Les Hommes sans Épaules


Dossier : ALAIN BORNE, C'est contre la mort que j'écris !

Premier semestre 2015
Numéro 39
302 pages
20/03/2015
17.00 €


Sommaire du numéro



Editorial : "Discours de Guadalajara", par Yves BONNEFOY

Communiqué de la rédaction des HSE, "À CHARLIE ET AUX AUTRES" : CHARLIE HEBDO

Les Porteurs de Feu : Lucien BECKER, par Karel HADEK, Poèmes de Lucien BECKER, Claude VIGEE, par Paul FARELLIER, Poèmes de Claude VIGEE

Le poème de la résistance : "J'atteste", par Abdellatif LAÂBI

Ainsi furent les Wah: Poèmes de Annie SALAGER, Alain BRISSIAUD, Derek WALCOTT, Jean-Louis BERNARD, Denis WETTERWALD

Dossier : ALAIN BORNE, c'est contre la mort que j'écris ! par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Guy CHAMBELLAND, Henri RODE, Poèmes de Alain BORNE

Une voix, une oeuvre : Yusef KOMUNYAKAA, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Yusef KOMUNYAKAA

Dans les cheveux d'Aoûn, proses : André PRODHOMME, par Monique W. LABIDOIRE, Poèmes de André PRODHOMME, Colette KLEIN, par Armand GAUSSET

Les inédits des HSE : Poèmes inédits, par Jean PEROL

Les pages des Hommes sans Epaules : Poèmes de Henri RODE, Guy CHAMBELLAND, Christophe DAUPHIN, Paul FARELLIER, Alain BRETON

Avec la moelle des arbres: Notes de lecture de César BIRÈNE, Jean CHATARD, Max ALHAU, Paul FARELLIER, Odile COHEN-ABBAS, Christophe DAUPHIN, André PRODHOMME

Infos/Echos des HSE : par Claude ARGÈS, Jacques ARAMBURU, avec des textes de Christian BACHELIN, André PRODHOMME, Jehan VAN LANGHENHOVEN, Jacques SIMONOMIS, Ilarie VORONCA, Georges HENEIN, Daniel BARRAUD DE LAGERIE, Yannick GIROUARD, Claude Michel CLUNY, Jacques KOBER

Incises poétiques de la déchirure : Poèmes de Joyce MANSOUR

Présentation

ALAIN BORNE : 1915-2015,
LE CENTENAIRE DU GRAND SOLITAIRE (extraits)
par
Christophe DAUPHIN

Alain Borne, c’est au premier abord un visage à la beauté tourmentée. L’homme est grand, mince et très brun. Il possède un regard noir et profond comme un abîme, un beau visage de faïence, un sourire haut perché d’ironie et de tendresse. « Il y avait chez lui une voix, un ton, une lumière centrale qui venaient de racines profondément enfoncées dans l’enfance, d’une grande place accordée à la lumière de l’amour, et aussi à la hantise de la mort. Et ce lyrisme était soulevé par un grand accent de vérité : pas du tout de littérature, mais une nécessité profonde, et une subtilité des images et de la musique. C’était une poésie très authentique qui frappait par sa fatalité. De tous les poètes de notre génération qui, tout en étant amis les uns aux autres, restent isolés dans leur vie et leur poésie, Alain Borne était peut-être le plus solitaire, celui qui devait écrire dans le silence, sans contact avec les autres. Il était, il demeure l’un des meilleurs, l’un des plus vrais poètes de ce temps », a témoigné (in Le Pont de l’Épée n° 29, 1965) Georges-Emmanuel Clancier, qui a fêté ses cent ans le 3 mai 2014 et demeure le dernier et magnifique poète témoin de sa génération.

