Les Hommes sans Épaules
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif
Numéro 53
354 pages
07/03/2022
17.00 €
Sommaire du numéro
Éditorial : La poésie des Damné(e)s ! , par Christophe DAUPHIN
Les Porteurs de Feu : Edouard J. MAUNICK, par César BIRÈNE, Yusef KOMUNYAKAA, par Christophe DAUPHIN, Cédric BARNAUD, Poèmes de Edouard J. MAUNICK, Yusef KOMUNYAKAA
Ainsi furent les Wah 1, Poètes aux Mascareignes : Poèmes de Evariste PARNY, Charles Marie René LECONTE DE LISLE, Charles BAUDELAIRE, Malcolm de CHAZAL, Loys MASSON, Jean ALBANY, Boris GAMALEYA, Raymond FARINA, Ananda DEVI, Catherine BOUDET
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif par Christophe DAUPHIN, René DEPESTRE, Léopold Sédar SENGHOR, Jean BRETON, avec des textes de Edouard J. MAUNICK
Ainsi furent les Wah 2 : Poèmes de Edith BRUCK, Nathalie SWAN, Mathilde ROUYAU, Jennifer GROUSSELAS, Jean-Pierre LESIEUR, André-Louis ALIAMET, Jean-Louis BERNARD, Michel LAMART, Jacques BOISE
Poèmes-Témoins : Pour les Damné(e)s !, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Ilarie VORONCA, André de RICHAUD, Ashraf FAYAD, Erri DE LUCA, Thomas DEMOULIN, Joseph PONTHUS, Gérard MORDILLAT, Louis CHEVAILLIER, Laurent THINES, Cathy JURADO, Yves MARTIN, Claude de BURINE, Thomas LE ROY, Taslima NASREEN, Marie MURSKI, François MONTMANEIX
Les pages des Hommes sans Epaules : Elodia TURKI, Hervé DELABARRE, Alain BRETON, Christophe DAUPHIN, Paul FARELLIER
Avec la moelle des arbres : Notes de lectures de Christophe DAUPHIN, Karel HADEK, Odile COHEN-ABBAS
Les Infos/Echos des HSE : Textes et poèmes de Frédéric TISON, Christophe DAUPHIN, Odile COHEN-ABBAS, Virginia TENTINDO, Jean CHATARD, César BIRÈNE, Pierre PINONCELLI, Paul FARELLIER, Werner LAMBERSY, Max JACOB, Alain BRETON, Katayoun AFIFI
Présentation
Éditorial
LA POÉSIE DES DAMNÉ(E)S !
Pour un Manifeste de l'Emotivisme,
par
Christophe DAUPHIN
Tes chants s’éprennent, entre la terre et le ciel ; ils écoutent une étoile, et te voilà l’homme défait – l’homme d’en bas. - Tu viens brûler dans ce qui déjà n’est que cendre.
Frédéric TISON
La Damnation des poètes, un la résume, c’est Antonin Artaud. Le damné du Mômo c’est d’abord lui-même : « Je suis fou même pour la folie. ». Il ajoute (in L’Ombilic des limbes, Gallimard 1926) : Il y a un mal contre lequel l'opium est souverain et ce mal s'appelle l'Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique, logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez. - L'Angoisse qui fait les fous. - L'Angoisse qui fait les suicidés. - L'Angoisse qui fait les damnés. - L'Angoisse que la médecine ne connaît pas. - L'Angoisse que votre docteur n’entend pas. – L’Angoisse qui lèse la vie. – L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
La création est pour le poète la blessure originelle. Son poème est habité, vécu, y compris dans la dimension onirique : un enjeu d’être total, et pour tout dire, émotiviste, car l’émotion est l’équation du rêve et de la réalité ; qui met le sujet hors de soi. « Je est un autre », certes, mais aussi « Je sont tous les autres » : « Si je suis poète ou acteur, ce n’est pas pour écrire ou déclamer des poésies, mais pour les vivre. Lorsque je récite un poème, ce n’est pas pour être applaudi mais pour sentir des corps d’hommes ou de femmes, je dis des corps trembler et virer à l’unisson du mien, virer comme on vire, de l’obtuse contemplation du bouddha assis, cuisses installées et sexe gratuit, à l’âme, c’est-à-dire à la matérialisation corporelle et réelle d’un être intégral de poésie », nous dit encore (de l’asile de Rodez, en 1946) Antonin Artaud.
