé de plus essentiel désormais fait mystérieusement figure de dérive, use de paradoxes si savants, si supérieurs que le rire comme les larmes nous écorchent, dérangent la structure, l’harmonie et la peau du visage sans jamais rien remettre à sa place.
C‘est de ces visages décalés que nous le lisons. Ici, la décadence du sens, la blessure symptomatique des images illustre la révélation, c’est-à-dire l’instant d’élection du poète, sa désignation, sa proximité avec le verbe. Il n’y a pas de ballotage, de tremblement d’approximation, de foi perdue, indue, d’hésitations chiches ou malencontreuses : Alain Breton est le poète élu ! Son courage est double et triple, maitre et victime de soi et des événements, sa bravoure, sa bravade rieuse se retirent ou s’engouffrent dans la douleur et traversent tous les obstacles, tous les barrages du monde souffrant. « Lueur des pas perdus », des pas qui savent ce qui vit et ce qui meurt, qui redistribuent sans fin l’équilibre sur un fil de peur, sur un fil qui a peur et transmet cette peur comme offrande à celui qui le défie.
C’est cela l’héroïsme du poète, ce mystificateur / mystifié dans un corps de conquête, qui invente infatigablement des armes d’apprêt, d’appoint, dans le danger, l’incohérence, l’incertitude de la magnificence et du magnétisme de l’être. Ô halo de la grandeur - comme chez Phidias le Zeus d’Olympie - régnant sur la dynastie des hamsters anxieux - Ô temps désarticule donc ton rugueux atelier - ta mémoire voleuse d’oublis - Crée une nouvelle chevalerie des minutes - Protège nos égéries- dont la lumière s’allume en marchant - et les chiens des brumes - nos maraudeurs
Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024)
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En choisissant comme prix 2024 le recueil d’Alain Breton, Je ne rendrai pas le feu, remercions l’Académie Mallarmé de mettre à l’honneur un pan méconnu de la poésie française : un courant qui n’est pas né de la dernière pluie, avec ses poètes « à hauteur d’homme » des années 70, tournés vers le quotidien, la simplicité, usant d’un humour en demi-teinte, et qui compta parmi ses membres des Jean Rousselot, Yves Martin, Claude de Burine et bien sûr, le père d’Alain, Jean Breton. L’apport d’Alain Breton à cette histoire déjà demi-centenaire est d’ajouter à l’humour la dérision, à la simplicité la fantaisie onirique, ainsi qu’une belle tranche de surréalisme et un fumet de mélancolie produit par l’émerveillement du regard.
Relisant ce recueil, j’ai également noté un trait propre à notre poète : le goût de la fraternité. En interpellant tant de poètes à travers leur mise en exergue, c’est tout une génération qui défile dans la lucarne des pages ! Une génération et un lieu : la Librairie-Galerie Racine de Paris. J’y reconnais Paul Farellier, Elodia Turki, Odile Cohen-Abbas, Guy Chambelland, Henri Heurtebise, Sébastien Colmagro, Yves Mazagre, Gabrielle Althen, Christophe Dauphin, Serge Brindeau et tant d’autres.
Parlons maintenant du recueil. Il s’agit d’un album de voyages où le poète nous partage ses expériences et ses rencontres au sein d’un immense présent (une plaine) qui rassemblent des pharaons, des poneys sauvages… et aussi la rue Monge « car je suis seul souvent / comme je descends la rue Monge / comme je parle longuement à la pluie ». Les voyages proviennent des lectures de l’enfance avec leurs Indiens et leurs aventures, ou des rêves apparus en tournant les pages d’un livre d’histoire, ou devant les portulans d’aventuriers perdus, ou encore (j’imagine) après la lecture distraite d’une presse scientifique.
De ces poèmes, il ressort un sentiment de paix espiègle, celle d’avoir chassé les vanités du monde pour privilégier ses paysages intérieurs où les rêves d’enfant trouvent grâce et place. Et vient alors cette conclusion riche d’une fraternelle sagesse : « Ami ne t’inquiète plus / Tout est élucidé / Tout s’excuse ». Cette promesse, de poète, il la tient d’un « Moi / issu de toutes les absences ». Mais concluons en revenant aux Indiens d’Alain Breton.
Voyez comment ils traversent les poèmes un fois « debout sur le cheval », un fois tapis en train d’écouter « le discours des bisons dans les hordes fleuries de myrtilles ». Si vous vous approchez de cette petite tribu, avec prudence cela s’entend, regardez celui qui se tient au milieu, le ni-costaud, ni-malingre, mais avec un sourire qu’on n’oublie pas malgré ses peintures de guerre. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à…
Pierrick de CHERMONT (in revue Possible, octobre 2024).
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ALAIN BRETON, POETE VOYANT, PRIX MALLARME 2024
Né en 1956 à Paris, Alain Breton, poète, éditeur, critique littéraire, a reçu le prix Mallarmé 2024, l’une des plus hautes distinctions en matière de poésie en France, le samedi 9 novembre 2024, à Brive, pour son livre de poèmes Je ne rendrai pas le feu, paru aux Éditions des Hommes sans Épaules.