De la personne d’Alain Borne - tous les témoignages convergent -, émane une grâce qui impose le respect, intrigue et fascine à la fois. Il n’a jamais été possible, tant pour ses interlocuteurs que pour ses proches, de parvenir à percer l’énigme de ce grand ténébreux, avec lequel le poète et romancier Henri Rode se lie d’amitié durant l’Occupation, autour de la revue Confluences, et qu’il décrit comme étant : « Tout de velours brun, avec une lueur d’enjouement au coin de l’œil, quand un détail l’amusait dans la conversation. Mais son aura de romantique tenait bon. S’il donnait l’impression d’être descendu par erreur sur notre planète, son léger recul ne cessait pas d’être humain. Mais aussi, Borne ne manquait pas d’humour ». La riche correspondance aller/retour, inédite, entre Alain Borne et Henri Rode est conservée dans les archives des HSE. C’est d’ailleurs Henri Rode, qui, en 1943, écrivit La mesure d’Alain Borne (in revue Résurrection), qui fut le premier article important sur le poète. De par son amitié avec Henri Rode, Borne fut donc amené à se lier d’amitié et à collaborer avec Les Hommes sans Épaules. Il publia ainsi de son vivant dans la première série de notre revue, puis de manière posthume dans les deux séries suivantes. C’est à son ami Paul Vincensini, également très proche de Borne, que Jean Breton confia en 1972, la rédaction du « numéro spécial Alain Borne » de sa revue Poésie 1 (n°25, 1972) ; un numéro qui fait référence. C’est ainsi, que deux ans plus tard, en 1974, avec l’appui de Jean Breton, Paul Vincensini put publier un Alain Borne dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui de Pierre Seghers ; l’année même où Jean Breton fit paraître un livre inédit de Borne : Complaintes (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974). Notre cher Guy Chambelland ne fut pas en reste en publiant un « numéro spécial Alain Borne » (Le Pont de l’Épée n°29, 1965), puis deux recueils inédits absolument majeurs : Vive la Mort (1969) et Le plus doux poignard (1971). C’est dire si nos liens sont intenses avec ce poète magnifique, qui était, est, et demeure, notre « grand solitaire ».

(..)

À Paris, Borne préférera donc son trou de verdure montilien, d’où il entretiendra l’oubli, la solitude, mais en ne cessant pas d’extraire les minerais de son être profond : « Montélimar, mot liquide, nom pour un fleuve indécis et lent, apte à refléter le bleu du jour et le roux de la nuit et près des rives, le visage penché des jeunes filles encore assez jeunes pour être éprises de leur propre regard. » Car, pour Borne, la poésie est une quête, un état d’esprit, une façon de vivre et de voir le monde : « On croit que la poésie est devenue quelque chose de titubant et de trouble. On croyait que la poésie était un roman, une chanson douce, un tricot verbal, quelque chose de calme et de lénifiant. En vérité on faisait dormir l’explosif de la poésie dans l’huile de la rime, et parfois d’ailleurs, il n’y avait pas d’explosif : de l’huile seulement. Mais on se trompait, ce n’est pas l’huile qui compte, c’est l’explosif. La forme classique si vous voulez, c’est le filet qu’on tend à la poésie, ce n’est pas la poésie. On peut préférer la saisir à main nue. En tout cas, on se demande par quel processus saugrenu de pensée, on pourrait confondre le piège et le gibier. » Borne écrit par horreur de la mort et par amour de la vie. Pour lui, le rôle du poète est de témoigner et non de plaire. Le poète ne sert vraiment qu’en demeurant sans complaisance. Pour Borne, la réalité telle quelle est perçue « est une sorte de fatras indistinct, dérisoire ». C’est la poésie, à ses yeux, qui est le réel, le vrai réel ; mais le vrai réel a tendance à s’envoler, aussi l’un des rôles du poète est de plomber assez ce réel pour qu’il ne s’envole pas, pour qu’il reste près de nous. Le poète donnant à voir fait luire. Il nettoie. Il décante. La poésie n’est pas fioriture, mais dépouillement. Elle ne s’embarrasse pas de détails. Elle va à l’essentiel. La poésie nous dit Borne, c’est la réalité amenée à peser son propre poids, c’est la réalité réveillée de sa somnolence : « C’est la réalité telle quelle devrait être si nous restions vigilants… Ma démarche… est bien une volonté d’approche de la réalité et de manifestation de ce que j’aperçois et sens dans cette approche. » Borne est à la recherche constante de la pureté, une recherche qui ne peut venir que des racines qui sont profondément enfoncées dans l’enfance et dans l’amour, comme dans la hantise de la mort : Le piège de sa mort danse là devant lui - comme un feu fascinant - et pour l’éteindre - voici trop court son souffle. Le lyrisme bornien est mué par la vérité : « Il y a des poètes qui me parlent toujours et des poètes à la parole de qui, je suis presque toujours sourd. » Point de florilège, mais une poésie authentique qui ne prêche pour aucune chapelle et qui se préserve de toutes les idéologies castratrices. La poésie de Borne est furieusement libre : Il ment, le poète, il ne ment pas - il va à travers lui-même - dans la cave sans lumière - à tâtons dans l’absence d’obstacles. - Aveugle parmi les aveugles, il dit ce qu’il voit - ce dont l’ombre défaille, ce que cachent les murs - sa main posée sur les serrures - fait éclater la rouille des secrets, traduisant par l’écrit, l’angoisse de celui qui tente d’exorciser la vie et la mort : Vie, comme tu brilles encore en mon sang qui persiste.