La poésie, cet organisme, ce postulat du sang, imbibe profondément la vie et l’œuvre, mais aussi la révolte du poète, dont le noir n’est pas qu’une couleur de fond, un style, un genre complaisant : Je nage en mon ombre -Trop de noir dedans. - Mon ombre est la tombe - Pénétrable au vent, écrit Jean-Pierre Duprey. Mais tout n’est pas noir, puisque que Jean Breton nous dit que : la couleur n’aboie qu’au soleil. L’objet langagier (une large part des publications actuelles) n’est pas un poème, c’est un objet langagier.
La poésie c’est l’être et non le paraître, un vivre et non un dire. Dans cet enjeu d’être total, ils sont nombreux, ceux qui, connus, inconnus, méconnus, y ont laissé jusqu’à leur vie : les grands gisants d’intime défenestration, écrit Roger-Arnould Rivière, qui ajoute : je sais que la détonation contient le même volume sonore - que les battements de cœur qui bâtissent toute une vie. Pierre Seghers en dresse un panorama éloquent (in Anthologie des poètes maudits du XXe siècle, Belfond, 1985), ainsi qu’Alain Breton (in Les nouveaux poètes maudits, le cherche midi éditeur, 1981). Aux poètes damnés présents dans ces deux anthologies, ajoutons encore Thérèse Plantier, Henri Rode, Marc Patin, Gérard Prévost, Jean Sénac, Stanislas Rodanski, Michel Merlen, Alain Morin, André Laude, Claude de Burine, Tristan Cabral, Christian Bachelin, André Brun, Christian Dif, Florence Ruffin, Thomas Le Roy, etc. Je pourrai citer une bonne cinquantaine de noms. La plupart, je les ai connus ces poètes dans leurs œuvres et leurs intimités et ce linceul répandu sur toutes leurs pensées, sur tous leurs gestes, avec le poème en bandoulière dans l’envahissement de la nuit. J’étais jeune, grand et fort. Plus d’une fois il m’est arrivé de les soutenir, y compris physiquement, mais toujours ce sont eux qui me portaient, mes frères, mes sœurs, mes racines de cristal. Je parle encore de géants de la poésie contemporaine, je parle d’Yves Martin, d’Henri Rode, de Claude de Burine et de bien d’autres. Patrice Cauda[1] était lointain, presque inaccessible, au dire de nos aînés du groupe des Hommes sans Épaules qui, d’ailleurs, alors qu’il était encore en vie, tout début des années 90, en parlaient déjà comme d’un mort. C’est que Patrice Cauda l’arlésien, à l’instar d’Alain Borne le montilien, autre grand et magnifique solitaire de nos aînés, a passé sa vie à « écrire contre la mort comme on écrit contre un mur ». Patrice nous dit : J’ai aimé la vie voici longtemps déjà… Il est temps de remettre le masque – Plonger dans l’ivresse familière – De n’être qu’un mort qui marche. Alain n’aurait pas écrit plus juste. Vif, incisif, torturé, déchiré et malaxé, le poème de tous ceux-là porte à la fois tous les espoirs et toutes les souffrances de l’homme. Dans sa belle préface à l’anthologie d’Alain Breton, André Pieyre de Mandiargues écrit : « Il y a une perfection noire qui ne trompe pas. Elle est le fruit de la souffrance dans la solitude, voire de la torture vraie par soi-même infligée, ou par autrui, ou par la fatalité du monde extérieur. Aucun travail de bon ouvrier du langage ne serait capable de la reproduire avec effort, mais il y faut aussi ce don étrange que j’ai dit et qui n’est peut-être pas autre chose qu’une malédiction. Entre la bénédiction et la malédiction l’espace n’est pas plus large que le tranchant d’une lame de couteau. »