Alain Breton est poète, critique littéraire et éditeur. Après avoir été éditeur à l’enseigne du Milieu du jour de 1989 à 1996, il codirige à Paris, depuis 1996, avec Elodia Turki, les éditions Librairie-Galerie Racine. Critique littéraire, Alain Breton est membre du comité de rédaction, depuis 1997, de la revue Les Hommes sans Épaules, qui est une revue littéraire et poétique française fondée en 1953 par Jean Breton, inspirée par le mouvement surréaliste et dadaïste, elle représente un pan important de la vie poétique et littéraire française, et met souvent en lumière des voix innovantes ou peu conventionnelles.
Poète et découvreur de poètes, Alain Breton est également l’un des animateurs et des poètes principaux de l’« émotivisme », courant poétique contemporain qui prolonge l’action de la « Poésie pour vivre », dont l’acte de naissance fut cosigné en 1964 par Jean Breton et Serge Brindeau. « Or la poésie devrait être avant tout accueil, méditation-lucidité, communication aimantée », a ainsi écrit Alain Breton dans l’Editorial de la revue numéro 1 (deuxième série) des Hommes sans Épaules paru 1991.
Dans son recueil Je ne rendrai pas le feu, le poète, nouveau Prométhée, affirme être l’Homme-Dieu-Monde, accueillant tous les autres poètes mais aussi le monde dans son entier et tous les règnes de la nature, comme toutes les époques et tous les temps dans son poème. L’habitation du monde, oikos, est écosophie prônée par un écrivain qui s’affirme dans le respect de toutes les formes de vie, le poème mettant en lumière sa force d’hospitalité et nous accueillant, comme le fait Edmond Jabès, dans son livre :
Comme l’oiseau
je ne me suis jamais éloigné des étoiles
pour espionner leurs coutumes
ni de la fleur dépeignée par l’abeille
buvant au goulot le soleil
ni du ruisseau assis au bord du ciel
de la Lune dans sa chapelle d’heures
ou de l’orage posé dans la maison d’hôtes
sur la table sacrée
et j’ai vécu près d’un nuage
Le monde, dans son ensemble est un répertoire de choses où tout renvoie à tout, éternellement, sans fin, comme l’oiseau n’oublie jamais que les choses font partie d’un tout. Il s’agit de sentir, le vertige, le tourbillon des choses cosmiques. La poésie est matière vivante. Elle consiste à rester aux écoutes, aux aguets de l’au-dehors et de l’au-dedans, c’est inépuisable et c’est une joie, comme de se trouver en vibration avec le monde. Vivre en poésie, c’est vivre dans le sacré du monde. Entrer en communion avec la vie. La parole d’Alain Breton est fraternelle, elle cherche à entrer en résonance avec l’autre, avec d’autres voix poétiques. Car nous sommes au monde et le monde est en nous à travers le temps immémorial, archétypal de la mémoire et du présent dans un éternel palimpseste. Le Phénix est le témoin d’une résurrection plurielle, la parole du poète étant capable de passion mais aussi de compassion comme le montre sa « larme brûlante » :
et si vous me voyez solitaire et confiant
c’est que j’ai pour ami le Phénix
dont la larme brûlante contient tous les noms
Tonalité rimbaldienne du « Bateau ivre », épopée, rapsodie évoquant les voyages en terre de poésie dans la filiation de Cendrars ou dans la revisitation des stèles de Segalen, Alain Breton se fait lecteur de tous les poètes du monde, visionnaire de tous les temps, de toutes les strates temporelles et de tous les paysages littéraires et cosmiques :
J’ai fait halte dans les poésies
de Ray d’Adonis de Ritsos
dit Tout doux à Arthur
et pleuré avec Rilke
L’essentiel de l’effort du poète ne consiste pas à produire des images, à transcrire des visions mais à empêcher que ces images ne se forment tout à fait. Par un mouvement très rapide, Alain Breton n’arrête le poème sur aucune vision fixe. Sa poésie est configuration de l’étonnement et de l’émerveillement.
Il est ce poète de l’éclat et de la rencontre. Voyant, voyageur, explorateur. Observateur d’un monde déconcertant, il en transcrit les aspects divers, tels qu’ils se présentent à lui, dans le désordre originel qu’aucune intervention de la raison n’aurait encore débrouillé. Comme le veut Rimbaud, « Il arrive à l’inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! ». L’univers évoqué, comme dans Les Illuminations rimbaldiennes, est animé d’une vie propre, permettant de donner voix aussi à un autre poète voyant, Daniel Biga :
Quel bonheur !