(..)

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules n°39, mars 2015).



POEMES D'ALAIN BORNE

La nuit me parle de toi
elle ne me donne pas de rêves
pleins de femmes transparentes
mais elle m’apporte ton image
afin que ton absence
ne m’étrangle pas tout à fait.

Elle voit avec scandale
que je n’ai pas ton corps dans mes bras
et elle allonge près de moi
le fantôme de ta peau.

Elle me dit
qu’à force de t’aimer tu m’aimeras
et qu’ainsi cessera ma longue insomnie
sur ta présence réelle
et sur ton vrai sang.

*


Je vais tenter de dormir
d’oublier en même temps
mon corps et le tien.

Je serai sans t’aimer
seulement les quelques heures
où je ne serai plus.

Puis dans l’aube de mon amour
se lèvera le soleil de ton corps.

Je retrouverai l’aventure
au point où je l’aurai laissée
et mon désir en marche vers ta cime.

*


Tu ne feras taire
ni mon âme, ni mon sang, ni ma voix.


Mes lèvres ne peuvent plus s’ouvrir
que pour dire ton nom
baiser ta bouche
te devenir en te cherchant.

Et même si je parle de rose
il s’agit de toi
ou de pain ou de miel
ou de sable ou de moi.

Tu es au bout de chacun de mes mots
tu les emplis, les brûles, les vides.

Te voici en eux
tu es ma salive et ma bouche
et mon silence même est crispé de toi.

*

Te dévêtir
aller vers encore plus de lumière et de brûlure
alors que tu m’aveugles déjà
et que tout de moi se calcine.

Et pourtant
il faut bien après cent chevauchées
que les nues de ma foudre
descendent vers la terre.

Il faut bien que je tombe
adorer tes genoux
et toucher la tiédeur scandaleuse
de ce nid de soleils.

*


S’il fallait que je raconte notre histoire
je dirais que d’amour en amour
je suis venu à toi comme on traverse un gué
vers la rive capitale.

Toutes mes aventures
étaient ces faibles pierres sous mes pieds
pour ma marche vers toi.

Tu as pris dans ta main pour les froisser
tous les visages de ma vie.

À eux tous je préfère déjà
tes incroyables doigts
cette étoile plénière d’une chair magistrale
au firmament de mon regard.

Ô ta main
première île de l’archipel de ton corps.

Ô ton corps
qui m’embrase la tête
avant que tout entier j’en brûle.

Après tant de liens de cendres
enfin le feu.

*


Je t’aime
je ne suis que t’aimer.

Tu crois que nous pourrons
rester longtemps l’un devant l’autre
comme avant
que je pourrai te dire
à quel point tu es belle
sans que change ma voix
que je pourrai brûler de toi
sans te brûler ?

Tu crois que je pourrai
chanter encore plus longtemps
en inventant des mots
sans découvrir le chemin de te prendre ?


Les gestes capitaux sont en moi déjà
comme des grains de soleil
dans une motte de nuit.