La Damnation, la Malédiction du poète, c’est aussi ces livres qui se lisent peu ou pas, dont la diffusion est complexe et dont personne ne parle, qu’à titre confidentiel. Au mépris de la société répond souvent, plus cinglant, le mépris ou l’incompréhension de l’entourage. Le mépris, c’est-à-dire, l’indifférence. En somme le poète est un invisible, il n’existe pas. On l’aime mort après une vie malheureuse. Alors, parfois, on lui dresse un autel. Jean Malrieu écrit, à propos de Gérald Neveu : « Il faut en finir une fois de plus avec cette fausse idée si répandue que les chants désespérés sont les chants les plus beaux. Ce n’est pas parce que les poèmes de Gérald sont émouvants qu’ils bouleversent. C’est parce que derrière leur misère et leur splendeur s’agite un message prisonnier qui n’a pu s’affirmer. Toutes les conditions que la société réserve au poète sont ici exprimées. Ah ! elle aura beau jeu, maintenant, de lui reconnaître ses mérites, d’en faire un poète maudit, un voyageur, un touriste de l’enfer. Et pourtant, comme il a aimé la vie. » Le mépris est tel, que l’on va même jusqu’à dénier aux poètes la poésie, que l’on prête en revanche volontiers aux non-poètes. Le nom poésie dont l’adjectif poétique est tiré n’est plus considéré comme son porteur naturel. Les exemples ne manquent pas, dans l’opinion public, pour encenser tel chanteur (« le chanteur Georges Moustaki, ce grand poète ! », dit-on à sa mort), tel cuisinier, tel livre de prose et je ne sais quoi encore : « Quelle poésie ! C’est poétique ! » Non, même cela lui a été retiré, au poète. La poésie n’est pas dans la poésie-des-poètes, mais dans la poésie-des-non-poètes, ou plutôt dans la non-poésie-des-non-poètes. Alors, certes, tout cela n’est pas facile à vivre et à écrire, car le poète est un exclu. Il est tenu à l’écart, conformément à la morale platonicienne. Cela ne remonte pas à hier. C’est ce que je veux dire dans mon poème « Le poète est un Gilet Jaune »[2] : À savoir que : - LE POÈTE L’INVISIBLE - le SOUS-PROLÉTAIRE des lettres bat LANGUE - TRIPES SANG-ÉMOTION ET REGARD - quand d’autres battent MONNAIE - LE POÈTE EST UN GILET JAUNE !
Il faut bien dire cette solitude, ce désarroi, ce désespoir, qui entourent le poète. Il n’était pas, il n’est toujours pas facile de vivre dans la peau d’un poète, qui doit exister en face de gens qui nient purement et simplement son existence : Et si un jour un homme se levait parmi les hommes - Et si un jour un homme s’avançait parmi les hommes pour être mon ami - Un homme assez pur pour m’éprouver tout entier - Un homme assez fou et assez vide de sens pour me comprendre - Un homme de ma race - Mais ayant brisé les échecs et les peurs - Et qui lirait à travers les années sans nombre - Un homme qui ne craindrait pas mes sarcasmes - Et qui ne craindrait pas ma haine - Peut-être sans épouvante - Peut-être le reconnaîtrais-je avant de basculer dans la nuit, écrit le poète normand Jacques Prevel[3], le maudit d’entre les maudits (in Poèmes pour toute mémoire (1947), qui ajoute : Je suis un homme à même un monde que je rejette comme il m’a rejeté – Et ma vie est une basculade dans un égorgement de larves. Mais aussi en face de gens qui attendent tout de lui : Car j’étais des vôtres, hommes de l’avenir – Et c’est vers vous qu’allait ma pensée – Comme vers l’océan le soif future – Les chevaux blancs des sources et leurs crinières d’écume, écrit Ilarie Voronca (in La poésie commune, 1936) Alors, ce n’est peut-être pas grand-chose la poésie, nous dit encore Jean Breton, mais pour certains, ce « pas grand-chose » est tout.