Je descendrai le Mississippi
pour rencontrer Tecumseh le Puma
comme avant
Daniel Biga
Succession d’images instantanées, « hallucinations simples » dont aucun souci descriptif n’entrave la liberté. Tohu-bohu des références mythiques historiques et géographiques contradictoires et juxtaposées où mythes, épopées, contes et fables, péplums voisinent tout comme l’Enéide, Dionysos, un gladiateur ou encore le quadrige de Ben Hur dans une sorte de fresque simultanéiste. Le je dépourvu de sa singularité d’individu, dissous en d’incessantes métamorphoses, perd cohérence et stabilité. Il tend à une forme d’impersonnalité :
Et je pensai
as-tu réinventé l’amour
et toi rêvé tant de fois
d’être un autre
« Car je est un autre », telle est la célèbre affirmation d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871. Il existe, en effet, dans l’écriture d’Alain Breton, une puissance de déplacement. C’est une poésie faite monde où le poète se dépersonnalise, où plus personne ne dit je, où « le cuivre s’éveille clairon ». La poésie est multiplicité, démultiplication, don d’ubiquité :
Trop jeune durant la Préhistoire
un peu en retard à la bataille de Samothrace
enroué au cours de la conférence de Valladolid
amoureux durant le concile de Nicée
nu sur une plage pendant la campagne de Russie
et je me suis cassé un ongle avant Hiroshima
Moi
issu de toutes les absences
La fraternité en poésie, c’est ce mouvement qui consiste à se mettre à la place de l’autre.
Ce n’est pas que de moi l’aveu
il y a toujours eu trop de peau
trop de se chercher dans les autres
Le lieu de la parole ne rejoint plus forcément le lieu politique de l’autorité mais parfois le lieu poétique de l’échange et du partage. Le mystère du poète, c’est alors un regard. Dans un premier temps, se faire voyant, devenir visionnaire, c’est se faire aveugle pour trouver un autre regard, comme l’a compris Henri Michaux (1899-1984), s’aventurant dans l’inconnu :
« C’était pendant l’épaississement du grand écran. Je voyais ! se peut-il me disais-je, se peut-il ainsi qu’on se survole. C’était à l’arrivée entre centre et absence, à l’Euréka, dans le nid de bulles. »
Poésie d’Alain Breton dont l’unique ambition serait de « donner à voir ». Livre d’un voyant, ces poèmes seraient, somme toute, moins à lire qu’à voir, à recevoir. Le lecteur devrait pour accéder au poème se transformer en spectateur de cet ensemble de scènes qui relèvent d’une théâtralité constante, travail d’enluminures, kaléidoscopes, lanternes magiques.
Il s’agit de susciter, grâce aux pouvoirs d’un langage créateur, un monde neuf. Il s’agit d’accéder à une réalité dont nous séparent d’ordinaire les limitations de notre moi. Composé instable, toujours sur le point de se défaire, la poésie d’Alain Breton tend naturellement vers l’éclat, la fulguration. Elle doit sa fascination à cette étrangeté radicale détachée de toute rhétorique de la représentation. L’œuvre rompt avec une poésie lyrique ou pittoresque qui limitait son champ aux émotions humaines et aux spectacles arrangés par et pour l’homme ; elle invente les formes nouvelles qui doivent permettre d’accéder à une réalité que l’on découvre et que l’on crée dans le même mouvement et qui ouvre le chemin vers une nouveauté poétique :
Parmi les usagers
certains connaisseurs choisiront la bonne gare
celle qui n’existe pas
et les horaires pour l’absolu
La révolution de l’écriture est aussi provocation contre les normes, les chiens y mordant la boue :
Mon Dieu
renvoyez-nous dans les tétons qui causent
dans la langue du chien
Faites que l’on fâche
faites que l’on morde mais que l’on aime
Donnez-nous les poèmes les plus drus
les vers les plus féroces
les éclats dont mourrait même le feu
Le poète perd son individualité pour devenir chantre de l’universel, voix traversante d’un inconscient commun. Il s’exprime dans les lieux d’une communauté refondée :
soufflant dans une pipe d’opium
un jour tu connaîtras les adeptes du krill
la baleine le cachalot
par le baiser qui les unit
et peut-être pourras-tu plusieurs fois mourir
par un chas de la mer
sans jamais lasser le Donneur d’embruns
La poésie, permet de créer du lien entre intime et communauté, partage, dialogue, tension lyrique, entre-deux entre émotion intime et dimension universelle :
Ainsi je t’ai aimée à Tizi Ouzou
près de la gare de l’Est
en toute imprécision
J’ai aussi foulé le sol cheyenne
maigri par pemmican
pour apprendre la danse de mort aux vautours
et guerroyer sur les chevaux arqués
Le poète, par sa poésie, a ouvert l’événement d’exister, l’espace et le temps de la naissance, il a donné, une fois pour toutes, dans l’instant aigu, dans l’instant qui dure, tout ce qu’il a à donner. Poète indien, poète boxeur à la manière de Kafka, poète d’illuminations où se ressaisit toute totalité entre pierres immémoriales, lectures de l’enfance, contes, fables et épopée, écriture d’une universalité dans la précarité de l’humanité mêlée au monde :
Allez
apportez-moi des fleuves un dolmen
ma tortue Caroline et la Sorcière des mers […]
Terre je m’incline ciel je suis venu
Lumières lointaines souvenez-vous de nous
Et si je t’aime cela te multiplie
Béatrice BONHOMME (in /litteratureportesouvertes.wordpress.com, le 24 janvier 2025).