*


Ne me dis pas
que tu n’es de la vigne qu’une grappe
et qu’une autre aussi bien
m’ôtera la soif.

Certes j’ai soif et faim
mais seulement de toi
je suis une sorte de toi
creusé par ton absence
où il faut que tu viennes.

Ainsi enfin je serai et tu seras
nous serons.

Nous serons deux ou un je ne sais
nous serons comme est la foudre.

*

Le romarin, les chrysanthèmes, les chapeaux de l’été qui ne seront plus jamais un nid pour notre tête.

La grande mer d’acier sous le ciel pâle.
Dieu mâche distraitement la terre.

Distraitement nous vivons la vie de Dieu.

Je voudrais égorger les signes et qu’au sang de la blessure, beaucoup viennent se baigner et se peindre.

C’est contre la mort que j’écris comme on écrit contre un mur

C’est contre la mort que j’écris.

Alain BORNE


(Poèmes in Les Hommes sans Epaules n°39, mars 2015).



Revue de presse

A propos du numéro

"La revue Les HSE est pleine comme un œuf. Son sommaire court et sur la première et sur la quatrième de couverture. Avant l’éditorial, signé Yves Bonnefoy, - excusez du peu -, avec son discours (inédit) de Guadalajara où il parle superbement de la poésie, des langues entre elles, et en l’occurrence de l’espagnol et de ses affinités avec les poètes mexicains, un communiqué pour prendre date à propos de Charlie et du massacre de ces héros pour la liberté.

D’abord Lucien Becker, grand poète de l’amour charnel, comme l’évoque Christophe Dauphin. Né et mort en Lorraine (1911-1984). Commissaire de police à Marseille, je note qu’il a pris sa retraite à Lalande dans l’Yonne (entre 1968 et 83). La main de l’homme n’est vraiment vivante / que quand elle s’enfonce entre deux cuisses / pour y chercher un sexe / qui se laisse découvrir comme un fruit dans l’herbe.  Puis Claude Vigée, poète alsacien, né en 1921, haute figure de la poésie française : Mais demain je devrai lutter sans défaillir / contre les mites voraces, aux fines ailes soyeuses, / qui mangent nuit et jour, tout au fond de l’armoire, / la douce laine de la mémoire.

Derek Walcott, poète antillais de langue anglaise, Prix Nobel de littérature 1992 : dans le jour du seuil : point de Niké dénouant sa sandale, / mais une fille frottant le sable de ses pieds, une main sur le chambranle. Annie Salager, Prix Mallarmé 2011 : dans un chêne multicentenaire / des cigales à ressasser sans discrétion / la seigneurie du soleil… Jean-Louis Bernard, Alain Brissiaud, Denis Wetterwald...

Le gros dossier, c’est Alain Borne, centenaire de la naissance du « grand solitaire ». Né en 1915, mort dans un accident de voiture en 1962. Il fut avocat à Montélimar. Ce fut un grand poète de la Résistance qui refusa la vie littéraire parisienne, et un grand poète de l’amour. Christophe Dauphin, qui présente le poète, associe son nom à ceux d’Aragon, Pierre Seghers, Pierre Emmanuel dans le premier cas et ceux de Paul Eluard, Marc Patin et Lucien Becker dans le second. Henri Rode qui fut son ami pendant l’Occupation le décrit ainsi : avec la mélancolie un peu hautaine qu’il dégageait … la présence séduisante, la réserve un peu sombre … Impénétrabilité bourgeoise … chevalerie provinciale… grand archange triste et conclut par : l’énigme Borne. Le choix de textes qui suit met bien en avant le poète de l’amour : Je vais t’aimer / je vais ne plus rien vouloir / dans mes yeux que ton visage … Mais mon désir de toi / est une nébuleuse / où je trie déjà des étoiles neuves… Il faut bien que je tombe / adorer tes genoux / et toucher la tiédeur scandaleuse / de ce nid de soleils. Mais il achève un autre poème par cette clausule : C’est contre la mort que j’écris. Ses poèmes à la fin sur la tauromachie renouvellent joliment sa thématique.