Je ne veux surtout pas généraliser ou faire du misérabilisme, mais je n’oublie pas les « mouroirs » d’Yves Martin, ni ceux de Guy Chambelland. L’appartement-assommoir dans lequel vivait Claude de Burine. Lors de sa crémation au Mont-Valérien, nous étions deux à être présent, son compagnon et moi. J’ai lu un texte et des poèmes devant une salle vide ou plutôt devant le type des pompes funèbres qui me regardait inquiet comme on regarde un dément. Ensuite, nous sommes rentrés avec l’urne de Claude, Raymond et moi, chez eux, dans ce sordide rez-de-chaussée de la rue Dautancourt : un taudis, qu’aucun studio de cinéma ne pourrait parvenir à restituer. Je vous épargne les détails. Non pas la pauvreté, mais la misère noire. C’est pathétique, n’est-ce pas ? Mais c’est vrai. La grande Thérèse Plantier, chez qui, André Breton avait décelé « une violente volonté de vertige », dont Les Hommes sans Épaules furent les seuls à signaler la mort et à saluer son œuvre. Alain Morin, dont personne n’avait même de portrait photo, ni ne connaissait la date de sa mort. Alain Morin, il n’y avait guère qu’avec Yves Martin, Jean et Alain Breton et Yves Bonnefoy, avec qui je pouvais parler de lui et de son œuvre : De chaque côté de la ligne de feu – Je me déchire en écriture… - Je fonce en moi – Je ferai cracher toutes ses dents au soleil… - Nous arracherons les yeux au silence – Nous piétinerons notre durée. Et pourtant quelle profondeur et quelle grandeur chez tous ceux-là ! Ils m’ont aidé, ils m’aident encore à vivre, avec bien d’autres. Que de combats et de corps-à-corps avec la vie, avec la mort, avec le langage : L’oiseau sans date chante – Rien n’éclairera sa chute. Des abîmes insondables, mais aussi des isthmes de lumière. Du cristal. Non, ce n’est pas facile d’être un poète. Il faut avoir gagné cela par la douleur et s’accrocher. Il y a encore, bien sûr les poètes que l’on assassine, que l’on emprisonne… La liste est longue…
Je viens de retrouver un manuscrit de poèmes de Tahar Djaout dans les archives des Hommes sans Épaules (celui de L’arche à vau-l’eau, édité en 1978 par Jean Breton, à l’enseigne des éditons Saint-Germain-des-Prés). Et ce fut très émouvant. Le Kabyle Tahar Djaout est l’un des plus grands écrivains et poètes algériens. Un homme droit, qui était très attachant. Sa citation la plus connue est : « Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs ! » Il est mort assassiné par les islamistes algériens de deux balles dans la tête le 26 mai 1993. Son ami le poète algérien Youcef Sebti meurt égorgé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1993. Vingt ans plus tôt, dans la nuit du 29 au 30 août 1973, Jean Sénac, né à Béni-Saf en Oranie le 29 novembre 1926, avait été assassiné de cinq coups de couteau en pleine poitrine, dans sa cave-vigie d’Alger, premier martyr d’une horrible liste. En 2015, en Arabie Saoudite, le poète palestinien Ashraf Fayad (né en 1980) est condamné à mort pour apostat, avant que sa condamnation, suite à une campagne internationale d’indignation, que sa condamnation soit transmuée, en 2016, en une ignoble sentence de huit ans de prison et de huit cents coups de fouet, au rythme de cinquante coups par séance.
« Poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. Parce que la poésie ne se conçoit pas que dynamique, parce qu’elle est « écrite par tous », clé de contact grâce à laquelle la communauté se met en marche et s’exalte, elle est, dans ses fureurs comme dans sa transparence sereine, dans ses arcanes comme dans son impudeur, ouvertement résistante. Tant que l’individu sera atteint dans sa revendication de totale liberté, la poésie veillera aux avant-postes ou brandira ses torches. Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers », ainsi a vécu en poésie Jean Sénac (in Le Soleil sous les armes, 1957). Parmi les poètes connus et aimés, tout au long de l’histoire des Hommes sans Épaules, Jean Sénac est assurément l’un des plus chers à notre cœur et à notre souvenir : J’écris c’est mon seul territoire ce sont chemins où vous passerez. C’est en 1970, que Jean Sénac se lia d’amitié avec Jean Breton et le groupe des Hommes sans Épaules, reconstitué autour de la revue Poésie 1, au sein de laquelle (n°14, 1971) est publiée la fameuse Anthologie de la nouvelle poésie algérienne[4].
La poésie est l’unique réponse aux mascarades mensongères du monde, l’expression la plus intime et la plus intense de l’être.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
[1] Christophe Dauphin : Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche (Les Hommes sans Épaules éditions, 2018).
[2] Christophe Dauphin : Totem normand pour un soleil noir, illustrations d’Alain Breton (Les Hommes sans Épaules éditions, 2020).
[3] Christophe Dauphin : Derrière mes doubles, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel (Les Hommes sans Épaules éditions, 2020).
[4] D’autres livres importants de Sénac seront publiés à l’enseigne des éditions Saint-Germain-des-Prés de son ami le poète Jean Breton : Les Désordres (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972), A Corpoème suivi de Les Désordres dans Jean Sénac vivant, essais, témoignages, documents, (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1981).