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Lectures critiques :
Déesse facile par la rose et la ruse
Surgie fendue d’entre les songes
entre tes seins et moi tous les pilleurs d’épaves
C’est toi la femme qu’un nécromant sortit
de sa cornue
durant l’émeute des oiseaux
J’appréciai sur ma peau tes couchers de soleil
Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps
Chaque recueil de poèmes d’Alain Breton étonne et détonne sans effacer un sentiment intime de familiarité. L’explosion des mots, non sans sagesse, révèle des alliances insoupçonnées.
Donc j’ai fait civilisation
j’ai fait beauté au seul défaut de l’herbe
j’ai fait rêves pour enrayer la pourriture
j’ai fait splendeur et bassesse
j’ai fait soleil mystérieux de ma face
j’ai fait éternité de mon absence
mais je n’ai pas trahi
Tout peut être dit suggère Alain Breton. Encore faut-il connaître la symphonie des mots pour en faire une fête salvatrice, non qu’il y ait quoi que ce soit à sauver de personnel mais la beauté, la liberté, l’amour… des puissances sans doute éternelles en soi, indépendantes de ce qu’en font les êtres humains avec leur expression sans cesse contestée.
En libérant les mots et les sons du carcan des préjugés et conditionnements, c’est l’espace même de l’être qui se désencombre. De nouveaux mondes apparaissent. Ils sont internes, externes, ni l’un ni l’autre. Le défi ultime, celui qui nous réintègre à notre propre nature, appelle la restauration d’un rapport secret au son, au mot, à la langue pour abolir les temps ou jouer avec, suspendre les causalités trop linéaires, choisir les tourbillons qui en leur centre préservent un lieu exquis.
Pendant qu’allaient et venaient
les Bönpos du mont Kailash
j’ai laissé quelques transes
chez les poneys des steppes
négligé des saillies pour la part du Diable
Compagnon des corsaires
j’ai capturé des îles fraîches
pleines de nèfles et d’oiseaux
chanté sous des nuages splendides
près des cercles respirants d’Asger Jo
nagé aussi dans l’eau de Lyre
en piétinant les herbes récitées
et demandé l’hospitalité au lièvre qui court
sans jamais s’arrêter
Beaucoup de poèmes apparemment réussis ne franchissent pas avec succès les lèvres. Dits sur scène, ils tombent lourdement au sol sans atteindre et réveiller les esprits de ceux qui entendent. Lire les textes d’Alain Breton à haute voix, donner vie aux images, permet de pénétrer des états nouveaux où la distinction entre le rêve et la réalité s’estompe.
Poètes je suis venu voir vos boiteries les miennes
les broderies dans vos douleurs
Le saviez-vous
je vis poète je mange poète je lis poète
Jadis j’ai été décoré des ordres
du rire et du sanglot
aussi de la rivière fabuleuse
des cris de plaisir de l’hirondelle
Rémi Boyer (in lettreducrocodile.over-blog.net, février 2024).
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J’ai cherché des passages, des périodes d’élection pour les citer dans mon texte, mettre en exergue les traits les plus percutants, les plus emblématiques et j’ai trouvé tout le livre. « Je ne rendrai pas le feu ». Il dit vrai, Alain Breton dit vrai, il ne l’a pas rendu ! Il l’a séduit, mûri, étayé, érotisé, soumis aux dents de l’étreinte, aux processions grimpantes et chutant de l’imaginaire et contraint à produire son ultime ou premier aveu : tout est le rêve. Cependant… C’est bien moi pourtant ce portrait des frayeurs.
L’ouvrage s’ouvre sur cette quête, à la fois affirmation et doute persistant de l’auteur sur son identité humaine et poétique. Il s’interroge sur l’instabilité du jour, des petits jours, de la connaissance et du lien amoureux. L’interrogation apporte-t-elle le bonheur, le malheur ? Le lien ténu du regard sur l’amour, auquel on reste suspendu – par la bouche, autrement dit par le baiser et le dire - comme une araignée à son fil, pendule du rien au rien, d’un sursaut, d’une esquisse au peut-être, au sans doute. Comme d’habitude tu ne dors pas / Les heures qui passent exhument la lumière / Écoute la pluie peut-être / quelques gouttes de sa gloire L’insomnie renvoie à une totale solitude.