Pour suivre Yusef Komunyakaa, poète né en 1947 en Louisiane. Il a pris le nom de son grand-père, venu de Trinidad. Il a connu la discrimination raciale, la lutte avec Martin Luther King, la guerre du Viet Nam où les Noirs enrôlés furent majoritaires. « La langue est devenue une addiction ». Il obtient en 1980 une maîtrise d’Écriture poétique, et devient un universitaire réputé. « La poésie me permet de comprendre qui je suis … j’ai besoin d’embrasser le mystère afin d’être tout à fait humain ». Extrait de "Tunnels" : A travers des poux / argentés, de la merde, des vers & un relent de peste, / il avance, le bon soldat, / sur les mains & les genoux, perçant un tunnel à côté / de la mort plaquée dans un coin aveugle, / amoureux du poids du fusil / qui un jour creusera sa tombe.
Jean Pérol, enfin. Né en 1932. Vingt ans au Japon. « L’art est un immense combat contre la bêtise » ; Il donne des inédits, avec le titre à la fin. J’ai décidé de ne plus revenir sur mes pas / j’ai décidé de suivre le premier chemin qui s’ouvrira devant moi / il me mènera à ma mort comme il veut / il faut s’attendre à être seul…

Une forte livraison de 300 pages. Et encore je n’ai pas été tout à fait exhaustif ! J’ai omis l’étude de Monique W. Labidoire sur André Prodhomme, le fort cahier critique ou les incises de Joyce Mansour... Toujours une sacrée performance !"

Jacques MORIN (cf. "La revue du mois" in dechargelarevue.com, 2 avril 2015).

*

« La revue dirigée par Christophe Dauphin débute ce numéro par un Communiqué de la revue sur le drame de Charlie Hebdo. Intitulé A Charlie et aux autres, l’équipe des HSE ne tombe pas dans le piège multimédiatique et politique du consensus de circonstance autour de Charlie. Plutôt que d’être de nouveau Charlie trop tard, la revue appelle à défendre la liberté et les libertés d’instant en instant sans faire la moindre concession aux lobbies et aux diplomaties, souterraines ou non.
En guise d’éditorial, le lecteur trouvera le discours d’Yves Bonnefoy prononcé à Guadalajara en 2013 à l’occasion de la remise du Premio Fil 2013 de littérature en langues romanes. Ce texte inédit insiste sur la poésie de la langue, notamment espagnole et de la puissance du mot comme évocation de l’expérience sensorielle. Tout comme Georges Steiner, il pense que Babel est une chance, que la multiplicité des langues est une richesse infinie malgré la difficulté immense de la traduction.
Deux poètes sont largement présentés, Lucien Becker et Claude Vigée, un poète de la blessure et un poète de l’exil. Pour Lucien Becker, un poète « est simplement un être qui a le sens aigu de tout ce qu’une existence humaine peut comporter de poignant, de tragique, de résolument invivable ». Pour ces deux poètes, le poème apparaît comme une réponse à la blessure, à l’exil, à la mort. Claude Vigée distingue avec beaucoup de pertinence les fonctions, du cœur, de l’œil et de la parole : « la parole véritable surgit dans la langue à travers l’acte de l’œil et l’acte du cœur. Parce que l’œil capte le monde, non seulement reçoit le monde en nous mais nous permet également de nous donner au monde, de nous abandonner puis de nous recevoir de nouveau. Et c’est ensuite, plus tard seulement, que cette parole de vie, ce jaillissement, – à double mouvement vers le monde et à partir du monde, dans nos profondeurs, que la parole parlée, comme la nature naturée chez Spinoza, doit être proférée. »
Le dossier de numéro 39 est consacré à Alain Borne : « c’est contre la mort que j’écris ! ». Alain Borne (1915 -1962) se présente comme un poète de l’amour, thème essentiel de son œuvre avec la mort, œuvre dans laquelle la femme, « à la fois vitre et miroir face au monde » suggère Christophe Dauphin, est médiatrice mais aussi initiatrice.
Autre poète à découvrir dans ce numéro, Yusef Komunyakaa, de son vrai nom James William Brown junior, poète new-yorkais qui est né en 1947 à Bogalusa, ville étatsunienne ordinaire de l’époque, c’est-à-dire structurée par le racisme, les discriminations et les haines. Marqué par cette enfance puis par la guerre du Vietnam, Yusef Komunyakaa va devenir l’un des poètes les plus remarquables des Etats-Unis. Bien que Les HSE publient depuis 1992 des poèmes de Yusef Komunyakaa, son œuvre, essentielle, n’est toujours pas traduite en français. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 15 avril 2015).