L’insomnie sans fard ni fioriture, ni arrangement tonal, l’entêtante, la muette accompagnatrice engendre en lui une vierge et souple et durable et repentante mélancolie. Laquelle dépose sa morsure livide, péjorative, dans tout ce qu’elle sonde. Ainsi comme dans le poème de la page 16 : J’ai vu tous les oiseaux lassés par mes chansons / et mes amours abandonnées / puis mes bateaux qui ne partent jamais, que le lecteur le moins éclairé ne peut accueillir que par dénégation, car tout ce qui fait figure de liste d’échecs ici est la substance même, les sacs d’offrande, les sacs poétiques, les muscles, la chair d’or, les égards, les désirs hyperboliques du poète. Tout est là, en excès ! Un sacrifice sublime, initiatique de tous les temps ! Et comment ne pas mentionner comme deux thèmes, deux inspirations liées par transparence, cette phrase tirée de la correspondance de Kafka : « En tout, je n’ai pas fait mes preuves », dans les deux cas comme un acte de mortification, doux et dur, une posture d’inclination devant la révélation, l’ange jaloux et – en dépit des riens, en dépit de tout – annonciateur de l’œuvre créatrice ! Demeure l’enfant de l’insomnie, l’enfant qui sait, qui ressasse ce qu’il sait dans l’indomptable silence intérieur, le passé, sans date, désaffecté et figé. Mon Dieu - renvoyez-nous dans les tétons qui causent - dans la langue du chien - Faites que l’on fâche - faites que l’on morde mais que l’on aime - Donnez-nous les poèmes les plus drus - les vers les plus féroces - les éclats dont mourrait même le feu. Moment d’arrêt où les frayeurs, déjà évoquées, se précisent, se concentrent. Où l’une d’entre elles, peut-être celle qui liait le tout, va révéler son identité : l’indifférence. Absence à l’être, subie ou suscitée ?
Mais là, surtout, dans l’oraison qui s’élève au milieu des vertiges, les deux ne se confondent-elles pas en une ? En nous aussi quelque chose se ralentit, frôle une fin, telle ou telle autre pressentie, se fixe. On éprouve la puissance et l’humilité envoûtante des mots de sa prière. L’insomnie du poète n’était-elle pas un autre visage de l’indifférence ? Nonobstant tous ces contretemps, Alain, rapide, alerte, rebondit sans cesse, dribble pourrait-on dire (Alain est footballeur) devant tous les événements de l’existence réels ou moins réels. Qu’importe, la vie passe aussi par un jeu de jambes habilitées à gérer les passions, l’angoisse, l’adrénaline, le plaisir. J’ai rencontré John Coltrane et Nelson Mandela… J’ai croisé Didon l’effileuse infirmière trans-sexe… J’ai vécu dans un lit qui foisonne… J’ai prié Tatanka Iotake des Unkpapa… J’ai su éviter les tueurs à gages… S’animent, s’électrisent dans le champ textuel toujours en puissance d’émotion, d’inépuisables et orgiaques mutations.
Les rêves d’Alain Breton, sans égard pour leurs nuits blanches, s’assemblent, se fertilisent. Il y en aura pour toutes les obédiences et dramaturgies féminines, pour la lune en déshérence et pour la fin du monde ! Qui pourrait refuser sa part, laisser son butin entre les lignes, quand on joue, quand on ruse et que la mort elle-même est ludique ? Et s’il revêt toutes les panoplies, trophées de rêves et de pays lointains, s’il nous enivre de la prolifération des lieux, c’est parce que ivres nous serons plus enclins à frayer avec lui, maître et gardien invisible, insoumis, du questionnement. On le verra souvent, le poète use de dérision. Mais sa dérision est pleine de sentences et de raisons naturelles et couvre toute la distance entre le ciel et l’abîme. Elle connait et illustre les voyages, pose ses jalons sur l’histoire, la géographie, anticipe les lointains et se lie avec le prochain. Et l’amour est-il sauf de la raillerie ? Tient-il sa place au milieu des monstres et des travestis, des prouesses, des litiges de la magie, des transferts et mutations d’époques et de noms, dans la grande fête foraine de la Poésie ? Sauf ? De toute évidence : oui. Sauf, par-delà les apparences ? De toute évidence : non. Et pas seulement parce que l’amour est mortel, qu’il porte en naissant des germes de mort, et qu’il lui est imparti une certaine durée, un segment de vie, mais parce que l’indifférence des êtres pensants est toujours… reconductible. Je n’ai aimé que toi puis j’ai brûlé les draps Mais ne le cherchez pas où vous l’avez trouvé. Alain est doué d’étranges organes de locomotion qui le mènent d’éclipse en éclipse, de l’agonie à la vie, de prosodies, de fééries en dogmes cataleptiques et de la vie encore à des morts si douces, si nubiles. À ces dernières aussi, Alain Breton, indemne de chants secs et de superstition, prodigue des « je t’aime ». Peut-être que je ne conviendrai pas / à la Grande Calèche / C’est une chose la confiance de la mort / ses engouements soudains / pour les plus jeunes même.
Lueur des pas perdu, la deuxième partie du livre s’ouvre sur un manuel, un manifeste pratique de l’amour du monde réservé aux enfants des prophètes ou des dieux olympiens tant la minute de conciliation, de rapprochement sorcier avec la vérité est d’envergure et où, en quelques lignes, le remord, le scrupule, la matière peccable du sexe et des assauts d’universalité et d’intimité sont renversés. Tu me donneras le jour espiègle. J’ai du temps à perdre, tu m’apprendras à danser. Tu me persécuteras ; tu t’attendriras sur ma façon de tuer. Tout ce qui sera énoncé de plus essentiel désormais fait mystérieusement figure de dérive, use de paradoxes si savants, si supérieurs que le rire comme les larmes nous écorchent, dérangent la structure, l’harmonie et la peau du visage sans jamais rien remettre à sa place.
C‘est de ces visages décalés que nous le lisons. Ici, la décadence du sens, la blessure symptomatique des images illustre la révélation, c’est-à-dire l’instant d’élection du poète, sa désignation, sa proximité avec le verbe. Il n’y a pas de ballotage, de tremblement d’approximation, de foi perdue, indue, d’hésitations chiches ou malencontreuses : Alain Breton est le poète élu ! Son courage est double et triple, maitre et victime de soi et des événements, sa bravoure, sa bravade rieuse se retirent ou s’engouffrent dans la douleur et traversent tous les obstacles, tous les barrages du monde souffrant. « Lueur des pas perdus », des pas qui savent ce qui vit et ce qui meurt, qui redistribuent sans fin l’équilibre sur un fil de peur, sur un fil qui a peur et transmet cette peur comme offrande à celui qui le défie.
C’est cela l’héroïsme du poète, ce mystificateur / mystifié dans un corps de conquête, qui invente infatigablement des armes d’apprêt, d’appoint, dans le danger, l’incohérence, l’incertitude de la magnificence et du magnétisme de l’être. Ô halo de la grandeur - comme chez Phidias le Zeus d’Olympie - régnant sur la dynastie des hamsters anxieux - Ô temps désarticule donc ton rugueux atelier - ta mémoire voleuse d’oublis - Crée une nouvelle chevalerie des minutes - Protège nos égéries- dont la lumière s’allume en marchant - et les chiens des brumes - nos maraudeurs
Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°58, octobre 2024)
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En choisissant comme prix 2024 le recueil d’Alain Breton, Je ne rendrai pas le feu, remercions l’Académie Mallarmé de mettre à l’honneur un pan méconnu de la poésie française : un courant qui n’est pas né de la dernière pluie, avec ses poètes « à hauteur d’homme » des années 70, tournés vers le quotidien, la simplicité, usant d’un humour en demi-teinte, et qui compta parmi ses membres des Jean Rousselot, Yves Martin, Claude de Burine et bien sûr, le père d’Alain, Jean Breton. L’apport d’Alain Breton à cette histoire déjà demi-centenaire est d’ajouter à l’humour la dérision, à la simplicité la fantaisie onirique, ainsi qu’une belle tranche de surréalisme et un fumet de mélancolie produit par l’émerveillement du regard.
Relisant ce recueil, j’ai également noté un trait propre à notre poète : le goût de la fraternité. En interpellant tant de poètes à travers leur mise en exergue, c’est tout une génération qui défile dans la lucarne des pages ! Une génération et un lieu : la Librairie-Galerie Racine de Paris. J’y reconnais Paul Farellier, Elodia Turki, Odile Cohen-Abbas, Guy Chambelland, Henri Heurtebise, Sébastien Colmagro, Yves Mazagre, Gabrielle Althen, Christophe Dauphin, Serge Brindeau et tant d’autres.
Parlons maintenant du recueil. Il s’agit d’un album de voyages où le poète nous partage ses expériences et ses rencontres au sein d’un immense présent (une plaine) qui rassemblent des pharaons, des poneys sauvages… et aussi la rue Monge « car je suis seul souvent / comme je descends la rue Monge / comme je parle longuement à la pluie ». Les voyages proviennent des lectures de l’enfance avec leurs Indiens et leurs aventures, ou des rêves apparus en tournant les pages d’un livre d’histoire, ou devant les portulans d’aventuriers perdus, ou encore (j’imagine) après la lecture distraite d’une presse scientifique.
De ces poèmes, il ressort un sentiment de paix espiègle, celle d’avoir chassé les vanités du monde pour privilégier ses paysages intérieurs où les rêves d’enfant trouvent grâce et place. Et vient alors cette conclusion riche d’une fraternelle sagesse : « Ami ne t’inquiète plus / Tout est élucidé / Tout s’excuse ». Cette promesse, de poète, il la tient d’un « Moi / issu de toutes les absences ». Mais concluons en revenant aux Indiens d’Alain Breton.
Voyez comment ils traversent les poèmes un fois « debout sur le cheval », un fois tapis en train d’écouter « le discours des bisons dans les hordes fleuries de myrtilles ». Si vous vous approchez de cette petite tribu, avec prudence cela s’entend, regardez celui qui se tient au milieu, le ni-costaud, ni-malingre, mais avec un sourire qu’on n’oublie pas malgré ses peintures de guerre. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à…
Pierrick de CHERMONT (in revue Possible, octobre 2024).
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ALAIN BRETON, POETE VOYANT, PRIX MALLARME 2024
Né en 1956 à Paris, Alain Breton, poète, éditeur, critique littéraire, a reçu le prix Mallarmé 2024, l’une des plus hautes distinctions en matière de poésie en France, le samedi 9 novembre 2024, à Brive, pour son livre de poèmes Je ne rendrai pas le feu, paru aux Éditions des Hommes sans Épaules.