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"Les Hommes sans Epaules, c'est une des revues majeures de notre temps, par son volume, mais aussi par la qualité de ses intervenants. Pensez donc un dossier Alain Borne, poèmes choisis et présentés par Christophe Dauphin, textes de Guy Chambelland et Henri Rode. On retrouve aussi Jean Chatard. On est séduit par ses mots, ses vers, sa musique unique et jusqu'à des aphorismes fulgurants. Jean Chatard, pour moi un des grands poètes de notre époque, on le découvrira."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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" Quelle revue, autre que celle-ci, pourrait se flatter d’ouvrir ses pages sur un éditorial d’Yves Bonnefoy ? Il s’agit ici d’un texte inédit qui reprend un éblouissant discours prononcé à Guadalajara au Mexique lors de la remise d’un Prix de poésie en 2013. Ce texte, d’une très haute tenue, parle entre autres choses des filiations langagières et du rôle capital que va jouer la poésie dans un monde de plus en plus déshumanisé.
Le sommaire de ce N°39 se hisse à la hauteur de cette magistrale impulsion avec d’importants dossiers consacrés à de grands poètes disparus comme Lucien Beckersur une vingtaine de pages ou Alain Borne sur une centaine de pages. Il est encourageant de voir que les jeunes générations entretiennent la flamme de ces poètes disparus dont l’écriture est d’une troublante actualité.
Que dire encore de cette livraison si ce n’est que c’est une mine d’une richesse prodigieuse et qu’il impossible de citer tous les dossiers composés et tous les poètes présentés. Les Hommes sans épaules ouvrent des espaces de lecture, créent des ponts entre les générations et donnent à lire des poètes du monde entier comme le Prix Nobel 1992 Derek Walcott et d’autres, hexagonaux, comme les discrets Jean Pérol, André Prodhomme ou Annie Salager. Sur plus de 300 pages, Christophe Dauphin et son équipe surprennent avec bonheur les lecteurs en proposant toujours des lectures enrichissantes. "

Georges CATHALO (cf. "Lectures flash" in revue-texture.fr, juin 2015).

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" C'est contre la mort que j'écris" : Alain Borne est né en 1915. Pour le centenaire de sa naissance, la revue ouvre un gros dossier : la préface de Terre de l'été par Guy Chambelland (1978), suivie d'une longue étude de l'oeuvre de Borne, le "grand solitaire", par Christophe Dauphin, de textes d'Henri Rode sur le "long poète à la tête penchée et, bien sûr, un conséquent choix de poèmes. Puis sous le titre "les porteurs de feu", hommage est rendu à Lucien Becker (il disait : un poète " est simplement un être qui a le sens aigu de tout ce qu'une existence humaine peut comporter de poignant, de tragique, de résolument invivable"), et à Claude Vigée (... tout homme "doit rester avant tout l'amant de sa propre vie et non pas l'amant d'une langue.") ; avec des textes. Et les "Wah" alors ? Sont convoqués dans ce numéro : D. Walcott, A. Salager, A. Brissiaud, J.-L. Bernard et D. Wetterwald et leurs poèmes. des poètes encore ? La rubrique s'intitule "une voix, une oeuvre"; le poète "à New York" est Yusef Komunyakaa, dont Christophe Dauphin dresse le portrait. puis des poèmes inédits de Jean Pérol. C'est "dans les cheveux d'Aoûn" que nous retrouvons André Prodhomme, " passeur d'humanité" grâce à Monique W. Labidoire et uen présentation des peintures de C. Klein par A. Gausset. Et, en dessert, les "pages libres" de H. Rode, G. Chambelland, Ch. Dauphin, P. Farellier et A. Breton. Pour clore, quelques recensions et des infos. En résumé, un remarquable bain de poésie."