Alain Breton est poète, critique littéraire et éditeur. Après avoir été éditeur à l’enseigne du Milieu du jour de 1989 à 1996, il codirige à Paris, depuis 1996, avec Elodia Turki, les éditions Librairie-Galerie Racine. Critique littéraire, Alain Breton est membre du comité de rédaction, depuis 1997, de la revue Les Hommes sans Épaules, qui est une revue littéraire et poétique française fondée en 1953 par Jean Breton, inspirée par le mouvement surréaliste et dadaïste, elle représente un pan important de la vie poétique et littéraire française, et met souvent en lumière des voix innovantes ou peu conventionnelles.
Poète et découvreur de poètes, Alain Breton est également l’un des animateurs et des poètes principaux de l’« émotivisme », courant poétique contemporain qui prolonge l’action de la « Poésie pour vivre », dont l’acte de naissance fut cosigné en 1964 par Jean Breton et Serge Brindeau. « Or la poésie devrait être avant tout accueil, méditation-lucidité, communication aimantée », a ainsi écrit Alain Breton dans l’Editorial de la revue numéro 1 (deuxième série) des Hommes sans Épaules paru 1991.
Dans son recueil Je ne rendrai pas le feu, le poète, nouveau Prométhée, affirme être l’Homme-Dieu-Monde, accueillant tous les autres poètes mais aussi le monde dans son entier et tous les règnes de la nature, comme toutes les époques et tous les temps dans son poème. L’habitation du monde, oikos, est écosophie prônée par un écrivain qui s’affirme dans le respect de toutes les formes de vie, le poème mettant en lumière sa force d’hospitalité et nous accueillant, comme le fait Edmond Jabès, dans son livre :
Comme l’oiseau
je ne me suis jamais éloigné des étoiles
pour espionner leurs coutumes
ni de la fleur dépeignée par l’abeille
buvant au goulot le soleil
ni du ruisseau assis au bord du ciel
de la Lune dans sa chapelle d’heures
ou de l’orage posé dans la maison d’hôtes
sur la table sacrée
et j’ai vécu près d’un nuage
Le monde, dans son ensemble est un répertoire de choses où tout renvoie à tout, éternellement, sans fin, comme l’oiseau n’oublie jamais que les choses font partie d’un tout. Il s’agit de sentir, le vertige, le tourbillon des choses cosmiques. La poésie est matière vivante. Elle consiste à rester aux écoutes, aux aguets de l’au-dehors et de l’au-dedans, c’est inépuisable et c’est une joie, comme de se trouver en vibration avec le monde. Vivre en poésie, c’est vivre dans le sacré du monde. Entrer en communion avec la vie. La parole d’Alain Breton est fraternelle, elle cherche à entrer en résonance avec l’autre, avec d’autres voix poétiques. Car nous sommes au monde et le monde est en nous à travers le temps immémorial, archétypal de la mémoire et du présent dans un éternel palimpseste. Le Phénix est le témoin d’une résurrection plurielle, la parole du poète étant capable de passion mais aussi de compassion comme le montre sa « larme brûlante » :
et si vous me voyez solitaire et confiant
c’est que j’ai pour ami le Phénix
dont la larme brûlante contient tous les noms
Tonalité rimbaldienne du « Bateau ivre », épopée, rapsodie évoquant les voyages en terre de poésie dans la filiation de Cendrars ou dans la revisitation des stèles de Segalen, Alain Breton se fait lecteur de tous les poètes du monde, visionnaire de tous les temps, de toutes les strates temporelles et de tous les paysages littéraires et cosmiques :
J’ai fait halte dans les poésies
de Ray d’Adonis de Ritsos
dit Tout doux à Arthur
et pleuré avec Rilke
L’essentiel de l’effort du poète ne consiste pas à produire des images, à transcrire des visions mais à empêcher que ces images ne se forment tout à fait. Par un mouvement très rapide, Alain Breton n’arrête le poème sur aucune vision fixe. Sa poésie est configuration de l’étonnement et de l’émerveillement.
Il est ce poète de l’éclat et de la rencontre. Voyant, voyageur, explorateur. Observateur d’un monde déconcertant, il en transcrit les aspects divers, tels qu’ils se présentent à lui, dans le désordre originel qu’aucune intervention de la raison n’aurait encore débrouillé. Comme le veut Rimbaud, « Il arrive à l’inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! ». L’univers évoqué, comme dans Les Illuminations rimbaldiennes, est animé d’une vie propre, permettant de donner voix aussi à un autre poète voyant, Daniel Biga :
Quel bonheur !