Alain LACOUCHIE (in Friches n°118, juin 2015).

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« Impossible de déterminer si un poète publié ou célébré par une revue doit figurer dans le présent capitulet ou dans els recensions des recueils. Car Alain Borne figure avec un vrai livre de presque cent pages, articles de critique, hommages et poèmes originaux. Les auteurs sont Christophe dauphin bien entendu et Henri Rode, mais Guy Chambelland participe lui aussi à « C’est contre la mort que j’écris ! », choix de poèmes de celui qui aurait été centenaire cette année. A noter que Dauphin récidive en présentant l’Américain Yusef Komunyakaa. Le tout à l’occasion peut-être, puisque le titre semble faire référence au tragique de la mort, du communiqué de la rédaction des HSE intitulé « A Charlie et aux autres » et à tous les drames affreux de notre époque entièrement déboussolée où nos jeunes risquent d’avoir des avenirs épouvantables avant que l’humanité se ressaisisse et redevienne humaine. »

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°275, juillet 2015, La Hulpe, Belgique).

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"Comme d'habitude, c'est une copieuse livraison que ce n° 39 : 302 pages très précisément. Elle est dédiée (actualité oblige car elle est datée du premier semestre 2015) aux journalistes de Charlie hebdo assassinés en janvier de la même année et aux autres victimes…

Elle s'ouvre sur la publication du discours d'Yves Bonnefoy lors de la remise du prix que lui a décerné la Foire Internationale du Livre de Guadalajara au Mexique (en 2013). L'idée maîtresse de ce discours est la relation dialectique entre la langue conceptuelle (en usage dans les techniques et les sciences, même sociales) et la langue sensible (en usage dans la littérature et, plus particulièrement, dans la poésie)… Ainsi, nous dit Bonnefoy, le mot arbre ne renvoie pas seulement à la figure proposée par le dictionnaire mais aussi à un arbre unique, avec ses branches, ses feuilles et qui a pris racine en un endroit précis d'un territoire particulier…

Puis suit un dossier consacré à deux poètes, Lucien Becker et Claude Vigée. À chaque fois, une présentation (par  Christophe Dauphin pour le premier, par Paul Farellier pour le second) suivie de poèmes. Les poèmes choisis de Lucien Becker (extraits de recueils parus de 1945 à 1961) laissent paraître une poésie très sage quant à la forme (utilisation d'un vers libre très proche de l'alexandrin mais qui y succombe à l'occasion, regroupements fréquents des vers en quatrains, poèmes de quatre, et très rarement de cinq ou six, strophes…). Mais le poème chante un monde campagnard voire agricole aujourd'hui disparu… Puis, il se fait l'expression d'une pensée où l'amour charnel de la femme est très présent. Mais une voix comme fêlée se fait entendre : "l'homme meurt en cherchant un  peu d'air", "la liberté est encore plus belle que l'amour" quand l'homme ne va pas vers la mort qui est inéluctable. De Claude Vigée (qui est excellemment présenté par Paul Farellier), je ne dirai pas grand-chose car je suis totalement étranger à la culture biblique ou hébraïque. Ont cependant retenu mon attention : son poème "Le chant de ma vingtième année" (mais qui appartient à la préhistoire du poète), la nostalgie si fréquente dans ses poèmes, cette peinture de "l'exil" et cette affirmation implicite que la langue sensible est préférable à  l'autonomie du signifiant…  Mais un vers me hante particulièrement, sans doute pour des raisons différentes de celles qui l'ont poussé à l'écrire : "un matin fleurira pour les humiliés de la terre"...

Le dossier central est consacré à Alain Borne. N'en déplaise à certains, j'ai découvert ce poète par Aragon qui écrivit en août-septembre 1941 son poème "Pour un Chant national" que je ne lus que beaucoup plus tard, vers 1964 sans doute, en étudiant LesYeux d'Elsa paru en 1942… Christophe Dauphin signe un essai d'une bonne trentaine de pages. Il s'y fait le thuriféraire de Benjamin Péret, se réfugie sous l'aile tutélaire de Jean Rousselot pour mieux attaquer Aragon. Ce qui ne l'empêche pas, quelques paragraphes plus loin, de citer Alain Borne qui reconnaît à La Rose et le Réséda (d'Aragon) et à Liberté (de Paul Éluard) d'avoir eu une efficacité certaine sur la conscience populaire. C'est que la Poésie n'existe pas, mais qu'il existe différents types de poésie : le véritable clivage est entre la mauvaise poésie et la bonne, non entre l'alexandrin et le vers libre, non entre la prose et le vers, non entre la poésie pure et la poésie didactique, etc ! Aragon, lui-même, ne s'écriait-il pas en 1959 "Je ne me laisse pas cantonner à une forme, puisque en aucun cas, je ne considère la forme comme une fin, mais comme un moyen, et que ce qui m'importe c'est de donner portée à ce que je dis, en tenant compte des variations qui interviennent dans les facultés de ceux à qui je m'adresse…" Non que je veuille absolument défendre la Poésie  nationale et ses suiveurs… Reste, nous dit Dauphin, que Borne est un poète majeur de l'amour ; citant ce dernier, il ajoute : "L'amour, la vie, la mort. Rien en dehors de cela…"  Le témoignage d'Henri Rode qui suit est composé de deux textes, l'un de 1972, le second de 1995. Ce qu'il faut retenir de cette double approche , c'est le portrait d'Alain Borne en El Desdichado… C'est un  portrait plein de sensibilité, éclairant, attachant, voire fascinant. Il faut remercier Les Hommes sans épaules d'avoir exhumé ces deux textes… Vient ensuite un choix de poèmes d'une quarantaine de pages qui permet de mieux connaître Alain Borne…

Deux autres dossiers (présentation et poèmes) sont consacrés à Yusef Komanyakaa et à Jean Pérol. Le premier est un poète new-yorkais né en 1947 qui a connu le racisme propre aux USA et été engagé dans la guerre du Viet-Nam Ses poèmes en portent la marque. On peut lire dans la présentation, en contrepoint du témoignage qu'il apporte sur la guerre du Viet-Nam, quelques mots sur la rareté ici des poèmes parlant de la guerre d'Algérie : c'est oublier, qu'en 1960, Action Poétique faisait paraitre son n° 12 (qui fut saisi mais réédité en janvier 1962) regroupant plus de 40 poètes autour de la guerre d'Algérie, dont Frank Venaille et Guy Bellay ; c'est oublier Gérard Cléry et quelques autres. On ne présente plus Jean Pérol mais on apprend qu'à la demande d'Aragon il réalisa, pendant la vingtaine d'années qu'il passa au Japon, une série d'entretiens avec les plus grands écrivains de ce pays... Ses poèmes, marqués par l'urgence et l'indignation, ne convainquent pas totalement car l'histoire ne comble jamais les creux, elle ne fait que les accentuer : c'est le pouvoir de la poésie de changer le monde pour de bon qui est posé… Mais me touche Pérol quand il dit la proximité de la mort comme dans "Où demain ne vient plus", la solitude et le mauvais côté de l'humanité comme dans "Laissé". Pour dire vite, très vite… Le reste de la livraison est occupée par diverses présentations, par des notes de lecture très variées et par des poèmes…

Si Les Hommes sans épaules font une très large place à leurs proches (mais pas exclusivement), c'est que la revue est l'organe d'expression d'une certaine conception de la poésie. Il faut le savoir pour ne pas être déçu de ne pas y trouver ce qui était attendu. Mais n'en est-il pas de même pour toutes les revues de poésie ? Aussi faut-il lire Les Hommes sans épaules dès lors que l'on veut avoir une vision complète (ou la plus complète possible) de la poésie qui s'écrit ici et aujourd'hui…"

Lucien WASSELIN (cf. "Revue des revues" in recoursaupoeme.fr, février 2016).