Je descendrai le Mississippi
pour rencontrer Tecumseh le Puma
comme avant
Daniel Biga
Succession d’images instantanées, « hallucinations simples » dont aucun souci descriptif n’entrave la liberté. Tohu-bohu des références mythiques historiques et géographiques contradictoires et juxtaposées où mythes, épopées, contes et fables, péplums voisinent tout comme l’Enéide, Dionysos, un gladiateur ou encore le quadrige de Ben Hur dans une sorte de fresque simultanéiste. Le je dépourvu de sa singularité d’individu, dissous en d’incessantes métamorphoses, perd cohérence et stabilité. Il tend à une forme d’impersonnalité :
Et je pensai
as-tu réinventé l’amour
et toi rêvé tant de fois
d’être un autre
« Car je est un autre », telle est la célèbre affirmation d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871. Il existe, en effet, dans l’écriture d’Alain Breton, une puissance de déplacement. C’est une poésie faite monde où le poète se dépersonnalise, où plus personne ne dit je, où « le cuivre s’éveille clairon ». La poésie est multiplicité, démultiplication, don d’ubiquité :
Trop jeune durant la Préhistoire
un peu en retard à la bataille de Samothrace
enroué au cours de la conférence de Valladolid
amoureux durant le concile de Nicée
nu sur une plage pendant la campagne de Russie
et je me suis cassé un ongle avant Hiroshima
Moi
issu de toutes les absences
La fraternité en poésie, c’est ce mouvement qui consiste à se mettre à la place de l’autre.
Ce n’est pas que de moi l’aveu
il y a toujours eu trop de peau
trop de se chercher dans les autres
Le lieu de la parole ne rejoint plus forcément le lieu politique de l’autorité mais parfois le lieu poétique de l’échange et du partage. Le mystère du poète, c’est alors un regard. Dans un premier temps, se faire voyant, devenir visionnaire, c’est se faire aveugle pour trouver un autre regard, comme l’a compris Henri Michaux (1899-1984), s’aventurant dans l’inconnu :
« C’était pendant l’épaississement du grand écran. Je voyais ! se peut-il me disais-je, se peut-il ainsi qu’on se survole. C’était à l’arrivée entre centre et absence, à l’Euréka, dans le nid de bulles. »
Poésie d’Alain Breton dont l’unique ambition serait de « donner à voir ». Livre d’un voyant, ces poèmes seraient, somme toute, moins à lire qu’à voir, à recevoir. Le lecteur devrait pour accéder au poème se transformer en spectateur de cet ensemble de scènes qui relèvent d’une théâtralité constante, travail d’enluminures, kaléidoscopes, lanternes magiques.
Il s’agit de susciter, grâce aux pouvoirs d’un langage créateur, un monde neuf. Il s’agit d’accéder à une réalité dont nous séparent d’ordinaire les limitations de notre moi. Composé instable, toujours sur le point de se défaire, la poésie d’Alain Breton tend naturellement vers l’éclat, la fulguration. Elle doit sa fascination à cette étrangeté radicale détachée de toute rhétorique de la représentation. L’œuvre rompt avec une poésie lyrique ou pittoresque qui limitait son champ aux émotions humaines et aux spectacles arrangés par et pour l’homme ; elle invente les formes nouvelles qui doivent permettre d’accéder à une réalité que l’on découvre et que l’on crée dans le même mouvement et qui ouvre le chemin vers une nouveauté poétique :
Parmi les usagers
certains connaisseurs choisiront la bonne gare
celle qui n’existe pas
et les horaires pour l’absolu
La révolution de l’écriture est aussi provocation contre les normes, les chiens y mordant la boue :
Mon Dieu
renvoyez-nous dans les tétons qui causent
dans la langue du chien
Faites que l’on fâche
faites que l’on morde mais que l’on aime
Donnez-nous les poèmes les plus drus
les vers les plus féroces
les éclats dont mourrait même le feu
Le poète perd son individualité pour devenir chantre de l’universel, voix traversante d’un inconscient commun. Il s’exprime dans les lieux d’une communauté refondée :
soufflant dans une pipe d’opium
un jour tu connaîtras les adeptes du krill
la baleine le cachalot
par le baiser qui les unit
et peut-être pourras-tu plusieurs fois mourir
par un chas de la mer
sans jamais lasser le Donneur d’embruns
La poésie, permet de créer du lien entre intime et communauté, partage, dialogue, tension lyrique, entre-deux entre émotion intime et dimension universelle :
Ainsi je t’ai aimée à Tizi Ouzou
près de la gare de l’Est
en toute imprécision
J’ai aussi foulé le sol cheyenne
maigri par pemmican
pour apprendre la danse de mort aux vautours
et guerroyer sur les chevaux arqués
Le poète, par sa poésie, a ouvert l’événement d’exister, l’espace et le temps de la naissance, il a donné, une fois pour toutes, dans l’instant aigu, dans l’instant qui dure, tout ce qu’il a à donner. Poète indien, poète boxeur à la manière de Kafka, poète d’illuminations où se ressaisit toute totalité entre pierres immémoriales, lectures de l’enfance, contes, fables et épopée, écriture d’une universalité dans la précarité de l’humanité mêlée au monde :
Allez
apportez-moi des fleuves un dolmen
ma tortue Caroline et la Sorcière des mers […]
Terre je m’incline ciel je suis venu
Lumières lointaines souvenez-vous de nous
Et si je t’aime cela te multiplie
Béatrice BONHOMME (in /litteratureportesouvertes.wordpress.com, le 24 janvier 2025).
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